Mais, tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts, avait été la réalisation plus ou moins complète d'un rêve né de la vue d'un visage ou d'un corps que Swann avait, spontanément, sans s'y efforcer, trouvés charmants, en revanche, quand un jour au théâtre il fut présenté à Odette de Crécy par un de ses amis d'autrefois, qui lui avait parlé d'elle comme d'une femme ravissante avec qui il pourrait peut-être arriver à quelque chose, mais en la lui donnant pour plus difficile qu'elle n'était en réalité afin de paraître lui-même avoir fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaître, elle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d'un genre de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une sorte de répulsion physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont l'opposé du type que nos sens réclament. Pour lui plaire elle avait un profil trop accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux, mais si grands qu'ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de son visage et lui donnaient toujours l'air d'avoir mauvaise mine ou d'être de mauvaise humeur. Quelque temps après cette présentation au théâtre, elle lui avait écrit pour lui demander à voir ses collections qui l'intéressaient tant, « elle, ignorante qui avait le goût des jolies choses », disant qu'il lui semblait qu'elle le connaîtrait mieux, quand elle l'aurait vu dans « son home » où elle l'imaginait « si confortable avec son thé et ses livres », quoiqu'elle ne lui eût pas caché sa surprise qu'il habitât ce quartier qui devait être si triste et « qui était si peu smart pour lui qui l'était tant ». Et après qu'il l'eut laissée venir, en le quittant, elle lui avait dit son regret d'être restée si peu dans cette demeure où elle avait été heureuse de pénétrer, parlant de lui comme s'il avait été pour elle quelque chose de plus que les autres êtres qu'elle connaissait, et semblant établir entre leurs deux personnes une sorte de trait d'union romanesque qui l'avait fait sourire. Mais à l'âge déjà un peu désabusé dont approchait Swann, et où l'on sait se contenter d'être amoureux pour le plaisir de l'être sans trop exiger de réciprocité, ce rapprochement des cœurs, s'il n'est plus comme dans la première jeunesse le but vers lequel tend nécessairement l'amour, lui reste uni en revanche par une association d'idées si forte, qu'il peut en devenir la cause, s'il se présente avant lui. Autrefois on rêvait de posséder le cœur de la femme dont on était amoureux ; plus tard sentir qu'on possède le cœur d'une femme peut suffire à vous en rendre amoureux.
Un amour de Swann - Marcel Proust (1913)
Introduction
Marcel Proust, né en 1871, est l'un des écrivains les plus marquants de la littérature française du XXe siècle. Son œuvre monumentale À la recherche du temps perdu explore les thèmes du souvenir, du temps et de la perception humaine. Parmi les sept tomes qui composent cette œuvre, Un amour de Swann (1913) se distingue en offrant un regard sur l'amour sous un angle particulier : celui de l'infatuation et de la transformation progressive d'un sentiment au fil du temps. Ce roman décrit la rencontre entre Charles Swann, un homme du monde, et Odette de Crécy, une femme entretenue et d'une beauté particulière qui ne suscite initialement aucun désir chez Swann. Pourtant, cet amour, qui naît de manière banale, se transforme sous l’effet de l’imaginaire et des associations d’idées. Cette rencontre semble nous inviter à réfléchir sur la nature de l’amour : est-il un simple désir ou un phénomène plus complexe, construit par l’esprit et nourri de projections et de rêves ? Le passage où Swann décrit sa première rencontre avec Odette soulève ainsi des questions sur l’évolution des sentiments amoureux et la manière dont la perception de l'autre peut se transformer.
I. La rencontre déceptive : un amour qui naît dans l’indifférence
Lors de la première rencontre de Swann avec Odette, l’amour ne semble pas du tout être au rendez-vous. Swann décrit Odette de manière négative, notamment en soulignant que sa beauté ne correspond pas du tout à ses attentes. La description d’Odette ne suscite chez lui ni désir ni attraction, mais plutôt un certain dégoût, renforcé par les imperfections physiques qu’il perçoit chez elle. "Elle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d'un genre de beauté qui lui était indifférent" : cette phrase met en évidence le rejet initial de Swann. La beauté d’Odette, loin de le séduire, ne fait qu'évoquer pour lui une sorte d'irritation. Pourtant, ce rejet n’est pas définitif. Il s’agit d’une première impression, superficielle et teintée de préjugés, qui va progressivement se dissiper. Cette rencontre, qui paraît dénuée de tout potentiel amoureux, marque pourtant le début d'une transformation intime, où l’indifférence va peu à peu se muer en une fascination paradoxale. L'ironie réside dans le fait que l’amour de Swann naît de cette première répulsion, comme si le rejet initial était en réalité le terreau fertile d'une passion qui s’épanouira par la suite.
