Emma ne dormait pas, elle faisait semblant d'être endormie ; et, tandis qu'il s'assoupissait à ses côtés, elle se réveillait en d'autres rêves.
Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d'où ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut d'une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids de cigognes. On marchait au pas, à cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs que vous offraient des femmes habillées en corset rouge. On entendait sonner des cloches, hennir les mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des fontaines, dont la vapeur s'envolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyramide au pied des statues pâles, qui souriaient sous les jets d'eau. Et puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes. C'est là qu'ils s'arrêteraient pour vivre ; ils habiteraient une maison basse, à toit plat, ombragée d'un palmier, au fond d'un golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur existence serait facile et large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits douces qu'ils contempleraient. Cependant, sur l'immensité de cet avenir qu'elle se faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait ; les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l'horizon, infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. Mais l'enfant se mettait à tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, et Emma ne s'endormait que le matin, quand l'aube blanchissait les carreaux et que déjà le petit Justin, sur la place, ouvrait les auvents de la pharmacie.
Flaubert - Madame Bovary
Dans cet extrait de Madame Bovary, Gustave Flaubert explore les rêves et les aspirations d’Emma, la protagoniste qui se laisse emporter par ses illusions. Cet extrait illustre la manière dont Flaubert parvient à fusionner le désir de son personnage avec une vision fantasmatique d’un monde idéal, tout en soulignant la distance qui sépare ce rêve d’une réalité décevante. La relation entre le créateur et la créature, ici Flaubert et Emma, se dévoile à travers une scène qui mêle dérision et une forme de compassion, dans laquelle l’imaginaire d’Emma se heurte violemment à la routine de son quotidien.
L’extrait commence par la description d’Emma, qui ne dort pas réellement, mais qui se livre à un jeu de fausse sommeil. Cette attitude de "faire semblant" d’être endormie reflète son désir de s’évader d’une réalité insatisfaisante en se plongeant dans un rêve idéal. Dans ce rêve, Emma se retrouve transportée vers un pays lointain et merveilleux, un lieu où tout semble possible et parfait. Le voyage est symbolisé par le galop de quatre chevaux, une image qui évoque à la fois la vitesse de l’évasion et l’impossibilité de revenir en arrière. Le fait que le rêve soit aussi précis dans ses détails (dômes, ponts, navires, cathédrales) souligne la force de l’imaginaire d’Emma, qui se forge un monde parallèle où elle peut fuir les contraintes de sa vie réelle.
Le paysage rêvé par Emma est riche en éléments qui renvoient à un exotisme et à une sensualité exacerbés : des "forêts de citronniers", des "bouquets de fleurs", des "femmes habillées en corset rouge". Ces images sont des projections de ses désirs de beauté, de luxe et d’aventure. L’insertion d’éléments comme les "cloches", les "hennissements des mulets", et les "guitares" renforce l’idée d’un monde harmonieux et sensoriellement riche, où l’harmonie et l’esthétique règnent. Ce décor idyllique, auquel elle aspire, contraste violemment avec la banalité de son existence quotidienne, marquée par l’oppression domestique et le manque d’excitation. L’isolement du village de pêcheurs, avec ses filets et ses cabanes, renvoie à une vie simple mais idéale, dans laquelle Emma espère se réfugier.
Cependant, malgré la richesse de cet imaginaire, Emma fait face à une tension sous-jacente qui transparaît à travers la monotonie de ses rêves. Les jours qu’elle s’imagine dans ce monde parfait "se ressemblaient comme des flots", dénués de tout événement spécifique ou de toute dynamique véritablement stimulante. Cette uniformité et cette répétition révèlent l’incapacité d’Emma à réaliser un véritable épanouissement dans ce monde imaginaire. Il manque, dans ce rêve, la possibilité de vivre véritablement l’aventure et l’épanouissement qu’elle espère. L’infini et l’harmonie de son futur rêvé finissent par devenir une illusion de confort, un cercle fermé sans issue.
Flaubert fait basculer le rêve d’Emma dans la réalité de manière brusque et ironique. L’intervention du quotidien est marquée par l’enfant qui tousse dans son berceau et le ronflement de Bovary, deux éléments qui viennent briser la quiétude de l’imaginaire. Le contraste entre les rêves d’Emma et le bruit de la vie quotidienne symbolise l’impossibilité d’échapper à la réalité. Ces éléments prosaïques, bien qu’anodins, rappellent à Emma, et au lecteur, que la réalité, aussi banale soit-elle, reprend toujours le dessus. Emma ne trouve le sommeil qu’au matin, lorsque la lumière de l’aube se fait jour, et ce moment de réconciliation avec la réalité (symbolisé par l’arrivée du petit Justin pour ouvrir les auvents de la pharmacie) fait écho à la chute de son rêve.
Dans cet extrait, Flaubert met en lumière le conflit intérieur d’Emma entre un monde de rêves et une réalité accablante. Le rêve, bien que riche et détaillé, n’est qu’une échappatoire illusoire, et Flaubert, tout en offrant une certaine compassion pour ses aspirations, ne peut s’empêcher de critiquer leur vacuité. Cette scène est emblématique de la manière dont Flaubert explore les désirs et les illusions de ses personnages, en les rendant à la fois comiques et tragiques dans leur incapacité à réaliser leurs rêves. Emma, à travers ses rêves insatisfaits et son retour inévitable à la réalité, incarne la quête éternelle d’un idéal inaccessible, ce qui fait d’elle à la fois une victime de ses illusions et une tragique héroïne de la condition humaine.