Il y avait dans le salon de madame de B. un grand paravent de laque. Ce paravent cachait une porte ; mais il s’étendait aussi près d’une des fenêtres, et, entre le paravent et la fenêtre, se trouvait une table où je dessinais quelquefois. Un jour, je finissais avec application une miniature ; absorbée par mon travail, j’étais restée longtemps immobile, et sans doute madame de B. me croyait sortie, lorsqu’on annonça une de ses amies, la marquise de… C’était une personne d’une raison froide, d’un esprit tranchant, positive jusqu’à la sécheresse ; elle portait ce caractère dans l’amitié : les sacrifices ne lui coûtaient rien pour le bien et pour l’avantage de ses amis ; mais elle leur faisait payer cher ce grand attachement. Inquisitive et difficile, son exigence égalait son dévouement, et elle était la moins aimable des amies de madame de B. Je la craignais quoiqu’elle fût bonne pour moi ; mais elle l’était à sa manière : examiner, et même assez sévèrement, était pour elle un signe d’intérêt. Hélas ! j’étais si accoutumée à la bienveillance, que la justice me semblait toujours redoutable. « Pendant que nous sommes seules, dit, madame de… à madame de B., je veux vous parler d’Ourika : elle devient charmante, son esprit est tout à fait formé, elle causera comme vous, elle est pleine de talents, elle est piquante, naturelle ; mais que deviendra-t-elle ? et enfin qu’en ferez-vous ? — Hélas ! dit madame de B., cette pensée m’occupe souvent, et, je vous l’avoue, toujours avec tristesse : je l’aime comme si elle était ma fille ; je ferais tout pour la rendre heureuse ; et cependant, lorsque je réfléchis à sa position, je la trouve sans remède. Pauvre Ourika ! je la vois seule, pour toujours seule dans la vie ! » Il me serait impossible de vous peindre l’effet que produisit en moi ce peu de paroles ; l’éclair n’est pas plus prompt : je vis tout ; je me vis négresse, dépendante, méprisée ; sans fortune, sans appui, sans un être de mon espèce à qui unir mon sort, jusqu’ici un jouet, un amusement pour ma bienfaitrice, bientôt rejetée d’un monde où je n’étais pas faite pour être admise. Une affreuse palpitation me saisit, mes yeux s’obscurcirent, le battement de mon cœur m’ôta un instant la faculté d’écouter encore ; enfin je me remis assez pour entendre la suite de cette conversation. « Je crains, disait madame de…, que vous ne la rendiez malheureuse. Que voulez-vous qui la satisfasse, maintenant qu’elle a passé sa vie dans l’intimité de votre société ? — Mais elle y restera, dit madame de B. — Oui, reprit madame de…, tant qu’elle est une enfant : mais elle a quinze ans ; à qui la marierez-vous, avec l’esprit qu’elle a et l’éducation que vous lui avez donnée ? Qui voudra jamais épouser une négresse ? Et si, à force d’argent, vous trouvez quelqu’un qui consente à avoir des enfants nègres, ce sera un homme d’une condition inférieure, et avec qui elle se trouvera malheureuse. Elle ne peut vouloir que de ceux qui ne voudront pas d’elle. — Tout cela est vrai, dit madame de B. ; mais heureusement elle ne s’en doute point encore, et elle a pour moi un attachement qui, j’espère, la préservera longtemps de juger sa position. Pour la rendre heureuse, il eût fallu en faire une personne commune : je crois sincèrement que cela était impossible. Eh bien ! peut-être sera-t-elle assez distinguée pour se placer au-dessus de son sort, n’ayant pu rester au-dessous. — Vous vous faites des chimères, dit madame de… ; la philosophie nous place au-dessus des maux de la fortune, mais elle ne peut rien contre les maux qui viennent d’avoir brisé l’ordre de la nature. Ourika n’a pas rempli sa destinée : elle s’est placée dans la société sans sa permission ; la société se vengera. — Assurément, dit madame de B., elle est bien innocente de ce crime ; mais vous êtes sévère pour cette pauvre enfant. — Je lui veux plus de bien que vous, reprit madame de… ; je désire son bonheur et vous la perdez. » Madame de B. répondit avec impatience, et j’allais être la cause d’une querelle entre les deux amies, quand