[...]
ÉGISTHE. – Et cette justice qui te fait brûler ta ville, condamner ta race, tu oses dire qu'elle est la justice des dieux ?
ÉLECTRE. – Je m'en garde. Dans ce pays qui est le mien on ne s'en remet pas aux dieux du soin de la justice. Les dieux ne sont que des artistes. Une belle lueur sur un incendie, un beau gazon sur un champ de bataille, voilà pour eux la justice. Un splendide repentir sur un crime, voilà le verdict que les dieux avaient rendu dans votre cas. Je ne l'accepte pas.
ÉGISTHE. – La justice d'Électre consiste à ressasser toute faute, à rendre tout acte irréparable ?
ÉLECTRE. – Oh non ! Il est des années où le gel est la justice pour les arbres, et d'autres l'injustice. Il est des forçats que l'on aime, des assassins que l'on caresse. Mais quand le crime porte atteinte à la dignité humaine, infeste un peuple, pourrit sa loyauté, il n'est pas de pardon.
ÉGISTHE. – Sais-tu même ce qu'est un peuple, Électre !
ÉLECTRE. – Quand vous voyez un immense visage emplir l'horizon et vous regarder bien en face, d'yeux intrépides et purs, c'est cela un peuple.
ÉGISTHE. – Tu parles en jeune fille, non en roi. C'est un immense corps à régir, à nourrir.
ÉLECTRE. – Je parle en femme. C'est un regard étincelant, à filtrer, à dorer. Mais il n'a qu'un phosphore, la vérité. C'est ce qu'il y a de si beau, quand vous pensez aux vrais peuples du monde, ces énormes prunelles de vérité.
ÉGISTHE. – Il est des vérités qui peuvent tuer un peuple, Électre.
ÉLECTRE. – Il est des regards de peuple mort qui pour toujours étincellent. Plût au Ciel que ce fût le sort d'Argos ! Mais, depuis la mort de mon père, depuis que le bonheur de notre ville est fondé sur l'injustice et le forfait, depuis que chacun, par lâcheté, s'y est fait le complice du meurtre et du mensonge, elle peut chanter, danser et vaincre, le ciel peut éclater sur elle, c'est une cave où les yeux sont inutiles. Les enfants qui naissent sucent le sein en aveugles.
ÉGISTHE. – Un scandale ne peut que l'achever.
ÉLECTRE. – C'est possible. Mais je ne veux plus voir ce regard terne et veule dans son œil.
ÉGISTHE. – Cela va coûter des milliers d'yeux glacés, de prunelles éteintes.
ÉLECTRE. – C'est le prix courant. Ce n'est pas trop cher.
ÉGISTHE. – Il me faut cette journée. Donne-la-moi. Ta vérité, si elle l'est, trouvera toujours le moyen d'éclater un jour mieux fait pour elle.
ÉLECTRE. – L'émeute est le jour fait pour elle.
ÉGISTHE. – Je t'en supplie. Attends demain.
ÉLECTRE. – Non. C'est aujourd'hui son jour. J'ai déjà trop vu de vérités se flétrir parce qu'elles ont tardé une seconde. Je les connais, les jeunes filles qui ont tardé une seconde à dire non à ce qui était laid, non à ce qui était vil, et qui n'ont plus su leur répondre ensuite que par oui et par oui. C'est là ce qui est si beau et si dur dans la vérité, elle est éternelle mais ce n'est qu'un éclair.
[...]
Electre - Jean Giraudoux
À la fin de l'année 1936, Jean Giraudoux écrit Électre, une réécriture moderne du mythe des Atrides. Représentée pour la première fois en 1937, la pièce propose une réflexion sur la justice, la vérité et le pouvoir. À travers cette œuvre, Giraudoux réactualise les thèmes de la vengeance et du destin en les confrontant aux réalités sociales et politiques de son époque. La scène 8 de l'Acte II, où Électre et Égisthe se livrent à une discussion intense, illustre l'antagonisme entre la quête de la vérité et les préoccupations pragmatiques du pouvoir.
