les chasseurs.
« C’est une singulière destinée, mon cher fils, que celle qui nous réunit. Je vois en toi l’homme civilisé qui s’est fait sauvage ; tu vois en moi l’homme sauvage que le Grand Esprit (j’ignore pour quel dessein) a voulu civiliser. Entrés l’un et l’autre dans la carrière de la vie par les deux bouts opposés, tu es venu te reposer à ma place, et j’ai été m’asseoir à la tienne : ainsi nous avons dû avoir des objets une vue totalement différente. Qui, de toi ou de moi, a le plus gagné ou le plus perdu à ce changement de position ? C’est ce que savent les Génies, dont le moins savant a plus de sagesse que tous les hommes ensemble.
« À la prochaine lune des fleurs[4], il y aura sept fois dix neiges, et trois neiges de plus[5], que ma mère me mit au monde sur les bords du Meschacebé. Les Espagnols s’étaient depuis peu établis dans la baie de Pensacola, mais aucun blanc n’habitait encore la Louisiane. Je comptais à peine dix-sept chutes de feuilles lorsque je marchai avec mon père, le guerrier Outalissi, contre les Muscogulges, nation puissante des Florides. Nous nous joignîmes aux Espagnols, nos alliés, et le combat se donna sur une des branches de la Maubile. Areskoui[6] et les Manitous ne nous furent pas favorables. Les ennemis triomphèrent ; mon père perdit la vie ; je fus blessé deux fois en le défendant. Oh ! que ne descendis-je alors dans le pays des âmes[7] ! j’aurais évité les malheurs qui m’attendaient sur la terre. Les Esprits en ordonnèrent autrement : je fus entraîné par les fuyards à Saint-Augustin.
« Dans cette ville, nouvellement bâtie par les Espagnols, je courais le risque d’être enlevé pour les mines de Mexico, lorsqu’un vieux Castillan, nommé Lopez, touché de ma jeunesse et de ma simplicité, m’offrit un asile et me présenta à une sœur avec laquelle il vivait sans épouse.
« Tous les deux prirent pour moi les sentiments les plus tendres. On m’éleva avec beaucoup de soin ; on me donna toutes sortes de maîtres. Mais, après avoir passé trente lunes à Saint-Augustin, je fus saisi du dégoût de la vie des cités. Je dépérissais à vue d’œil : tantôt je demeurais immobile pendant des heures, à contempler la cime des lointaines forêts ; tantôt on me trouvait assis au bord d’un fleuve, que je regardais tristement couler. Je me peignais les bois à travers lesquels cette onde avait passé, et mon âme était tout entière à la solitude.
« Ne pouvant plus résister à l’envie de retourner au désert, un matin je me présentai à Lopez, vêtu de mes habits de sauvage, tenant d’une main mon arc et mes flèches et de l’autre mes vêtements européens. Je les remis à mon généreux protecteur, aux pieds duquel je tombai en versant des torrents de larmes. Je me donnai des noms odieux ; je m’accusai d’ingratitude : « Mais enfin, lui dis-je, ô mon père ! tu le vois toi-même : je meurs si je ne reprends la vie de l’Indien. »
« Lopez, frappé d’étonnement, voulut me détourner de mon dessein. Il me représenta les dangers que j’allais courir, en m’exposant à tomber de nouveau entre les mains des Muscogulges. Mais, voyant que j’étais résolu à tout entreprendre, fondant en pleurs et me serrant dans ses bras : « Va, s’écria-t-il, enfant de la nature ! reprends cette indépendance de l’homme, que Lopez ne te veut point ravir. Si j’étais plus jeune moi-même, je t’accompagnerais au désert (où j’ai aussi de doux souvenirs !), et je te remettrais dans les bras de ta mère. Quand tu seras dans tes forêts, songe quelquefois à ce vieil Espagnol qui te donna l’hospitalité, et rappelle-toi, pour te porter à l’amour de tes semblables, que la première expérience que tu as faite du cœur humain a été tout en sa faveur. » Lopez finit par une prière au Dieu des chrétiens, dont j’avais refusé d’embrasser le culte, et nous nous quittâmes avec des sanglots.