on annonça une visite : je me glissai derrière le paravent ; je m’échappai ; je courus dans ma chambre, où un déluge de larmes soulagea un instant mon pauvre cœur. C’était un grand changement dans ma vie, que la perte de ce prestige qui m’avait environnée jusqu’alors ! Il y a des illusions qui sont comme la lumière du jour ; quand on les perd, tout disparaît avec elles. Dans la confusion des nouvelles idées qui m’assaillaient, je ne retrouvais plus rien de ce qui m’avait occupée jusqu’alors : c’était un abîme avec toutes ses terreurs. Ce mépris dont je me voyais poursuivie ; cette société où j’étais déplacée ; cet homme qui, à prix d’argent, consentirait peut-être que ses enfants fussent nègres ! toutes ces pensées s’élevaient successivement comme des fantômes et s’attachaient sur moi comme des furies : l’isolement surtout ; cette conviction que j’étais seule, pour toujours seule dans la vie, madame de B. l’avait dit ; et à chaque instant je me répétais, seule ! pour toujours seule ! La veille encore, que m’importait d’être seule ? je n’en savais rien ; je ne le sentais pas ; j’avais besoin de ce que j’aimais, je ne songeais pas que ce que j’aimais n’avait pas besoin de moi. Mais à présent, mes yeux étaient ouverts, et le malheur avait déjà fait entrer la défiance dans mon âme.
Résumé:
Ourika, cachée derrière un paravent, entend par hasard une conversation entre Madame de B. et une amie. Elles parlent de son avenir : bien que très intelligente et talentueuse, Ourika ne pourra jamais se marier ni être acceptée dans la société à cause de sa couleur de peau. Bouleversée, elle prend soudain conscience qu’elle est noire, exclue et destinée à rester seule. Cette révélation détruit ses illusions et plonge Ourika dans une profonde tristesse et un sentiment d’abandon.
Commentaire composé
Publié en 1823, Ourika est un court roman de Claire de Duras, écrivaine aristocrate du XIXe siècle. Œuvre audacieuse pour son époque, Ourika raconte l’histoire tragique d’une jeune esclave noire affranchie, élevée dans l’aristocratie française, mais exclue à jamais de la société en raison de sa couleur de peau. Claire de Duras, proche de Madame de Staël et influencée par le romantisme naissant, s’inscrit ici dans une réflexion sensible sur les tensions entre l’individu et la société, l’apparence et l’identité, la charité et la cruauté sociale. L’extrait que nous étudions est capital : c’est le moment du basculement, celui où Ourika, cachée derrière un paravent, surprend une conversation entre Madame de B. et la marquise. Ces propos, prononcés sans malveillance apparente, la réveillent brutalement à la conscience de son exclusion. Ce passage révèle donc la cassure intime qui va transformer Ourika, jusque-là innocente et confiante, en une jeune fille désespérément lucide. Comment la révélation soudaine de sa marginalité plonge-t-elle Ourika dans une profonde crise identitaire et existentielle ?
Nous verrons d’abord comment cet extrait met en scène une chute brutale hors de l’innocence, puis comment il révèle la violence feutrée des discours sociaux, avant d’analyser la naissance d’une conscience tragique chez Ourika.
L’extrait commence dans un cadre paisible et intime, presque pictural : « absorbée par mon travail, j’étais restée longtemps immobile ». Le verbe « absorbée » traduit une concentration innocente, une Ourika encore protégée par le cocon de l’enfance. Le décor du « paravent de laque » participe à cette illusion : il sépare, il protège, mais il isole aussi. Cette barrière symbolique annonce la révélation violente que va subir l’héroïne.
Ce qui provoque la rupture, c’est une parole non destinée à elle, donc crue, spontanée, sans filtre : c’est dans cette brutalité que réside sa vérité. La narratrice confie : « je vis tout ; je me vis négresse, dépendante, méprisée ». L’anaphore du pronom « je » suivi du verbe « vis » souligne la violence soudaine de la prise de conscience. Ce n’est pas un apprentissage progressif, c’est un éclair, une fracture : « l’éclair n’est pas plus prompt ».
