DEMOKOS
Puis-je enfin réclamer un peu de silence, Pâris ?... Abnéos, et toi, Géomètre, et vous, mes amis, si je vous ai convoqués ici avant l’heure, c’est pour tenir notre premier conseil. Et c’est de bon augure que ce premier conseil de guerre ne soit pas celui des généraux, mais celui des intellectuels? Car il ne suffit pas, à la guerre, de fourbir des armes à nos soldats. Il est indispensable de porter au comble leur enthousiasme. L’ivresse physique, que leurs chefs obtiendront à l’instant de l’assaut par un vin à la résine vigoureusement placé, restera vis-à-vis des Grecs inefficiente, si elle ne se double de l’ivresse morale que nous, les poètes, allons leur verser. Puisque l’âge nous éloigne du combat, servons du moins à le rendre sans merci. Je vois que tu as des idées là-dessus, Abnéos, et je te donne la parole.
ABNÉOS
Oui. Il nous faut un chant de guerre.
DEMOKOS
Très juste. La guerre exige un chant de guerre.
PÂRIS
Nous nous en sommes passé jusqu’ici.
HÉCUBE
Elle chante assez fort elle-même...
ABNÉOS
Nous nous en sommes passés, parce que nous n’avons jamis combattu que des barbares. C’était de la chasse. Le cor suffisait. Avec les Grecs, nous entrons dans un domaine de guerre autrement relevé.
DEMOKOS
Très exact, Abnéos. Ils ne se battent pas avec tout le monde.
PÂRIS
Nous avons déjà un chant national.
ABNÉOS
Oui. Mais c’est un chant de paix.
PÂRIS
Il suffit de chanter un chant de paix avec grimace et gesticulation pour qu’il devienne un chant de guerre... Quelles sont les paroles du nôtre ?
ABNÉOS
Tu le sais bien. Anodines. — C’est nous qui fauchons les moissons, qui pressons le sang de la vigne !
DEMOKOS
C’est tout au plus un chant de guerre contre les céréales. Vous n’effrayez pas les Spartiates en menaçant le blé noir.
PÂRIS
Chante-le avec un javelot à la main et un mort à tes pieds, et tu verras.
HÉCUBE
Il y a le mot sang, c’est toujours cela.
PÂRIS
Le mot moisson aussi. La guerre l’aime assez.
ABNÉOS
Pourquoi discuter, puisque Demokos peut nous en livrer un tout neuf dans les deux heures.
DEMOKOS
Deux heures, c’est un peu court.
HÉCUBE
N’aie aucune crainte, c’est plus qu’il ne te faut ! Et après le chant ce sera l’hymne, et après l’hymne la cantate. Dès que la guerre est déclarée, impossible de tenir les poètes. La rime, c’est encore le meilleur tambour.
DEMOKOS
Et le plus utile, Hécube, tu ne crois pas si bien dire. Je la connais la guerre. Tant qu’elle n’est pas là, tant que les portes sont fermées, libre à chacun de l’insulter et de la honnir. Elle dédaigne les affronts du temps de paix. Mais, dès qu’elle est présente, son orgueil est à vif, on ne gagne pas sa faveur, on ne la gagne, que si on la complimente et la caresse. C’est alors la mission de ceux qui savent parler et écrire, de louer la guerre, de l’aduler à chaque heure du jour, de la flatter sans arrêt aux places claires ou équivoques de son énorme corps, sinon on se l’aliène. Voyez les officiers : braves devant l’ennemi, lâches devant la guerre, c’est la devise des vrais généraux.
La guerre de Troie n’aura pas lieu - Jean Giraudoux - Acte II - Scène 4 (extrait)
Jean Giraudoux (1882-1944) est une figure marquante de la littérature française du XXe siècle, non seulement pour ses romans, mais aussi pour ses pièces de théâtre qui interrogent les grands enjeux de son époque. Diplomate de carrière et pacifiste convaincu, il a écrit des œuvres qui critiquent la guerre, les idéologies nationalistes et la montée du fascisme. Parmi ses pièces les plus célèbres figurent La Guerre de Troie n'aura pas lieu (1935) et Électre (1937), où il revisite des mythes antiques tout en les adaptant aux préoccupations contemporaines. Il meurt en 1944, quelques mois avant la libération de la France.
Dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Giraudoux s’inspire de l’Iliade d’Homère pour dénoncer la folie de la guerre et les périls du nationalisme. L’extrait de la scène 4 de l’Acte II, que nous analysons ici, met en lumière une discussion stratégique entre les personnages de la pièce, dont Demokos, un poète, et Pâris, ainsi que Hécube et Abnéos. Ce passage montre les préparatifs intellectuels et poétiques de la guerre, soulignant l’importance de la manipulation des symboles et des émotions pour inciter à la violence.
Dans cet extrait, Demokos, un personnage clé, réunit les intellectuels de la cour de Troie pour discuter de la guerre à venir. Cependant, au lieu de se concentrer sur les aspects militaires ou tactiques, la discussion porte sur l’importance du "chant de guerre", suggérant ainsi que l’âme de la guerre réside dans la manière dont elle est narrée et célébrée.
Demokos affirme d’emblée l’importance de l’enthousiasme moral dans la guerre : "Il est indispensable de porter au comble leur enthousiasme." Il s’agit non seulement de préparer les soldats physiquement, mais aussi de les enivrer moralement, les amener à une sorte de transe collective. Ici, Giraudoux fait écho à l’idée que la guerre, bien que destructrice et absurde, est également alimentée par la glorification et la mythification qui en sont faites, notamment par la poésie et la musique. La guerre, selon Demokos, exige un chant qui "versera" l’ivresse morale aux soldats, un effet que la simple préparation physique ne saurait accomplir.
Le "chant de guerre" évoqué dans l’extrait prend plusieurs formes. Abnéos, un autre personnage, propose un chant "de guerre", distinct de celui "de paix" que Troie chante depuis des siècles. Cependant, Pâris rejette cette idée, suggérant que le chant de guerre pourrait simplement être une variation du chant national existant. Ce passage met en lumière l’ambivalence de la guerre : bien que la guerre soit une rupture violente avec la paix, elle est toujours présentée sous un masque de familiarité et de continuité. Le chant de guerre, qui pourrait théoriquement être un appel à l’action violente, n’est en fait qu’une prolongation de la culture pacifique et quotidienne du peuple.
Demokos, cependant, souligne que le chant de guerre doit se distinguer des chants de paix traditionnels, car il doit inciter à la violence. Il explique que "la guerre l’aime assez", en évoquant des termes comme "moisson" et "sang". Cependant, le sarcasme de Demokos suggère que ces mots peuvent être retournés et manipulés pour servir les objectifs de la guerre : en chantant ces mots, les poètes ont le pouvoir de les transformer en symboles de violence.
Ce qui distingue cet extrait, c’est le rôle donné aux intellectuels dans la préparation de la guerre. Demokos et Abnéos, loin de se contenter de discuter de la guerre en termes militaires, insistent sur le pouvoir des mots et des images. Pour Demokos, la guerre, une fois qu’elle est là, doit être caressée et idolâtrée. Il parle de la guerre comme d’une entité qui doit être flattée constamment : "On ne gagne pas sa faveur, on ne la gagne, que si on la complimente et la caresse." Cette idée met en lumière le paradoxe de la guerre : une fois déclenchée, elle ne peut plus être arrêtée par la raison. Elle doit être entretenue par une adulation constante, une glorification des horreurs qu’elle engendre.
Le passage souligne également la vision cynique de la guerre, avec la remarque finale de Demokos : "Voyez les officiers : braves devant l’ennemi, lâches devant la guerre." Cette phrase reflète le caractère opportuniste de ceux qui profitent de la guerre sans en porter le poids, ce qui critique indirectement les élites dirigeantes et militaires qui manipulent les masses sans jamais être confrontées aux conséquences directes de la guerre.
Cet extrait de La Guerre de Troie n’aura pas lieu met en évidence la manière dont la guerre est présentée comme une réalité façonnée par les mots, les chants et la poésie. Giraudoux dénonce ici la manière dont les élites, qu’elles soient politiques, militaires ou intellectuelles, manipulent la perception de la guerre pour en faire une nécessité ou une gloire. Le texte suggère que la guerre ne survient pas seulement par des conflits militaires, mais aussi par une transformation culturelle et symbolique qui la rend acceptable, voire désirable. La manipulation des symboles et des émotions humaines est, dans cet extrait, la clé pour comprendre comment la guerre se déclenche et se nourrit. Giraudoux, en s’appuyant sur l'Iliade, interroge ainsi la responsabilité de ceux qui, par leurs discours, créent et entretiennent les conflits, tout en mettant en lumière la tragédie inévitable de ces choix.