à Jean sève
à Bacharach il y avait une sorcière blonde
Qui laissait mourir d'amour tous les hommes à la ronde
Devant son tribunal l'évêque la fit citer
D'avance il l'absolvit à cause de sa beauté
Ô belle Loreley aux yeux pleins de pierreries
De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie
Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits
Ceux qui m'ont regardée évêque en ont péri
Mes yeux ce sont des flammes et non des pierreries
Jetez jetez aux flammes cette sorcellerie
Je flambe dans ces flammes ô belle Loreley
Qu'un autre te condamne tu m'as ensorcelé
Evêque vous riez Priez plutôt pour moi la Vierge
Faites-moi donc mourir et que Dieu vous protège
Mon amant est parti pour un pays lointain
Faites-moi donc mourir puisque je n'aime rien
Mon cœur me fait si mal il faut bien que je meure
Si je me regardais il faudrait que j'en meure
Mon cœur me fait si mal depuis qu'il n'est plus là
Mon cœur me fit si mal du jour où il s'en alla
L'évêque fit venir trois chevaliers avec leurs lances
Menez jusqu'au couvent cette femme en démence
Vat-en Lore en folie va Lore aux yeux tremblant
Tu seras une nonne vêtue de noir et blanc
Puis ils s'en allèrent sur la route tous les quatre
La Loreley les implorait et ses yeux brillaient comme des astres
Chevaliers laissez-moi monter sur ce rocher si haut
Pour voir une fois encore mon beau château
Pour me mirer une fois encore dans le fleuve
Puis j'irai au couvent des vierges et des veuves
Là haut le vent tordait ses cheveux déroulés
Les chevaliers criaient Loreley Loreley
Tout là bas sur le Rhin s'en vient une nacelle
Et mon amant s'y tient il m'a vue il m'appelle
Mon cœur devient si doux c'est mon amant qui vient
Elle se penche alors et tombe dans le Rhin
Pour avoir vu dans l'eau la belle Loreley
Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil
Guillaume Apollinaire (1880 - 1918), Alcools
La Loreley est l'un des poèmes emblématiques du recueil Alcools de Guillaume Apollinaire, publié en 1904. Ce poème revisite une légende ancienne de la région de Bacharach, au bord du Rhin, selon laquelle une femme mystérieuse, la Loreley, ensorcelait les marins avec sa beauté, les poussant ainsi à s'écraser contre les rochers. Apollinaire, en évoquant ce mythe, place l'amour dans un contexte tragique et mystique, où la beauté féminine devient un vecteur de mort. Le poème est constitué de 19 distiques et illustre la dualité de l'amour : à la fois envoûtant et destructeur, il conduit la victime à sa perte. À travers ce texte, Apollinaire explore les thèmes de la passion, de la mort et du destin inéluctable, caractéristiques de son style symboliste et moderniste.
Le poème s'ouvre sur la présentation de la Loreley, une « sorcière blonde » qui exerce une séduction fatale sur les hommes. Apollinaire la dépeint comme une figure mythologique, capable de tuer par l'amour, une femme dont l'emprise est fatale : « Qui laissait mourir d'amour tous les hommes à la ronde ». Cette première image place immédiatement le lecteur dans un univers où la beauté féminine est synonyme de pouvoir maléfique. L'évêque, en la citant devant son tribunal, exprime une contradiction : il l'absolve à cause de sa beauté, comme si la magnificence de la Loreley justifiait ses actes destructeurs. Cette ambivalence entre beauté et malheur est au cœur du poème, où l'amour apparaît non seulement comme une force irrésistible mais aussi comme une malédiction.
Le regard de Loreley, comparé à des flammes, renforce cette idée de séduction destructive. Elle reconnaît que son pouvoir provient de ses yeux, qui sont « des flammes et non des pierreries », et ces flammes sont précisément ce qui entraîne la perte des hommes. Ainsi, son regard devient une métaphore de l’amour dévastateur, capable d'embraser les cœurs et d'entraîner à la mort.
Dans la suite du poème, Loreley exprime un profond désespoir amoureux. Elle est lasse de vivre et son cœur est « si mal » depuis que son amant est parti. La souffrance qu’elle ressent est décuplée par son incapacité à aimer après son départ. La douleur de l’absence se transforme en une forme de torture intérieure qui semble la condamner à une fin tragique. À plusieurs reprises, elle mentionne l’idée de la mort : « Faites-moi donc mourir et que Dieu vous protège », une invocation désespérée qui souligne sa souffrance insupportable. Elle souhaite mourir pour échapper à la douleur de l’absence et à son amour déçu.
Cette quête de la mort semble être le seul moyen pour Loreley de mettre fin à son tourment. Le poème explore ainsi la relation entre l’amour et la souffrance, où l’amour ne se contente pas de ravir l'âme, mais détruit le corps, menant à une fin inéluctable. Cette idée de la souffrance amoureuse qui conduit à la mort est renforcée par l’image de Loreley qui se jette dans le Rhin, à la fois pour retrouver son amour et pour échapper à sa douleur.
L’arrivée des chevaliers et leur tentative de mener Loreley au couvent marquent un tournant dans l’histoire. Ils veulent la soumettre à la volonté de l’Église, la forcer à se soumettre à une vie de renoncement et de pénitence. Mais Loreley, dans un dernier sursaut, implore de monter sur le rocher pour voir une dernière fois son château, le fleuve, et son amant. Ce moment de tension symbolise son dernier désir de liberté, un désir de s’échapper de l’ordre imposé par les chevaliers et de se réconcilier avec son passé. Mais son destin est scellé : elle se penche pour regarder son reflet dans l'eau, et c’est là qu’elle tombe dans le Rhin. Cette chute est symbolique d’une fin tragique inévitable.
L’image de la chute dans le Rhin, après avoir vu son reflet et son amant, est une métaphore de la perte totale, où la quête de l'amour se transforme en auto-destruction. Ce geste final, empli de désespoir, illustre l'impossibilité pour Loreley de se libérer de son destin. Son amour, comme son reflet dans l'eau, est une illusion qui ne peut que la mener à la mort.
La fin du poème laisse le lecteur avec l’image tragique de Loreley disparue dans les eaux du Rhin, son corps mêlé aux eaux sombres du fleuve, ses yeux « couleur du Rhin » et ses « cheveux de soleil ». Cette fusion avec la nature et le fleuve souligne la disparition de l’individualité de Loreley dans un monde plus vaste, où elle devient une figure mythologique, une légende intemporelle. La beauté de Loreley, sa séduction et sa mort sont ainsi entrelacées dans une même image poétique, suggérant que la beauté peut être à la fois sublime et destructrice.
La Loreley est un poème riche en symboles où Apollinaire mêle amour, mort et destin. À travers la figure de Loreley, le poète nous invite à réfléchir sur la puissance fatale de l'amour, capable de conduire à la destruction. Ce poème se distingue par sa force émotionnelle, sa tension entre le désir et la souffrance, et sa représentation de l’amour comme une force irrépressible mais aussi tragique. Apollinaire, à travers la réécriture de ce mythe, nous confronte à l'idée que l'amour, dans sa beauté et sa cruauté, est à la fois un poison et une source de souffrance infinie, une dualité qui habite l’œuvre dans son ensemble.