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Il est impie d’exposer la religion aux imputations odieuses de tyrannie, de dureté, d’injustice, d’insociabilité, même dans le dessein d’y ramener ceux qui s’en seraient malheureusement écartés.
L’esprit ne peut acquiescer qu’à ce qui lui paraît vrai ; le cœur ne peut aimer que ce qui lui semble bon. La violence fera de l’homme un hypocrite, s’il est faible ; un martyr s’il est courageux. Faible ou courageux, il sentira l’injustice de la persécution et s’en indignera.
L’instruction, la persuasion et la prière, voilà les seuls moyens légitimes d’étendre la religion.
Tout moyen qui excite la haine, l’indignation et le mépris est impie.
Tout moyen qui réveille les passions et qui tient à des vues intéressées, est impie.
Tout moyen qui relâche les liens naturels et éloigne les pères des enfants, les frères des frères, les sœurs des sœurs est impie.
Tout moyen qui tendrait à soulever les hommes, à armer les nations et tremper la terre de sang, est impie.
Il est impie de vouloir imposer des lois à la conscience, règle universelle des actions. Il faut l’éclairer et non la contraindre.
[...]
Si vos opinions vous autorisent à me haïr, pourquoi mes opinions ne m’autoriseront-elles pas à vous haïr aussi ?
Si vous criez "c’est moi qui ai la vérité de mon côté", je crierai aussi haut que vous "c’est moi qui ai la vérité de mon côté" ; mais j’ajouterai : et qu’importe qui se trompe ou de vous ou de moi, pourvu que la paix soit entre nous ? Si je suis aveugle, faut-il que vous frappiez un aveugle au visage ?
Si un intolérant s’expliquait nettement sur ce qu’il est, quel est le coin de la terre qui ne lui fût fermé ? Et quel homme sensé qui osât aborder le pays qu’habite l’intolérant ?
On lit dans Origène, dans Minutius-Félix, dans les pères des trois premiers siècles : La religion se persuade et ne se commande pas. L’homme doit être libre dans le choix de son culte ; le persécuteur fait haïr son Dieu ; le persécuteur calomnie sa religion. Dites-moi si c’est l’ignorance ou l’imposture qui a fait ces maximes ?
[...]
Opérez votre salut. Priez pour le mien, et croyez que tout ce que vous permettez au-delà est d’une injustice abominable aux yeux de Dieu et des hommes.
Commentaire composé : L'article « Intolérance » de Denis Diderot
Introduction :
Denis Diderot (1713-1784), philosophe emblématique des Lumières et co-directeur de l'Encyclopédie, a joué un rôle crucial dans la diffusion des idées progressistes du XVIIIe siècle. Son œuvre est marquée par un engagement profond pour la raison, la liberté individuelle et la tolérance. Dans cet article de l'Encyclopédie, intitulé « Intolérance », Diderot s’attaque à l’intolérance religieuse et sociale, en plaidant pour une approche plus humaniste et plus respectueuse des libertés individuelles. À travers cet article, Diderot met en lumière les dangers de l’intolérance et dénonce les injustices qui en découlent, tout en affirmant que la véritable éthique religieuse repose sur la persuasion pacifique plutôt que sur la violence et la contrainte. Nous analyserons comment, dans ce texte, Diderot dépeint l’intolérance comme une perversion de la raison et de la moralité et promeut la tolérance comme fondement d’une société juste.
Dans la première partie de l'article, Diderot critique l’idée selon laquelle la religion pourrait être imposée par la force ou la persécution. Selon lui, il est « impie » d’exposer la religion à des accusations de tyrannie et d’injustice, même sous prétexte de ramener les égarés à la foi. Diderot défend l’idée que l’esprit humain ne peut accepter que ce qui lui semble vrai et que le cœur ne peut aimer que ce qui lui semble bon. La violence, selon lui, transforme l’individu en hypocrite ou martyr, mais ne pourra jamais convaincre quelqu’un de changer de croyance en profondeur. Il refuse donc l’idée que la foi puisse être imposée par la force, et rejette les pratiques d’intolérance qui ont pour objectif de forcer l’adhésion à une religion, car elles violent la liberté de conscience et l’intégrité de l’individu. Diderot se montre ainsi un défenseur de la liberté de pensée, en affirmant que la raison et la liberté sont indissociables dans toute démarche spirituelle ou intellectuelle.
