ARAMINTE, DUBOIS
DUBOIS - Enfin, Madame, à ce que je vois, vous en voilà délivrée. Qu'il devienne tout ce qu'il voudra à présent, tout le monde a été témoin de sa folie, et vous n'avez plus rien à craindre de sa douleur ; il ne dit mot. Au reste, je viens seulement de le rencontrer plus mort que vif, qui traversait la galerie pour aller chez lui. Vous auriez trop ri de le voir soupirer ; il m'a pourtant fait pitié : je l'ai vu si défait, si pâle et si triste, que j'ai eu peur qu'il ne se trouve mal.
ARAMINTE, qui ne l'a pas regardé jusque-là, et qui a toujours rêvé, dit d'un ton haut. - Mais qu'on aille donc voir : quelqu'un l'a-t-il suivi ? que ne le secouriez-vous ? faut-il le tuer, cet homme ?
DUBOIS - J'y ai pourvu, Madame ; j'ai appelé Arlequin, qui ne le quittera pas, et je crois d'ailleurs qu'il n'arrivera rien ; voilà qui est fini. Je ne suis venu que pour dire une chose ; c'est que je pense qu'il demandera à vous parler, et je ne conseille pas à Madame de le voir davantage ; ce n'est pas la peine.
ARAMINTE, sèchement - Ne vous embarrassez pas, ce sont mes affaires.
DUBOIS - En un mot, vous en êtes quitte, et cela par le moyen de cette lettre qu'on vous a lue et que Mademoiselle Marton a tirée d'Arlequin par mon avis ; je me suis douté qu'elle pourrait vous être utile, et c'est une excellente idée que j'ai eue là, n'est-ce pas, Madame ?
ARAMINTE, froidement - Quoi ! c'est à vous que j'ai l'obligation de la scène qui vient de se passer ?
DUBOIS, librement - Oui, Madame.
ARAMINTE - Méchant valet ! ne vous présentez plus devant moi.
DUBOIS, comme étonné - Hélas ! Madame, j'ai cru bien faire.
ARAMINTE - Allez, malheureux ! il fallait m'obéir ; je vous avais dit de ne plus vous en mêler ; vous m'avez jetée dans tous les désagréments que je voulais éviter. C'est vous qui avez répandu tous les soupçons qu'on a eus sur son compte, et ce n'est pas par attachement pour moi que vous m'avez appris qu'il m'aimait ; ce n'est que par le plaisir de faire du mal. Il m'importait peu d'en être instruite, c'est un amour que je n'aurais jamais su, et je le trouve bien malheureux d'avoir eu affaire à vous, lui qui a été votre maître, qui vous affectionnait, qui vous a bien traité, qui vient, tout récemment encore, de vous prier à genoux de lui garder le secret. Vous l'assassinez, vous me trahissez moi-même. Il faut que vous soyez capable de tout, que je ne vous voie jamais, et point de réplique.
DUBOIS s'en va en riant - Allons, voilà qui est parfait.
Marivaux - Les Fausses confidences - Acte III, scène 9
Dans la scène 9 de l'Acte III de Les Fausses Confidences de Marivaux, le dénouement de la pièce approche à grands pas. Cette scène met en lumière le dilemme d'Araminte : doit-elle céder à ses sentiments pour Dorante ou le repousser en raison des conventions sociales qui lui dictent son comportement ? D'un côté, Araminte, maîtresse fragile, se trouve dans un état émotionnel complexe, tiraillée entre son amour naissant pour Dorante et son statut social. De l'autre, Dubois, le valet manipulateur et dominateur, cherche à donner le coup de grâce en manipulant les événements à son avantage. Il joue un rôle déterminant dans l’influence qu'il exerce sur Araminte, accentuant sa vulnérabilité tout en servant les intérêts de Dorante.