La scène 8 met en lumière l'opposition entre Électre, qui incarne la vérité, et Égisthe, qui défend les exigences de la gouvernance. Électre, dans son désir de rétablir la justice, rejette la conception divine de la justice, qu'elle considère comme illusoire et artificielle : "Les dieux ne sont que des artistes. Une belle lueur sur un incendie, un beau gazon sur un champ de bataille, voilà pour eux la justice." Cette critique des dieux, comme simples spectateurs esthétiques de la souffrance humaine, marque un rejet du fatalisme divin et une volonté de rendre compte de la vérité humaine, si douloureuse soit-elle.
Électre refuse de se soumettre à un idéal de justice qui excuserait le crime et l'injustice sous couvert de réconciliation divine. Pour elle, la vérité ne doit pas se flétrir avec le temps, elle doit éclater dans l’instant, sans compromis. "Quand le crime porte atteinte à la dignité humaine, infeste un peuple, pourrit sa loyauté, il n'est pas de pardon." Cette phrase souligne l'importance de la dignité humaine et de la justice sociale, éléments qu'Électre considère comme intangibles et qui ne peuvent être compromis, même pour le bien d'un peuple.
Égisthe, quant à lui, incarne la figure pragmatique du dirigeant qui cherche à maintenir l’ordre et le contrôle, même au prix de la vérité. Il oppose à Électre sa conception plus terre-à-terre du pouvoir : "C'est un immense corps à régir, à nourrir." Selon lui, gouverner un peuple exige une certaine souplesse et un regard plus nuancé sur la vérité, une vérité qui peut être destructrice si elle est révélée trop brusquement : "Il est des vérités qui peuvent tuer un peuple."
Ce point de vue met en lumière la tension entre la quête idéaliste de la vérité et la nécessité politique de maintenir la stabilité. Pour Égisthe, le peuple doit être gouverné de manière rationnelle, même si cela implique de dissimuler certaines vérités dérangeantes. Cependant, ce pragmatisme est perçu par Électre comme une forme de trahison. Elle insiste sur la fragilité de la vérité et sa capacité à se flétrir si elle est retardée : "J'ai déjà trop vu de vérités se flétrir parce qu'elles ont tardé une seconde."
La vérité, dans la vision d’Électre, est à la fois lumineuse et destructrice. Elle est comparée à un éclair, une manifestation fugace mais intense, qui éclaire brutalement la réalité et la condamne à la transparence : "Elle est éternelle mais ce n'est qu'un éclair." Cette image de la vérité comme un éclair reflète l’urgence et la nécessité de la rendre visible immédiatement. Si la vérité est retardée, elle perd sa puissance et son effet. Cette urgence contraste avec le désir d’Égisthe de prolonger encore le statu quo, repoussant à demain ce qui doit être fait aujourd’hui.
En affirmant "l'émeute est le jour fait pour elle", Électre fait écho à l'idée que la vérité, une fois révélée, doit être exprimée dans l’action, dans un bouleversement radical qui dénonce les mensonges et les compromissions. Pour elle, la vérité ne peut se plier à des considérations politiques ou temporelles. Elle doit être mise en lumière immédiatement, même si cela signifie la destruction de ce qui a été construit sur le mensonge et l'injustice.
La confrontation entre Électre et Égisthe dans cette scène montre bien l'opposition entre la quête intransigeante de la vérité et les préoccupations pragmatiques du pouvoir. Électre défend une vérité absolue et immédiate, capable de bouleverser l’ordre établi, tandis qu’Égisthe prône une gestion plus mesurée et prudente, prenant en compte les conséquences sociales et politiques. À travers ce dialogue, Giraudoux met en scène l’irréconciliable conflit entre la nécessité de la vérité et celle de maintenir un pouvoir stable, offrant ainsi une réflexion profonde sur les rapports entre justice, pouvoir et morale.