Acte I
Beaucoup de choses sont admirables ; mais rien n’est plus admirable que l’homme.
Sophocle, Chœur d’Antigone.
ŒDIPE
Me voici tout présent, complet en cet instant de la durée éternelle ; pareil à quelqu’un qui s’avancerait sur le devant d’un théâtre et qui dirait :
Je suis Œdipe. Quarante ans d’âge, vingt ans de règne. Par la force de mes poignets, j’atteins au sommet du bonheur. Enfant perdu, trouvé, sans état civil, sans papiers, je suis surtout heureux de ne devoir rien qu’à moi-même. Le bonheur ne me fut pas donné ; je l’ai conquis. Aussi l’infatuation me guette ; et c’est pour l’éviter que je m’étais d’abord demandé s’il n’y a pas de la prédestination dans mon cas. Par crainte de ce vertige d’orgueil qui fait chanceler certains capitaines, et non des moins illustres… Allons, allons ! Œdipe, ne t’embarque pas dans de trop longues phrases dont tu risques de ne pouvoir sortir. Dis simplement ce que tu as à dire et n’apporte pas à tes paroles ce gonflement que déjà tu prétends éviter dans ta vie. Tout est simple et tout vient à point. Sois simple toi-même et direct comme la flèche. Droit au but… Ceci me ramène à ce que je disais tout à l’heure : Oui, si parfois je parviens à me croire lancé par les dieux, c’est pour en devenir plus modeste et reporter à eux le mérite de ma destinée. Car, dans mon cas précisément, c’est assez difficile de n’être pas quelque peu gonflé par soi-même. J’y parviens en créant au-dessus de moi une sacrée puissance à laquelle, que je le veuille ou non, je sois soumis. Qui ne se soumettrait volontiers à une sacrée puissance, dès qu’elle conduit où je suis ? Un dieu te mène, Œdipe ; et il n’y en a pas deux comme toi. C’est ce que je me dis les dimanches, et jours de fête. Le reste de la semaine je ne trouve pas le temps d’y penser. D’ailleurs, à quoi bon ? Je raisonne mal ; la logique n’est pas mon fort ; je procède par intuition. Il y en a qui se demandent à tout bout de champ et dans tous les embarras de voitures : dois-je céder le pas ? ai-je le droit de passer outre ? Pour moi, j’agis toujours comme conseillé par un dieu.
(Le Chœur, divisé en deux groupes, se tient sur le devant de la scène, à droite et à gauche d’Œdipe.)
LE CHŒUR (les deux groupes).
Nous, Chœur, qui avons pour mission particulière, en ce lieu, de représenter l’opinion du plus grand nombre, nous nous déclarons surpris et peinés par la profession d’une individualité si farouche. Les sentiments qu’exprime Œdipe ne se supportent chez autrui que déguisés.
Certes, il est bon de mettre les dieux de son côté. Mais le plus sûr moyen, c’est de se ranger du côté du prêtre. Œdipe ferait bien de consulter Tirésias, car c’est lui qui tient les dieux en haleine. Œdipe, sous couleur de nous servir, risque de les indisposer contre nous, et c’est à lui sans doute que nous devons les maux qui présentement nous accablent. (À demi-voix.) Nous tâcherons, par quelques sacrifices point trop coûteux et prières bien dirigées, de nous valoir leur indulgence et de détourner, en nous désagrégeant de notre roi, vers lui seul le châtiment que son orgueil mérite.
LE CHŒUR DE DROITE à Œdipe.
Que toi, tu sois heureux, encore que tu le dises un peu trop, nul n’en doute. Mais nous ne sommes pas heureux, nous, ton peuple, ô Œdipe ; mais nous, ton peuple, ah ! non, nous ne sommes pas heureux. On voudrait te cacher cela ; mais l’action de ce drame ne saurait s’engager sans que nous te fassions part d’une nouvelle très lamentable. La peste, puisqu’il faut l’appeler par son nom, continue d’endeuiller la ville. Ta famille a été jusqu’à présent préservée ; mais il sied qu’un roi ne se désintéresse pas des malheurs de son peuple, encore qu’il n’en soit pas directement touché.