« Je ne tardai pas à être puni de mon ingratitude. Mon inexpérience m’égara dans les bois, et je fus pris par un parti de Muscogulges et de Siminoles, comme Lopez me l’avait prédit. Je fus reconnu pour Natchez à mon vêtement et aux plumes qui ornaient ma tête. On m’enchaîna, mais légèrement, à cause de ma jeunesse. Simaghan, le chef de la troupe, voulut savoir mon nom ; je répondis : « Je m’appelle Chactas, fils d’Outalissi, fils de Miscou, qui ont enlevé plus de cent chevelures aux héros muscogulges. » Simaghan me dit : « Chactas, fils d’Outalissi, fils de Miscou, réjouis-toi : tu seras brûlé au grand village. » Je repartis : « Voilà qui va bien ; » et j’entonnai ma chanson de mort.
« Tout prisonnier que j’étais, je ne pouvais, durant les premiers jours, m’empêcher d’admirer mes ennemis. Le Muscogulge, et surtout son allié, le Siminole, respire la gaieté, l’amour, le contentement. Sa démarche est légère, son abord ouvert et serein. Il parle beaucoup et avec volubilité ; son langage est harmonieux et facile. L’âge même ne peut ravir aux Sachems cette simplicité joyeuse : comme les vieux oiseaux de nos bois, ils mêlent encore leurs vieilles chansons aux airs nouveaux de leur jeune postérité.
« Les femmes qui accompagnaient la troupe témoignaient pour ma jeunesse une pitié tendre et une curiosité aimable. Elles me questionnaient sur ma mère, sur les premiers jours de ma vie ; elles voulaient savoir si l’on suspendait mon berceau de mousse aux branches fleuries des érables, si les brises m’y balançaient auprès du nid des petits oiseaux. C’était ensuite mille autres questions sur l’état de mon cœur : elles me demandaient si j’avais vu une biche blanche dans mes songes et si les arbres de la vallée secrète m’avaient conseillé d’aimer. Je répondais avec naïveté aux mères, aux filles et aux épouses des hommes. Je leur disais : « Vous êtes les grâces du jour, et la nuit vous aime comme la rosée. L’homme sort de votre sein pour se suspendre à votre mamelle et à votre bouche ; vous savez des paroles magiques qui endorment toutes les douleurs. Voilà ce que m’a dit celle qui m’a mis au monde, et qui ne me reverra plus ! Elle m’a dit encore que les vierges étaient des fleurs mystérieuses, qu’on trouve dans les lieux solitaires. »
« Ces louanges faisaient beaucoup de plaisir aux femmes : elles me comblaient de toutes sortes de dons ; elles m’apportaient de la crème de noix, du sucre d’érable, de la sagamité[8], des jambons d’ours, des peaux de castors, des coquillages pour me parer et des mousses pour ma couche. Elles chantaient, elles riaient avec moi, et puis elles se prenaient à verser des larmes, en songeant que je serais brûlé.
Résumé
Ce texte raconte l'histoire de Chactas, un jeune Indien. Il a été élevé par un Espagnol nommé Lopez après avoir perdu son père dans une bataille. Lopez l'a éduqué avec amour, mais Chactas se sentait triste loin de sa vie dans la nature. Un jour, il décide de retourner vivre comme un Indien. Lopez, bien que triste, le laisse partir.
Mais Chactas est capturé par un autre groupe d'Indiens, les Muscogulges et les Siminoles. Ils veulent le brûler, mais en attendant, il admire leur mode de vie. Les femmes du groupe sont gentilles avec lui, lui posent des questions et lui offrent de la nourriture et des cadeaux. Elles pleurent aussi en pensant à son destin tragique.
Commentaire composé
François-René de Chateaubriand, immense figure du romantisme naissant, est un écrivain qui a donné à la littérature française ses lettres de noblesse dans l'exploration du sublime et du tragique. Son récit Atala, publié en 1801, s'inscrit dans une quête de l'ailleurs, où la nature majestueuse sert de toile de fond aux destins tourmentés. L'extrait étudié nous présente Chactas, un jeune Indien tiraillé entre deux mondes : celui des Européens qui l'ont recueilli et civilisé, et celui de ses ancêtres, auquel il aspire à retourner. Ce passage illustre à merveille le déchirement identitaire et l'opposition entre nature et civilisation. Nous analyserons cet extrait à travers trois axes : d'abord le tiraillement entre deux cultures, ensuite la fascination pour l'altérité, et enfin une réflexion sur la candeur des personnages, en la comparant à celle présente dans Candide de Voltaire.
