DUBOIS - Point de bien ! votre bonne mine est un Pérou. Tournez-vous un peu, que je vous considère encore ; allons, Monsieur, vous vous moquez, il n'y a point de plus grand seigneur que vous à Paris : voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible ; il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l'appartement de Madame.
DORANTE - Quelle chimère !
DUBOIS - Oui, je le soutiens. Vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont sous la remise.
DORANTE - Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois.
DUBOIS - Ah ! vous en avez bien soixante, pour le moins.
DORANTE - Et tu me dis qu'elle est extrêmement raisonnable ?
DUBOIS - Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu'elle ne pourra se soutenir qu'en épousant ; vous m'en direz des nouvelles. Vous l'avez vue et vous l'aimez ?
DORANTE - Je J'aime avec passion. et c'est ce qui fait que je tremble !
DUBOIS - Oh ! vous m'impatientez avec vos terreurs : Oh que diantre ! un peu de confiance ; vous réussirez, vous dis-je. Je m'en charge, je le veux, je l'ai mis là ; nous sommes convenus de toutes nos actions ; toutes nos mesures sont prises ; je connais l'humeur de ma maîtresse, je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis, et on vous aimera, toute raisonnable qu'on est ; on vous épousera, toute fière qu'on est, et on vous enrichira, tout ruiné que vous êtes, entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l'amour parle, il est le maître, et il parlera : adieu ; je vous quitte ; j'entends quelqu'un, c'est peut-être Monsieur Remy ; nous voilà embarqués, poursuivons. (Il fait quelques pas, et revient.) A propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L'amour et moi, nous ferons le reste.
Marivaux - Les Fausses confidences - Acte I, scène 2 (extrait)
Dans Les Fausses Confidences de Marivaux, l’Acte I, scène 2 est une scène d’exposition essentielle. Elle met en lumière les rapports de force entre Dorante, un jeune homme noble mais peu sûr de lui, et son valet, Dubois, qui s’impose comme le véritable maître de l’intrigue. À travers un dialogue vif et stratégique, Dubois manipule son maître, tout en exposant son rôle de créateur de l’entreprise amoureuse. Ce dialogue permet de saisir la dynamique complexe entre les deux personnages et d’esquisser les thèmes du pouvoir, de l’amour et de la manipulation, qui traverseront toute la pièce.
I. L’opposition entre les deux personnages principaux
Dès le début de la scène, Marivaux met en scène un contraste frappant entre Dorante et Dubois, un contraste qui réside dans leurs caractères et leurs positions sociales. Dorante, bien que de condition noble, est vulnérable, hésitant et dépendant de son valet pour mener à bien son projet amoureux. Il est convaincu de la réussite de l’affaire, mais ses angoisses le paralysent : "Je l’aime avec passion, et c’est ce qui fait que je tremble !" Ce doute révèle son manque de confiance en lui et son incapacité à agir seul. À l’inverse, Dubois se montre maître de la situation. Fort de son expérience et de ses talents de manipulateur, il est totalement sûr de la réussite de l’entreprise amoureuse : "Il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l'appartement de Madame." Il utilise la flatterie et l’humour pour convaincre Dorante, tout en affirmant sa maîtrise de l’intrigue : "Nous sommes convenus de toutes nos actions." Cette scène marque donc une opposition nette entre le maître, dont la passion l’aveugle, et le valet, qui, avec un pragmatisme calculé, est prêt à exploiter cette passion pour arriver à ses fins.
II. La manipulation de Dubois et l’illusion de contrôle
Dubois est un stratège et un manipulateur habile. À travers ses paroles, il entraîne Dorante dans son plan, tout en renforçant son pouvoir sur lui. Dès l’instant où il parle de la fortune de la prétendue bien-aimée, Dubois renverse les doutes de Dorante : "Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois." L’ironie ici est que Dubois est capable de transformer les préoccupations de Dorante en atouts, comme lorsque Dubois assure que la femme se sentira obligée d’accepter la proposition de mariage : "Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu'elle ne pourra se soutenir qu'en épousant." Par cette argumentation, Dubois donne l’impression que l’amour et le mariage sont une nécessité irrésistible. Cependant, il faut voir dans ces paroles un jeu de manipulation, où il exploitera les faiblesses de Dorante, mais aussi celles de la prétendante. Le valet se fait ainsi l’architecte d’un projet qui semble inéluctable, tout en dissimulant l’artifice de son raisonnement.
III. Les thèmes de l’amour, de l’ambition et de la manipulation
Le dialogue entre Dorante et Dubois expose également les thèmes centraux de la pièce : l’amour et la manipulation sociale. Si l’amour de Dorante pour la jeune femme semble sincère, il est néanmoins teinté de peur et de doute, ce qui le rend vulnérable aux manipulations de son valet. Dubois, de son côté, use d’une forme de cynisme en considérant l’amour comme un moyen d’atteindre des fins sociales et matérielles : "Il faudra que tout se rende. Quand l'amour parle, il est le maître." À travers cette phrase, Marivaux souligne l’ironie du jeu amoureux, où l’amour est aussi un instrument de pouvoir, manipulé et dirigé par ceux qui savent l’exploiter. L’ambition sociale, liée à la fortune et au statut, est ainsi omniprésente dans les calculs de Dubois. Ce dernier n’hésite pas à mêler l’amour et l’intérêt personnel, en affirmant que l’enrichissement de Dorante est possible grâce à sa propre intervention.
La scène 2 de l’Acte I de Les Fausses Confidences illustre la dynamique complexe qui se développe entre Dorante et Dubois. Tandis que Dorante se trouve dominé par son valet, il se révèle aussi le moteur de l’intrigue amoureuse. Par un dialogue rythmé et percutant, Marivaux met en évidence l’opposition entre un maître passionné mais paralysé par ses craintes et un valet manipulateur, sûr de lui et de la réussite du plan. Cette scène marque le début de l’intrigue amoureuse, où l’amour, la manipulation et l’ambition se mêlent pour créer une tension dramatique et comique qui animera toute la pièce.