LE CHŒUR DE GAUCHE
Du reste, nous n’allons pas sans penser que ton bonheur et notre malheur sont, en quelque mystique façon, solidaires ; c’est du moins ce que nous permet d’entrevoir l’enseignement de Tirésias. Il est bon que, là-dessus, nous en ayons le cœur net. Apollon doit nous renseigner. Toi-même as bien voulu dépêcher, vers le sanctuaire du dieu, l’excellent Créon, ton beau-frère, qui doit nous rapporter bientôt la réponse de l’oracle très attendue.
ŒDIPE
Le voici précisément qui s’en revient.
(Entre Créon.)
ŒDIPE à Créon.
Alors ?
CRÉON
Ne serait-il pas préférable que je te parle seul à seul ?
ŒDIPE
Pourquoi ? Tu sais que je méprise les masques et les arrière-pensées. Tu diras donc tout devant tous. Je t’y invite. Je te l’ordonne. Ce qui peut apporter remède aux maux du peuple, le peuple autant que moi doit le connaître. C’est seulement ainsi qu’il peut m’aider à les guérir. Qu’a dit l’oracle ?
CRÉON
Tout juste ce que je pressentais : Il y a quelque chose de pourri dans le royaume.
ŒDIPE
Arrête. Le peuple ne suffit pas. Qu’on fasse venir ici ta sœur Jocaste et nos quatre enfants.
CRÉON
Écoute ; je te loue de convoquer Jocaste. Tu sais combien en moi les sentiments de famille sont vifs. Au surplus, elle pourra nous être de bon conseil. Mais les enfants me paraissent bien jeunes pour prendre part à l’entretien.
ŒDIPE
Antigone n’est déjà plus une enfant. Étéocle et Polynice sont ce que j’étais à leur âge : point bêtes, téméraires et de prompte résolution. Il est bon de leur mettre un peu de souci dans la tête. Quant à Ismène, elle ne comprendra pas.
(Entrent Jocaste et les quatre enfants d’Œdipe.)
ŒDIPE à Jocaste.
Ton frère revient de Pytho. Je voulais que vous fussiez tous avec moi pour entendre la réponse du dieu. Allons, Créon, parle à présent : Qu’a dit l’oracle ?
CRÉON
Que Dieu ne détournerait point de Thèbes sa colère, que feu le roi Laïus ne soit vengé.
ŒDIPE
Vengé de quoi ?
CRÉON
Ne sais-tu donc point que celui dont tu pris la place dans le lit de Jocaste ma sœur, et sur le trône, périt assassiné ?
ŒDIPE
Je le sais ! Mais n’a-t-on pas puni le coupable ?
CRÉON
La police n’a pu s’en saisir. Et même, il faut reconnaître qu’on ne l’a pas beaucoup cherché.
ŒDIPE à Jocaste.
Tu ne m’avais pas dit…
JOCASTE
Chaque fois que j’ai voulu te parler, mon ami, tu m’as interrompue. « Non, ne me parle pas du passé, t’écriais-tu. Je n’en veux rien savoir. Un âge d’or a commencé. Toutes choses sont faites nouvelles… »
CRÉON
Le mot : justice, devenait dans ta bouche : amnistie.
ŒDIPE
Si je connaissais le cochon qui…
JOCASTE
Calme-toi, mon ami. C’est de l’histoire ancienne. Ne reviens pas sur le passé.
ŒDIPE
Non, je n’ai pas à me calmer et voudrais avoir su cela plus tôt. Par l’enfer, je n’aurai de cesse que je n’aie retrouvé le coupable. Où qu’il se cache, je le pourchasse, et jure qu’il ne m’échappera pas. Il y a de cela combien de temps ?
JOCASTE
J’étais veuve depuis six mois lorsque tu succédas à Laïus. Il y a vingt ans de cela.
ŒDIPE
Vingt ans de bonheur…
TIRÉSIAS
… qui sont devant le regard de Dieu comme un jour.
(Tirésias, aveugle, vêtu en religieux, accompagnant Antigone et Ismène, est entré inaperçu.)
ŒDIPE
Dieu ! qu’il est embêtant, celui-là ! Tout le temps à se mêler des affaires des autres. Qui t’a demandé de venir ?
JOCASTE à Œdipe.
Mon ami, tu ne devrais point parler ainsi devant les enfants. Il est imprudent de diminuer l’autorité de celui que nous leur avons donné pour maître, et qui doit les accompagner. (Se tournant vers Tirésias.) Vous disiez…
TIRÉSIAS
Je ne voudrais pas déplaire au roi.