I. Un héros entre deux mondes : le déchirement identitaire
Chactas est un personnage emblématique du débat qui traverse tout le XVIIIᵉ siècle : la confrontation entre la nature originelle et la civilisation européenne. Il est l'incarnation vivante du "bon sauvage" de Rousseau, mais aussi du désir d'émancipation face aux valeurs importées d'Occident. Cette dualité est brillamment illustrée par son dialogue avec Lopez : "Je vois en toi l'homme civilisé qui s'est fait sauvage ; tu vois en moi l'homme sauvage que le Grand Esprit [...] a voulu civiliser." La structure de cette phrase en chiasme reflète la symétrie de leur destin, tout en renforçant le parallélisme des trajectoires inversées.
Chactas n'est pourtant pas un simple enfant de la forêt. Il a été nourri par la culture européenne, élevé dans l'amour de Lopez et de sa sœur, et instruit par des "maîtres". Pourtant, il ressent un appel irrésistible de la nature : "Je me peignais les bois à travers lesquels cette onde avait passé, et mon âme était tout entière à la solitude." L'opposition entre la ville et la nature est soulignée par la syntaxe lyrique, où l'immobilité de Chactas contraste avec le mouvement de la rivière.
Cette lutte intime atteint son paroxysme lorsqu'il décide de partir : il pleure, "versant des torrents de larmes", ce qui exprime non seulement sa douleur, mais aussi la gravité de son choix. Lopez, en père adoptif aimant, lui rappelle les dangers qui l'attendent, ce qui préfigure le drame imminent de sa capture.
II. La fascination pour l'altérité : une peinture poétique des Indiens Muscogulges
Une fois capturé, Chactas ne laisse pas la peur éclipser son admiration pour ses ravisseurs. Loin d'être dépeints comme des sauvages brutaux, les Muscogulges apparaissent sous un jour fascinant : "Le Muscogulge, et surtout son allié, le Siminole, respire la gaieté, l'amour, le contentement." Cette accumulation d’éléments positifs crée une impression de peuple heureux, en harmonie avec la nature.
Les femmes de la tribu, en particulier, occupent une place singulière dans ce tableau. Elles expriment une "pitié tendre" pour le prisonnier et l'interrogent avec une curiosité teintée de poésie : "Elles voulaient savoir si l'on suspendait mon berceau de mousse aux branches fleuries des érables." Cette question, qui pourrait paraître anodine, inscrit l'enfance de Chactas dans un cadre idyllique et préfigure la vision romantique que Chateaubriand déploiera plus tard dans ses descriptions de la nature américaine.
L'utilisation de la métaphore pour décrire les femmes (« Vous êtes les grâces du jour, et la nuit vous aime comme la rosée. ») les élève au rang d'êtres quasi mystiques, symboles d'une féminité proche de la nature. Chactas, bien qu'enchaîné, est presque subjugué par cet univers.
III. Naïveté et désenchantement : un regard candide sur le destin
Dans cette peinture d'une innocence enchanteresse, Chateaubriand semble poser une question sous-jacente : la naïveté est-elle une protection contre la tragédie, ou au contraire, un voile fragile qui se déchire à la première épreuve ? Chactas, en s'élançant vers son destin avec une candeur quasi enfantine, rappelle à bien des égards le personnage de Candide chez Voltaire.
Comme Candide quittant le château de Thunder-ten-tronckh, Chactas pense trouver une vérité ailleurs. Pourtant, sa liberté rêvée se transforme rapidement en esclavage. L'ironie dramatique réside dans le fait qu'il est "légèrement enchaîné, à cause de sa jeunesse", ce qui révèle une forme de destin inéluctable : la jeunesse, pleine d'idéaux, est aussi celle qui ignore les dangers du monde.
Mais là où Candide apprend à force de souffrances que le monde est cruel, Chactas, lui, semble ne jamais perdre son admiration pour l'existence. Il demeure cet enfant de la forêt, dont l'âme est irrémédiablement attachée à un monde perdu.
Cet extrait d'Atala témoigne d'un Chateaubriand maître du contraste et du lyrisme. La tension entre nature et civilisation, entre liberté et destin, est sublimée par une écriture où la poésie s'entrelace avec le tragique. Loin d'un simple récit d'aventure, ce texte pose la question universelle du choix et de la quête d'identité. La plume de Chateaubriand, oscillant entre exaltation et mélancolie, fait de ce passage un émouvant chant du désenchantement.