J’ai vu, du haut de l’Acropolis, le soleil se lever entre les deux cimes du mont Hymette ; les corneilles qui nichent autour de la citadelle, mais qui ne franchissent jamais son sommet, planaient au-dessous de nous ; leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour ; des colonnes de fumée bleue et légère montaient dans l’ombre le long des flancs de l’Hymette et annonçaient les parcs ou les chalets des abeilles ; Athènes, l’Acropolis et les débris du Parthénon se coloraient de la plus belle teinte de la fleur du pêcher ; les sculptures de Phidias, frappées horizontalement d’un rayon d’or, s’animaient et semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief ; au loin, la mer et le Pirée étaient tout blancs de lumière ; et la citadelle de Corinthe, renvoyant l’éclat du jour nouveau, brillait sur l’horizon du couchant comme un rocher de pourpre et de feu.
Du lieu où nous étions placés, nous aurions pu voir, dans les beaux jours d’Athènes, les flottes sortir du Pirée pour combattre l’ennemi ou pour se rendre aux fêtes de Délos ; nous aurions pu entendre éclater au théâtre de Bacchus les douleurs d’Oedipe, de Philoctète et d’Hécabe ; nous aurions pu ouïr les applaudissements des citoyens aux discours de Démosthène. Mais, hélas ! aucun son ne frappait notre oreille. A peine quelques cris échappés à une populace esclave sortaient par intervalles de ces murs qui retentirent si longtemps de la voix d’un peuple libre.
Itinéraire de Paris à Jérusalem - Chateaubriand (extrait)
Commentaire composé : Extrait de Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand
Introduction :
Itinéraire de Paris à Jérusalem, écrit par Chateaubriand au début du XIXe siècle, est un récit de voyage où l’auteur décrit ses impressions de manière intime et personnelle, intégrant des éléments autobiographiques et une forte dimension descriptive. Cet extrait, tiré de la première partie du livre intitulée Voyage en Grèce, nous plonge dans une vision romantique d’Athènes, à la fois la capitale de la Grèce antique et un lieu marquant pour l’auteur. Par son style poétique et sa tonalité nostalgique, Chateaubriand exprime son émerveillement face à la beauté des lieux tout en dévoilant la mélancolie qui l'envahit en constatant l’éloignement d’un passé glorieux.
Cet article propose d'analyser comment l’auteur parvient à mêler description physique et émotionnelle de la ville, tout en soulignant les contrastes entre la grandeur du passé et la dégradation du présent.
Dès les premières lignes, Chateaubriand introduit une atmosphère poétique et sensorielle qui capte l’essence même d’Athènes. L’évocation du lever du soleil entre les deux cimes du mont Hymette, ainsi que des corneilles qui volent autour de l’Acropole, ouvre la scène avec une image naturelle et vivante. Les colonnes de fumée bleue qui montent le long des flancs du mont Hymette, associées aux chalets des abeilles, renforcent l’impression d’un monde à la fois paisible et vibrant, une vision d’une nature presque sacrée.
L’auteur s’attarde également sur la manière dont la lumière du matin colorie les monuments antiques, comme l'Acropole et les sculptures de Phidias, qui semblent reprendre vie grâce à l’ombre et à la lumière. Cette mise en scène lumineuse, où les sculptures semblent se mouvoir, illustre la dimension presque magique et intemporelle de la ville. Chateaubriand saisit le moment où la nature et l’histoire se rencontrent pour créer une image saisissante de l’Athènes antique. La couleur rose de l’aube, la lumière dorée et les ombres mouvantes qui transforment les sculptures, participent d’une sensation d’émerveillement esthétique propre à l’esprit romantique.
Enfin, l’évocation de la mer et du Pirée, baignés dans la lumière, ainsi que de Corinthe « brillant sur l’horizon », poursuit cette description sensorielle en la reliant à l’élément maritime, renforçant ainsi l’ampleur majestueuse et intemporelle du paysage.
Malgré la beauté du paysage et la magnificence des monuments, Chateaubriand ne se contente pas de décrire un tableau idyllique. Il introduit un contraste frappant entre la splendeur du passé et la réalité du présent d’Athènes. Ce contraste devient particulièrement poignant lorsqu’il évoque l’impossibilité d’entendre les flottes sortir du Pirée, ou d’assister aux fêtes de Délos, ou encore d’entendre les tragédies d’Œdipe et de Philoctète au théâtre de Bacchus. Ces événements, qui faisaient autrefois le cœur battant d’Athènes, sont désormais relégués au rang de souvenirs et d’illusions. L’absence de sons, comme l’enthousiasme des citoyens ou la voix de Démosthène, souligne l’effondrement de cette grandeur passée.
Le regret du voyageur devient palpable à travers cette absence de vie et de résonance, remplacée par les cris d’une populace esclave qui contraste avec l’ancien peuple libre et souverain. Ce passage marque un tournant dans le texte, où la beauté esthétique de la ville se mêle à une réflexion plus sombre sur son déclin. La grandeur de la Grèce antique, dont Athènes était le centre, semble irrévocablement perdue, et ce constat donne une teinte mélancolique au récit.
Chateaubriand, en tant que voyageur, n’est pas seulement un spectateur extérieur des lieux qu’il décrit, mais un témoin de la disparition de ce qu’il admire. Cette nostalgie est présente tout au long de l'extrait, mais elle est exacerbée par la confrontation de la splendeur passée de la ville avec la réalité présente de l'Athènes moderne. Le regret d’une époque révolue, où la Grèce était une puissante civilisation et où ses habitants étaient libres et fiers, envahit progressivement le texte. Le silence qui règne sur le site, la disparition des sons liés à l’effervescence de la vie politique et culturelle, met en lumière la dégradation et la perte d’une identité historique et culturelle.
Cette mélancolie caractéristique du mouvement romantique, où l’on célèbre le passé tout en étant profondément attristé par son déclin, est une constante dans l’œuvre de Chateaubriand. Le voyage, ici, devient aussi un moyen d’évoquer la mémoire historique et de chercher, dans les ruines du passé, un sens à la transformation des sociétés et des civilisations.
L’extrait de Itinéraire de Paris à Jérusalem nous présente une vision profondément romantique d’Athènes, où la beauté des paysages et des monuments antiques se conjugue à une réflexion poignante sur le passage du temps et la perte d’un idéal. À travers une description poétique et sensorielle, Chateaubriand parvient à faire revivre l’Athènes antique, mais il l'accompagne également d’une mélancolie qui se nourrit de l’absence de la grandeur passée. Ce texte, véritable hymne à la Grèce antique et à ses gloires disparues, illustre le regard nostalgique du romantisme, où la contemplation du passé est marquée par un sentiment de regret et de perte irréversible.