ŒDIPE
Ce n’est point tant ce qu’on dit qui peut me déplaire, que ce qu’on pense et qu’on ne me dit pas. Parle.
TIRÉSIAS
Seul à seul, Œdipe, nous parlerons de ton bonheur, de ce que tu nommes bonheur. Mais présentement il s’agit du malheur du peuple. Œdipe, le peuple souffre et son roi ne peut l’ignorer. Entre la prospérité de quelques-uns et la misère du plus grand nombre, Dieu tisse un lien mystérieux. Le nom de Dieu, Œdipe, est souvent dans ta bouche. De ceci je ne te blâme point, certes ; mais bien de chercher en Dieu un approbateur plus qu’un juge, mais bien de ne trembler point devant Lui.
ŒDIPE
Je n’ai jamais été ce que l’on appelle un froussard.
TIRÉSIAS
Plus un chef est vaillant devant les hommes et plus son tremblement plaît à Dieu.
ŒDIPE
Si j’avais tremblé devant le Sphinx, je n’aurais pas su lui répondre et je n’aurais pas été roi.
LES DEUX CHŒURS
Œdipe, Œdipe ! c’est inutile. Tu sais bien qu’avec Tirésias, même un roi ne peut avoir le dernier mot.
LE CHŒUR DE DROITE
Sans doute as-tu vaincu le Sphinx ; mais souviens-toi que, par la suite, pour avoir résolu l’énigme, tu prétendis pouvoir te passer de la révélation des oiseaux.
LE CHŒUR DE GAUCHE
Et, comme ils troublaient ton sommeil, tu nous as fichus dedans en nous autorisant à les chasser, malgré les prohibitions de Tirésias.
LES DEUX CHŒURS
Les salmis d’oiseaux étaient bons ; mais nous avons compris que nous avions péché, à ceci que Dieu, courroucé, couvrit de chenilles nos récoltes.
LE CHŒUR DE DROITE
Et si, cette année-là, nous avons jeûné, c’était sans doute par pénitence.
LE CHŒUR DE GAUCHE
Mais aussi parce que nous n’avions plus rien à manger.
LES DEUX CHŒURS
Aussi désormais, tout enclins à l’obéissance, nous t’engageons à écouter Tirésias.
ŒDIPE à ses deux fils.
Le peuple préfère toujours à l’explication naturelle l’interprétation mystique : rien à faire à cela. (À Tirésias.) Allons ! Vas-y.
TIRÉSIAS
La police du roi peut rechercher un criminel. Mais, en attendant qu’elle le trouve, j’exhorte chacun de vous à la pénitence ; car, coupable, chacun de vous l’est devant Dieu, et nous ne saurions imaginer aucun homme sans souillure. Donc, que chacun de vous descende en soi-même, et s’examine et se repente. Cependant quelques offrandes tâcheront d’apaiser Celui dont l’irritation éprouve si rudement la ville. Les morts déjà ne se comptent plus. Polynice, avec qui je me promenais tantôt, voyant ce que je ne peux voir, te dira…
POLYNICE
Oui, père, nous avons surpris, non loin du palais, un groupe de pestiférés. Souillés de déjections, de vomissures, ils se tordaient dans des coliques affreuses et semblaient s’aider l’un l’autre à mourir. L’air tout alentour retentissait de leurs hoquets, de leurs sanglots, de leurs soupirs, et leurs regards…
CRÉON
Assez ! Assez !…
(Ismène s’évanouit.)
ŒDIPE
Allons ! voilà la petite qui se trouve mal, à présent !
ÉTÉOCLE à Polynice.
Tu n’aurais pas dû raconter cela devant ta sœur.
ŒDIPE à Jocaste.
Je t’en prie, emmène les enfants.
(Tirésias sort avec eux.)
Que le peuple également s’en aille. Je vais tâcher de réfléchir.
(Œdipe reste seul avec Créon.)
CRÉON
Inconséquent, comme tous les impulsifs. À quoi rime le serment que tu prononçais tout à l’heure ?
ŒDIPE
Quel serment ?
CRÉON
Tu vois, tu n’y penses déjà plus. Mais le peuple, mais tes enfants, sont là pour s’en souvenir, et Tirésias pour te le rappeler : le serment de venger la mort du roi.