II. L'évolution du regard : un amour façonné par l’imaginaire
Ce qui semble initier la transformation du regard de Swann sur Odette est son imaginaire, sa capacité à attribuer à cette femme des qualités qu’il n’avait pas perçues au départ. Après leur rencontre, Odette fait preuve d’une curiosité et d’un intérêt pour les collections de Swann, et c'est par ces gestes inattendus qu’elle va commencer à séduire son esprit. Elle ne se contente pas de flatter son ego, mais commence à s’intéresser à ce qui lui est cher, à son monde intérieur. Cet acte de venir chez Swann, de le surprendre par son intérêt pour ses livres et son thé, modifie peu à peu la perception qu’il a d’elle. "Elle lui avait dit son regret d'être restée si peu dans cette demeure où elle avait été heureuse de pénétrer" : cette phrase souligne une forme d’intimité naissante, mais aussi un jeu de séduction où les gestes et les paroles sont imprégnés de l’imaginaire de Swann. Il commence à lui attribuer des significations profondes, qu’elle n’avait pas forcément intentionnellement suggérées. La représentation de l’autre devient alors un processus dynamique, où Swann crée un lien avec Odette, non pas sur la base d'une réalité concrète, mais à travers des projections nourries par son imaginaire. Ce phénomène est essentiel pour comprendre comment l’amour naît et se développe, non pas comme une réponse à une réalité extérieure, mais comme une construction mentale complexe.
III. L’amour comme processus de reconstruction : la quête du cœur de l’autre
L’amour que Swann éprouve pour Odette ne naît donc pas d'une évidence immédiate. Au contraire, il se construit peu à peu à travers une série d’associations d’idées et d’émotions qui se mélangent. Swann, dans un premier temps, ne cherche pas à posséder le cœur d’Odette, mais à s’approprier un sentiment qu’il peut lui-même créer. "Autrefois on rêvait de posséder le cœur de la femme dont on était amoureux ; plus tard sentir qu'on possède le cœur d'une femme peut suffire à vous en rendre amoureux." Cette citation illustre le changement dans la manière dont Swann conçoit l’amour. Plus jeune, il rêvait de conquérir le cœur de la femme aimée, mais à mesure qu’il vieillit et que son regard sur l’amour se transforme, il se rend compte que ce n’est plus l’amour réciproque qui compte, mais bien le sentiment d’avoir réussi à créer un lien affectif avec l’autre. L'amour devient ainsi un processus où le désir et l’attachement ne sont plus dictés par la beauté ou par une quelconque réciprocité, mais par un sentiment de possession de l’autre, ou plutôt d’une illusion de possession, créée par le cerveau de celui qui aime. Cet amour est donc façonné par la subjectivité, par les images et les rêves projetés sur l’autre, et non pas par un objet de désir tangible et immédiat.
Conclusion
À travers Un amour de Swann, Proust nous invite à repenser la nature de l’amour. Ce n’est pas simplement un sentiment spontané né d’une attraction physique ou d’une compatibilité émotionnelle, mais un processus complexe de reconstruction mentale. Swann, d’abord indifférent à Odette, va peu à peu, à travers ses perceptions et ses projections, transformer un rejet en une passion dévorante. Ce processus, où l’imaginaire joue un rôle central, montre que l’amour est autant une création de l’esprit qu’un phénomène dicté par des facteurs externes. L’amour, pour Proust, n’est donc pas une réalité objective, mais une interprétation subjective, façonnée par les émotions et les projections mentales de ceux qui le vivent. Un amour de Swann devient ainsi une réflexion profonde sur la manière dont les sentiments sont à la fois des illusions et des créations de l’esprit humain.