Diderot condamne ensuite les moyens violents ou haineux employés pour répandre une foi ou une idéologie. Selon lui, tout moyen qui suscite la haine, l’indignation et le mépris est « impie » et ne peut être justifié moralement. L’intolérance, en réveillant les passions destructrices, met en danger l’harmonie sociale et humaine. Cette condamnation de la violence morale et physique s’élargit à toute forme d’injustice exercée au nom de la religion. Diderot insiste sur le fait qu’un tel recours à la force, que ce soit pour « soulever les hommes » ou « tremper la terre de sang », est une perversion de la véritable éthique religieuse. Pour lui, la foi ne doit pas être imposée, mais partagée à travers la « persuasion » et « l’instruction ». L’intolérance, loin de servir la vérité, engendre des divisions et des souffrances inutiles.
Dans cette section de l’article, Diderot s’attaque aux bases philosophiques et théologiques de l’intolérance. Il cite des auteurs chrétiens comme Origène et Minutius-Félix pour rappeler que la religion doit être une question de conviction personnelle, non une contrainte sociale ou politique. Selon Diderot, « la religion se persuade et ne se commande pas ». Le véritable respect des croyances consiste à permettre à chacun de choisir librement son culte, sans crainte d’être persécuté. Il dénonce le persécuteur, qui, loin de rendre hommage à Dieu, ternit la religion et l’humanisme. Cette position s’inscrit dans la pensée des Lumières, qui rejette les dogmes autoritaires et défend la liberté individuelle face à toute forme d’oppression, qu’elle soit politique ou religieuse.
Diderot va plus loin en s’interrogeant sur les fondements de l’intolérance. Il se demande si les maximes de l’intolérance sont issues de l'ignorance ou de l'imposture. Cette réflexion sur l’origine de l’intolérance suggère que, pour Diderot, ce sont les abus de pouvoir et les intérêts personnels qui nourrissent la haine et la persécution, plutôt que la recherche sincère de la vérité ou de la justice.
Dans les dernières lignes de l'article, Diderot souligne l’inanité de la violence au nom de la religion, en recourant à une réflexion sur la réciprocité des croyances et des haines. Il défie l’intolérant en lui montrant que, s’il se permet de haïr ceux qui ne partagent pas ses idées, il ne pourra en aucune manière imposer sa vision sans provoquer une haine réciproque. Diderot formule cette idée sous forme de paradoxe : « Si vos opinions vous autorisent à me haïr, pourquoi mes opinions ne m’autoriseront-elles pas à vous haïr aussi ? » La logique de l’intolérance, selon lui, engendre une spirale de haine et de violence qui ne peut mener qu’à la destruction. En revanche, la tolérance, fondée sur la reconnaissance de la liberté d’autrui et le respect des différences, permet de maintenir la paix et l’harmonie sociale. Cette vision de la tolérance comme condition de la paix est un appel à la réflexion éthique et sociale, où la coexistence pacifique est le véritable objectif.
Conclusion :
L'article de Diderot sur l’intolérance, tout en étant une critique de l’intolérance religieuse, est également une réflexion plus large sur les rapports entre la religion, la liberté individuelle et la raison. Diderot s'oppose fermement à l’usage de la violence et de la contrainte pour diffuser des idées religieuses, défendant une conception de la religion qui repose sur la persuasion, la réflexion et la liberté de conscience. À travers cet article, il plaide pour un monde où les individus peuvent vivre selon leurs convictions sans craindre la persécution, un monde où la tolérance devient une valeur fondamentale de la société. Dans ce combat pour la liberté de pensée et la paix sociale, Diderot incarne l’esprit des Lumières, qui rejette l’intolérance et propose une vision humaniste du rapport entre les hommes et leurs croyances.