ŒDIPE
C’est vrai. Pourquoi n’a-t-on pas poursuivi le criminel ?
CRÉON
L’affaire a été étouffée.
ŒDIPE
Par qui ?
CRÉON
Par moi-même d’abord, qui faisais alors l’intérim. J’estimais peu prudent d’attirer là-dessus l’attention du peuple, et de lui laisser voir qu’un roi peut être tué comme un autre homme.
ŒDIPE
Oui, mais à présent il le sait.
CRÉON
Jocaste, non plus, n’a pas voulu mener d’enquête, estimant, avec beaucoup de sagesse, que le début de ton règne ne devait pas être assombri.
ŒDIPE
Jocaste a toujours eu soin de protéger mon bonheur. Elle est parfaite, Jocaste. Quelle épouse ! Quelle mère ! Quant à moi qui n’ai jamais connu la mienne, j’ai pour elle un amour quasi filial et conjugal à la fois. Dis un peu… son premier mari, l’aimait-elle ?
CRÉON
Assurément bien moins que toi.
ŒDIPE
Dis encore : … ils n’ont pas eu d’enfants ?
CRÉON
Ça c’est toute une histoire. Je ne sais si je dois t’en parler…
ŒDIPE
Alors, il te fallait ne rien m’en dire. Mais, à présent je veux savoir.
CRÉON
Eh bien, voilà : ils ne voulaient pas avoir d’enfants, car l’oracle…
ŒDIPE
L’oracle encore !
CRÉON
… avait prédit que Laïus mourrait poignardé par son fils. Mais, certain soir de liesse, imprécautionneux…
ŒDIPE
Je t’entends. Cet enfant de l’ivresse, qu’est-il devenu ?
CRÉON
C’était un fils. On l’a, dès après sa naissance, remis à un berger chargé du triste soin de l’abandonner dans la montagne, où les bêtes le dévorèrent.
ŒDIPE
Ce berger vit toujours ?
CRÉON
Tu m’en demandes trop. Veux-tu mon conseil ? Ne te tourmente pas de cela. Vis tranquille.
ŒDIPE
Avec cette épine dans mon oreiller, je crains de ne plus bien dormir. Du reste, tu l’as entendu, Dieu demande que le meurtrier soit puni.
CRÉON
Mon cher Œdipe, les oracles, bons pour le peuple, ne sauraient nous en imposer. Nous, gouvernants, devons y prendre un renforcement de pouvoir, et les tourner à notre gré. Laïus devait, nous disaient-ils, être assassiné par son fils ; c’est le fils qui fut supprimé. Laïus est mort pourtant, m’objecteras-tu. S’il vivait, tu n’aurais pu t’asseoir sur son trône. Ne va donc pas te désoler aujourd’hui de sa perte, ni t’inquiéter de savoir comment il est mort. Si quelqu’un l’a tué, c’est pour toi ; il a fait ton jeu ; tu devrais, non pas le punir, mais le récompenser au contraire.
ŒDIPE
Et que dirait Tirésias ?
CRÉON
Le crains-tu ?
ŒDIPE
Pas précisément. Mais le peuple l’écoute. Et moi-même parfois sa voix me trouble ; oui, le son de sa voix ; on dirait qu’elle sort des enfers. Le voici de nouveau. Il vient sans qu’on l’entende jamais approcher. — Que nous veux-tu, Tirésias ?
(Tirésias est entré.)
TIRÉSIAS
Œdipe, la reine voudrait te parler. Elle t’attend dans le palais.
(Œdipe s’éloigne. À Créon.)
C’est aussi pour qu’il nous laisse seuls. J’ai entendu tout ce que vous disiez.
CRÉON
Écoutais-tu ?
TIRÉSIAS
Je n’ai pas besoin d’écouter pour entendre. Même avant d’entendre les voix, je connais déjà les pensées. Créon, il n’est pas bon de rassurer Œdipe.
CRÉON
Que veux-tu dire ?
TIRÉSIAS
Qu’il n’est déjà que trop tranquille. Son âme est comme un vase clos ; nulle crainte n’y peut entrer. Dans la crainte de Dieu gît mon pouvoir. Son bonheur tranquille est impie. Il t’appartient de fêler un peu ce bonheur.
CRÉON
Pourquoi ?
