François MAURIAC, Thérèse Desqueyroux, 1927, chapitre II
Le roman commence par le non-lieu rendu en faveur de Thérèse Desqueyroux, accusée d’avoir tenté d’empoisonner son époux, Bernard. Dans la calèche qui la ramène au domicile conjugal, à Argelouse, Thérèse songe à ce retour qu’elle appréhende.
Cette odeur de cuir moisi des anciennes voitures, Thérèse l'aime... Elle se console d'avoir oublié ses cigarettes, détestant de fumer dans le noir. Les lanternes éclairent les talus, une frange de fougères, la base des pins géants. Les piles de cailloux détruisent l'ombre de l'équipage. Parfois passe une charrette et les mules d'elles-mêmes prennent la droite sans que bouge le muletier endormi. Il semble à Thérèse qu'elle n'atteindra jamais Argelouse ; elle espère ne l'atteindre jamais ; plus d'une heure, de voiture jusqu'à la gare de Nizan ; puis ce petit train qui s'arrête indéfiniment à chaque gare. De Saint-Clair même où elle descendra jusqu'à Argelouse, dix kilomètres à parcourir en carriole (telle est la route qu'aucune auto n'oserait s'y engager la nuit). Le destin, à toutes les étapes, peut encore surgir, la délivrer ; Thérèse cède à cette imagination qui l'eût possédée, la veille du jugement, si l'inculpation avait été maintenue : l'attente du tremblement de terre. Elle enlève son chapeau, appuie contre le cuir odorant sa petite tête blême et ballottée, livre son corps aux cahots. Elle avait vécu, jusqu'à ce soir, d'être traquée ; maintenant que la voilà sauve, elle mesure son épuisement. Joues creuses, pommettes, lèvres aspirées, et ce large front, magnifique, composent une figure de condamnée oui, bien que les hommes ne l'aient pas reconnue coupable, condamnée à la solitude éternelle. Son charme, que le monde naguère disait irrésistible, tous ces êtres le possèdent dont le visage trahirait un tourment secret, l'élancement d'une plaie intérieure, s'ils ne s'épuisaient à donner le change. Au fond de cette calèche cahotante, sur cette route frayée dans l'épaisseur obscure des pins, une jeune femme démasquée caresse doucement avec la main droite sa face de brûlée vive. Quelles seront les premières paroles de Bernard dont le faux témoignage l'a sauvée ? Sans doute ne posera-t-il aucune question, ce soir... mais demain ? Thérèse ferme les yeux, les rouvre et, comme les chevaux vont au pas, s'efforce de reconnaître cette montée. Ah ! ne rien prévoir. Ce sera peut-être plus simple qu'elle n'imagine. Ne rien prévoir. Dormir... Pourquoi n'est-elle plus dans la calèche ? Cet homme derrière un tapis vert : le juge d'instruction... encore lui... Il sait bien pourtant que l'affaire est arrangée. Sa tête remue de gauche à droite : l'ordonnance de non-lieu ne peut être rendue, il y a un fait nouveau. Un fait nouveau ? Thérèse se détourne pour que l'ennemi ne voie pas sa figure décomposée. « Rappelez vos souvenirs, madame. Dans la poche intérieure de cette vieille pèlerine celle dont vous n'usez plus qu'en octobre, pour la chasse à la palombe, n'avez-vous rien oublié, rien dissimulé ? » Impossible de protester ; elle étouffe. Sans perdre son gibier des yeux, le juge dépose sur la table un paquet minuscule, cacheté de rouge. Thérèse pourrait réciter la formule inscrite sur l'enveloppe et que l'homme déchiffre d'une voix coupante :
Chloroforme : 30 grammes.
Aconitine : granules no 20.
Digitaline sol. : 20 grammes.
Le juge éclate de rire... Le frein grince contre la roue. Thérèse s'éveille ; sa poitrine dilatée s'emplit de brouillard (ce doit être la descente du ruisseau blanc). Ainsi rêvait-elle, adolescente, qu'une erreur l'obligeait à subir de nouveau les épreuves du Brevet simple.
Dans cet extrait du début de Thérèse Desqueyroux, François Mauriac met en scène un moment clé où Thérèse, après avoir échappé à l’inculpation pour tentative de meurtre, se retrouve seule dans une calèche qui la ramène à son domicile, à Argelouse. Ce retour est marqué par une intense réflexion intérieure, où Thérèse prend conscience de son isolement et de la solitude qui l’attend, malgré sa "délivrance" apparente. La scène est emplie de symbolisme et de tensions émotionnelles, où le voyage physique de la calèche devient le reflet d’un voyage intérieur. À travers des descriptions sensorielles précises et une focalisation sur les pensées et sentiments de Thérèse, Mauriac dépeint la profondeur du drame humain du personnage, prisonnier d’une solitude intérieure irrémédiable.