I. Le dilemme d’Araminte : entre amour et conventions sociales
Araminte se trouve à un tournant décisif dans la pièce. Alors qu’elle semble avoir pris conscience des sentiments de Dorante, elle lutte contre les pressions sociales qui l’empêchent de suivre son cœur. Elle exprime une colère à l’encontre de Dubois, qui a révélé l’amour de Dorante de manière directe et brutale, mais elle ne peut ignorer les émotions qui la traversent. Son ton froid et distant dans sa réponse à Dubois, "Quoi ! c'est à vous que j'ai l'obligation de la scène qui vient de se passer ?", montre sa lutte intérieure. Elle est en proie à un conflit entre ses désirs personnels et les attentes sociales qui l’enserrent.
II. L’ingérence de Dubois : manipulateur et dominateur
Dubois, fidèle à son rôle de maître des intrigues, agit une fois de plus comme le stratège impitoyable. Sa manière de décrire Dorante comme étant "plus mort que vif" et "défait, pâle et triste" est une tentative évidente de susciter chez Araminte une forme de culpabilité. En insistant sur l’état lamentable de Dorante, il cherche à manipuler les émotions d'Araminte pour l’inciter à agir. Pourtant, derrière cette apparente compassion, Dubois poursuit son objectif : faire en sorte que Dorante obtienne ce qu’il veut, en exploitant la faiblesse émotionnelle d’Araminte.
Dans cette scène, Dubois réussit à jouer sur plusieurs registres : il prétend avoir agi pour le bien d’Araminte, mais en réalité, il ne fait que poursuivre ses propres objectifs. Son commentaire sur la lettre d'Arlequin, "c'est une excellente idée que j'ai eue là, n'est-ce pas, Madame ?", souligne sa conviction d’avoir tout orchestré à la perfection. L’ironie de la situation est évidente lorsque, malgré le mécontentement d’Araminte, Dubois persiste dans son attitude décontractée, allant même jusqu’à rire en quittant la scène.
III. Le rejet d’Araminte et l’accusation de trahison
Lorsque Dubois révèle qu’il a été à l’origine de la scène et des informations sur l’amour de Dorante, Araminte réagit vivement. Elle le traite de "méchant valet", l’accusant de l’avoir poussée dans une situation qu’elle voulait éviter. Sa colère est fondée non seulement sur le fait que Dubois ait manipulé les événements, mais aussi sur le fait qu’il a trahi la confiance de Dorante, son "maître" qui l’avait pourtant traité avec bienveillance. L’ironie tragique réside dans le fait que Dubois, sous prétexte d’aider, a finalement causé du tort à la fois à Araminte et à Dorante.
Araminte se sent trahie par Dubois et exprime son désir de ne plus jamais le revoir : "Il faut que vous soyez capable de tout, que je ne vous voie jamais, et point de réplique." Cette réplique témoigne de la rupture définitive entre les deux personnages et marque la fin du rôle que Dubois avait joué en manipulant les événements. Araminte réalise que l’intervention de Dubois a exacerbé sa situation et l’a plongée dans un tourbillon d’incertitudes et de souffrances émotionnelles.
IV. L’échec de la manipulation de Dubois
Le rire final de Dubois, "Allons, voilà qui est parfait", symbolise l’échec apparent de sa manipulation. Bien que Dubois ait réussi à perturber l’équilibre émotionnel d’Araminte, il ne parvient pas à obtenir l’adhésion qu’il espérait. Au contraire, Araminte rejette son intervention, affirmant son indépendance face à la manipulation qu’il a exercée sur elle. Ce moment marque une forme de résistance de la part d’Araminte et une prise de conscience de son pouvoir face aux manigances de Dubois. Le valet, malgré sa stratégie de manipulation, se voit rejeté et acculé par l’intrigue qu’il a lui-même mise en place.
La scène 9 de l'Acte III de Les Fausses Confidences est cruciale dans le dénouement de la pièce, car elle expose la lutte intérieure d’Araminte entre ses désirs personnels et les contraintes sociales. La manipulation de Dubois atteint son apogée, mais son échec à obtenir une réaction positive d'Araminte révèle les limites de son pouvoir. Cette scène, par sa tension dramatique et son retournement de situation, montre que, malgré les intrigues et les stratagèmes, l’individu reste maître de son destin et de ses sentiments.