TIRÉSIAS
Par cette inquiète fêlure, Dieu pénétrera dans son cœur. Étéocle et Polynice m’échappent ; je le sens chaque jour davantage. Jocaste te le dira : prenant exemple sur leur père, ils croient pouvoir s’émanciper d’un pouvoir auquel il importe que tout homme reste soumis. Je ne te parle pas en mon nom, mais au nom du Dieu que je représente ; puis au nom de Jocaste et de la pieuse Antigone ; au nom du peuple enfin qui s’épouvante et voit dans le fléau qui l’accable un châtiment de l’incrédulité de son roi. Au surplus, comment Antigone pourrait-elle vénérer un père, Jocaste aimer un mari, dont le cœur se détourne d’un Dieu que toutes deux révèrent ? Toi-même, Créon, dois comprendre qu’il est de l’intérêt de tous qu’un roi s’incline devant une puissance supérieure en laquelle, fût-ce contre lui, chacun puisse trouver recours.
(Entre Jocaste.)
JOCASTE
Œdipe est consterné par la nouvelle que je viens de lui apprendre : Antigone veut entrer dans les ordres.
CRÉON
Vestale !
TIRÉSIAS
Rien d’étonnant. La chère enfant espère balancer par là l’impiété de son père.
JOCASTE
Elle m’a confié ce dessein, qui doit rester secret et qu’ignorent encore ses frères.
CRÉON
Ah ! pauvre enfant !
TIRÉSIAS
Pauvre pourquoi ? Elle saura trouver en Dieu un bonheur plus certain que celui d’Œdipe, une sainte félicité faite d’humilité, non d’orgueil.
CRÉON
Je pense aussi que les malheurs du peuple l’ont émue.
JOCASTE
Elle me suppliait de la laisser soigner les malades. Je protestai que ce ne pouvait être l’occupation d’une princesse. « Alors prier pour eux, intercéder pour eux », m’a-t-elle dit ; puis, comme elle ajoutait à voix plus basse : « et peut-être aussi pour… » Ses pleurs l’ont empêchée d’achever.
TIRÉSIAS
Pour quelqu’un de plus malade encore.
CRÉON
Pensait-elle à son père ?
TIRÉSIAS
Sans doute. Comment Œdipe a-t-il pris cela ?
JOCASTE
À la fois furieux et peiné tout d’abord. Puis il s’est écrié qu’il reconnaissait là le travail de Tirésias.
TIRÉSIAS
Je ne suis que l’instrument de Dieu ; mais, puisque c’est par moi qu’il opère, là ne s’arrêtera pas son travail.
JOCASTE
Tant de constance, et de vertus et de courage d’un époux bien-aimé… Les ramener à Dieu, je sens bien, ô Tirésias, que voilà notre plus cher devoir.
TIRÉSIAS
Créon doit m’y aider. Il ébranlera la confiance du roi, pour le disposer à mieux accueillir ma parole.
CRÉON
Je veux bien essayer ; mais je ne réponds pas de réussir. Œdipe n’écoute pas volontiers qui l’embête.
TIRÉSIAS
Dieu t’inspirera, comme à moi, le moyen de le toucher au vif.
CRÉON
Dieu ne m’a jamais beaucoup inspiré.
TIRÉSIAS
Il n’inspire tout à fait bien que les aveugles.
JOCASTE
Je m’en remets à toi, Tirésias, par qui nous connaissons les décisions du Très-Haut.
Introduction :
Dans l’adaptation d’Œdipe d’André Gide, l’auteur réinterprète la tragédie de Sophocle pour interroger la destinée, le libre arbitre et l’arrogance du pouvoir. Gide met en lumière le caractère complexe de son héros, qui lutte entre sa croyance en sa capacité à maîtriser son destin et les forces inéluctables qui le conduisent vers sa chute. Cet Acte I nous présente un Œdipe triomphant, sûr de lui, mais déjà préfiguré par des indices de sa tragique destinée. À travers ce texte, nous interrogeons la relation entre l’individu, le pouvoir et la fatalité, et la question se pose : Œdipe est-il responsable de ses malheurs ou est-il victime d’un destin qu’il ne peut échapper ? Nous verrons dans ce commentaire composé comment Gide, tout en respectant l’œuvre de Sophocle, s’emploie à complexifier la notion de responsabilité en analysant le comportement d’Œdipe à travers plusieurs axes : l’orgueil du roi, la confrontation avec le peuple et les dieux, la quête de la vérité et la relation avec ses proches.