L'extrait s'ouvre sur une atmosphère de confinement et d'isolement, symbolisée par l’odeur de « cuir moisi des anciennes voitures » que Thérèse semble apprécier. Ce détail, qui pourrait sembler anodin, instaure immédiatement une ambiance de repli et d'isolement, un espace clos où Thérèse se trouve seule avec ses pensées. Le voyage en calèche devient une métaphore de son retour à une réalité qu’elle appréhende. Tout au long de ce passage, Mauriac décrit minutieusement le décor de la route qui mène à Argelouse : « les talus, une frange de fougères, la base des pins géants », mais cette beauté naturelle semble être une scène lointaine, étrangère à Thérèse, qui reste absorbée par ses réflexions. La route sinueuse et interminable renforce son sentiment d’inaccessibilité, et le temps qui passe — le trajet en voiture, suivi du petit train — accentue cette sensation d’éloignement et de fuite vers une réalité qu’elle ne veut pas affronter.
L’idée d’une fuite s’affiche clairement dans la pensée de Thérèse lorsqu’elle se dit : « elle espère ne l'atteindre jamais ». Ce désir de prolonger le voyage et de retarder l’inévitable montre bien la lutte intérieure du personnage, une lutte entre la nécessité de revenir à la réalité et son désir de fuir ce retour. La répétition du temps qui s’étend et des différentes étapes de son trajet — la voiture, le train, la carriole — montre l’impossibilité d’échapper à ce retour et à la confrontation avec son destin.
Thérèse apparaît à la fois comme une victime et une coupable, et Mauriac nous plonge dans l’ambiguïté de son personnage. À travers des descriptions détaillées, l’auteur insiste sur l’épuisement physique de Thérèse : « Joues creuses, pommettes, lèvres aspirées », mais aussi sur l’impact psychologique de son épreuve. Elle est marquée par la souffrance, visible dans sa « figure de condamnée », ce qui renvoie à l’idée de la culpabilité qu’elle porte sur elle-même. Bien qu’elle ait été disculpée par le non-lieu, elle ressent un fardeau bien plus lourd : celui de l’isolement éternel et de la solitude qu’elle s’impose. Cette solitude est également symbolisée par son visage, qui « trahirait un tourment secret », et par la sensation de brûlure de sa peau, comme si son corps lui-même portait les traces de ses fautes et de ses épreuves passées.
Le contraste entre l’apparence extérieure de Thérèse, qui semble être une femme belle et charismatique, et son intériorité torturée, est accentué par l’image de « la jeune femme démasquée ». Cette défiguration intérieure, qu’elle essaie de dissimuler sous un masque de tranquillité, la montre dans sa vérité la plus profonde, celle d’une femme en proie à la souffrance et à la culpabilité.
À mesure que la calèche avance, Thérèse se perd dans ses pensées, particulièrement sur ce qui l'attend à Argelouse et sur son retour auprès de Bernard, son mari. La question qui l’obsède est : « Quelles seront les premières paroles de Bernard ? ». Elle se demande si, malgré le faux témoignage de Bernard qui l’a sauvée, il sera capable de cacher son ressentiment ou son indifférence à son égard. Cette peur d’un accueil froid et d’un jugement implacable de la part de son mari témoigne de l’incertitude de Thérèse sur sa place dans le monde qu’elle rejoint.
La scène où Thérèse se voit interpellée par le juge d’instruction, au moment où elle rêve de sa "délivrance", est particulièrement marquante. Le rêve d’un « fait nouveau » — un élément déclencheur qui pourrait revenir remettre en cause son acquittement — est l’expression d’une angoisse latente, celle de la culpabilité qui ne disparaît jamais totalement. La figure du juge, avec son interrogation sur l’éventuelle dissimulation d’un objet compromettant, incarne la menace persistante du jugement et de la vérité. Le paquet contenant les substances empoisonnantes — « chloroforme, aconitine, digitaline » — fait ressurgir la réalité du passé, celle de la tentative d'empoisonnement, qui continue à hanter Thérèse, malgré le non-lieu.
Cet extrait de Thérèse Desqueyroux explore l’intériorité d’un personnage complexe, piégé entre la culpabilité de ses actes passés et l’isolement d’un futur incertain. Le voyage en calèche devient une métaphore du retour à une réalité qu’elle souhaite fuir, mais qu’elle ne peut éviter. À travers des descriptions sensorielles et des réflexions profondes, François Mauriac dresse le portrait d’une femme à la fois victime de son passé et bourreau d’elle-même, dont la solitude est marquée par la conscience de ses fautes et par la peur d’un jugement perpétuel. Thérèse, démasquée et épuisée, semble condamnée à une existence intérieurement dévastée, une existence où la délivrance du non-lieu ne suffit pas à apaiser la douleur de son âme.