La métaphore de l’« abîme avec toutes ses terreurs » renforce l’idée d’un monde qui s’écroule. L’innocence d’Ourika est broyée en quelques secondes. Cette bascule du monde intérieur de l’héroïne est aussi corporelle : « une affreuse palpitation », « mes yeux s’obscurcirent », « le battement de mon cœur m’ôta un instant la faculté d’écouter ». Le corps trahit le choc moral. Cette scène marque donc la fin d’une illusion fondatrice : celle d’être aimée et acceptée comme les autres.
Ce qui rend cette scène si douloureuse, c’est que les propos tenus le sont sous couvert d’amitié, de « bien », de « raison ». La marquise est décrite dès le début comme « une personne d’une raison froide, d’un esprit tranchant », dotée d’un dévouement paradoxal : « elle leur faisait payer cher ce grand attachement ». Cette antiphrase morale introduit une réflexion sur les limites du paternalisme éclairé : aider l’autre tout en le maintenant à sa place.
Les paroles de Madame de B. sont également ambivalentes. Elle affirme aimer Ourika « comme si elle était [s]a fille », mais elle dit aussi : « je la vois seule, pour toujours seule dans la vie ». La répétition de cette phrase par Ourika à la fin de l’extrait, sous forme d’écho tragique — « seule ! pour toujours seule ! » — montre combien cette parole, au départ presque anodine, s’est transformée en condamnation existentielle.
Un passage particulièrement cruel est celui où la marquise dit : « Qui voudra jamais épouser une négresse ? Et si, à force d’argent, vous trouvez quelqu’un [...] ce sera un homme d’une condition inférieure ». Ce raisonnement logique et froid illustre l’ironie tragique : la société tolère la différence tant qu’elle reste invisible ou divertissante, mais la rejette dès qu’elle prétend à l’égalité. La formulation impersonnelle — « la société se vengera » — donne une dimension implacable et inhumaine à la norme sociale.
Ainsi, les deux femmes, tout en se prétendant bienveillantes, se font les relais d’une société qui, sous couvert de raison et d’ordre, exerce une violence symbolique puissante. Cette violence est d’autant plus insidieuse qu’elle se prétend lucide et réaliste.
La fin de l’extrait nous plonge dans le monologue intérieur d’Ourika, dans un mouvement qui rappelle les grandes tragédies classiques ou le roman introspectif. Les mots s’accumulent comme des vagues de souffrance : « ce mépris », « cette société », « cet homme », « toutes ces pensées », « ces fantômes », « ces furies »... La répétition du démonstratif « ce/cet/cette » traduit une tentative désespérée de saisir le réel qui l’envahit, comme si Ourika tentait de nommer pour résister.
Le rythme du texte se brise dans une série de phrases courtes et de constructions anaphoriques : « seule ! pour toujours seule ! ». Cette scansion donne un ton dramatique, presque théâtral, à l’extrait. La comparaison finale — « des illusions qui sont comme la lumière du jour ; quand on les perd, tout disparaît avec elles » — élève la perte d’innocence à une portée universelle. Le style s’élève, la douleur devient poésie noire. Il ne s’agit plus seulement d’Ourika, mais d’une expérience humaine profonde de la solitude, du désenchantement, de l’exil intérieur.
Enfin, la dernière phrase est bouleversante : « j’avais besoin de ce que j’aimais, je ne songeais pas que ce que j’aimais n’avait pas besoin de moi ». Elle incarne la fracture affective ultime. Le cœur du drame est là : aimer sans être aimée, vivre sans avoir de place. Le style ici est limpide, presque naïf dans sa structure, mais il porte une vérité d’une profondeur déchirante.
Cet extrait d’Ourika est un moment-clé du roman, où se mêlent l’intime et le social, l’amour et l’exclusion, l’innocence et la lucidité. Claire de Duras y déploie un style sobre mais pénétrant, usant de métaphores, de rythmes contrastés, et d’un jeu subtil entre narration et introspection pour rendre sensible la souffrance d’un être condamné à ne pas « remplir sa destinée » aux yeux d’un monde inapte à reconnaître son humanité.
Ce passage bouleversant interroge encore aujourd’hui : comment vivre dans un monde qui ne veut pas de nous ? À travers la voix d’Ourika, c’est la voix de tous les exclus que Claire de Duras fait entendre — une voix brisée mais lucide, qui résonne comme un appel à l’émancipation, mais aussi comme un cri de douleur universel.