Développement :
L'orgueil d’Œdipe et la mise en scène du pouvoir
Dès son apparition, Œdipe se présente comme un homme puissant, heureux et épanoui : « Quarante ans d’âge, vingt ans de règne. Par la force de mes poignets, j’atteins au sommet du bonheur. » Son discours révèle une profonde satisfaction de lui-même, une confiance en sa réussite qu’il attribue à sa propre valeur et à sa force de caractère. Il est le roi qui a conquis son bonheur, ne devant sa grandeur à aucun autre que lui-même. Cependant, cet orgueil s’accompagne d’une inquiétude qu’il tente de camoufler : celle de la prédestination. En effet, s’il a pu arriver au sommet, il sait qu’il y a un risque de chute, ce qui le pousse à interroger la possibilité d’un destin déjà écrit. Cette tension entre l’arrogance et la crainte d’une fatalité annonce déjà la rupture à venir.
Le peuple et l'opposition entre la prospérité personnelle et la souffrance collective
Dès l’arrivée du Chœur, le peuple de Thèbes exprime son mécontentement : « Nous, ton peuple, ah ! non, nous ne sommes pas heureux. » Tandis qu’Œdipe se vante de son bonheur et de son pouvoir, le peuple souffre de la peste qui ravage la ville. Ce contraste met en lumière le décalage entre la situation personnelle du roi et celle de ses sujets. Le Chœur suggère également que ce malheur collectif pourrait être lié à l’arrogance d’Œdipe et à son absence de considération pour les signes divins. Le roi, trop préoccupé par son succès personnel, semble oublier que son pouvoir est aussi soumis à une justice supérieure. Les avertissements du Chœur, qui l'incitent à consulter le prêtre Tirésias, soulignent cette distance entre le roi et le peuple, ainsi que la remise en cause de son autorité.
La quête de la vérité et l’entêtement d’Œdipe
Œdipe, dans sa volonté de sauver Thèbes, s'engage dans une quête de la vérité sans compromis : « Je n’aurai de cesse que je n’aie retrouvé le coupable. » Il refuse d’admettre que son pouvoir pourrait être remis en cause ou que son destin soit déjà tracé. Son obstination à chercher le coupable du meurtre de Laïus, sans tenir compte des avertissements des autres personnages, notamment de Tirésias, montre son aveuglement face à la vérité qui se cache devant lui. En effet, bien qu’il soit averti par le prêtre et ses conseillers, il persiste à croire qu’il est au-dessus de tout, persuadé qu'il est le seul à pouvoir résoudre les problèmes de son royaume. Cette quête obsessionnelle de la vérité, loin de le protéger, le mène directement vers sa propre destruction.
La relation avec ses proches : Jocaste et Créon
La dynamique familiale joue un rôle crucial dans cet Acte I. Jocaste, son épouse, cherche à le calmer et à l'éloigner du passé, tandis que Créon, son beau-frère, se montre plus pragmatique, appelant à consulter Tirésias pour une réponse divine. Toutefois, Œdipe ne prête guère attention à ces conseils. Son refus de tenir compte des avis de ses proches, notamment de Jocaste, révèle un défaut majeur de son caractère : une incapacité à écouter. Cette attitude souligne une rupture progressive avec les figures qui devraient être des soutiens et des guides dans sa vie. Plus encore, elle montre l’isolement d’Œdipe, qui se croit capable de résoudre seul les problèmes, et ce, à ses propres risques et périls.
Conclusion :
L’Acte I de Œdipe d’André Gide s’ouvre sur une présentation du héros où l’orgueil et l’autosatisfaction dominent, mais déjà, des signes avant-coureurs de la tragédie s’installent. La confrontation avec le peuple et l’aveuglement du roi face à son destin annoncent les drames à venir. L’incapacité d’Œdipe à accepter l’aide de ses proches, ainsi que son refus de voir la vérité qui se cache derrière sa quête personnelle, illustrent sa chute inexorable. Ce premier acte pose les bases d’un drame où l’individu, dans son arrogance et son isolement, est amené à découvrir la terrible vérité qu’il a cherché à fuir. Cette tragédie nous rappelle que, malgré toutes les conquêtes de l’homme, il reste toujours soumis à des forces qu’il ne peut contrôler.