« Une nuit que les Muscogulges avaient placé leur camp sur le bord d’une forêt, j’étais assis auprès du feu de la guerre, avec le chasseur commis à ma garde. Tout à coup j’entendis le murmure d’un vêtement sur l’herbe, et une femme à demi voilée vint s’asseoir à mes côtés. Des pleurs roulaient sous sa paupière ; à la lueur du feu un petit crucifix d’or brillait sur son sein. Elle était régulièrement belle ; l’on remarquait sur son visage je ne sais quoi de vertueux et de passionné, dont l’attrait était irrésistible. Elle joignait à cela des grâces plus tendres : une extrême sensibilité unie à une mélancolie profonde respirait dans ses regards ; son sourire était céleste.
« Je crus que c’était la Vierge des dernières amours, cette vierge qu’on envoie au prisonnier de guerre pour enchanter sa tombe. Dans cette persuasion, je lui dis en balbutiant et avec un trouble qui pourtant ne venait pas de la crainte du bûcher : « Vierge, vous êtes digne des premières amours, et vous n’êtes pas faite pour les dernières. Les mouvements d’un cœur qui va bientôt cesser de battre répondraient mal aux mouvements du vôtre. Comment mêler la mort et la vie ? Vous me feriez trop regretter le jour. Qu’un autre soit plus heureux que moi, et que de longs embrassements unissent la liane et le chêne ! »
« La jeune fille me dit alors : « Je ne suis point la Vierge des dernières amours. Es-tu chrétien ? » Je répondis que je n’avais point trahi les Génies de ma cabane. À ces mots, l’Indienne fit un mouvement involontaire. Elle me dit : « Je te plains de n’être qu’un méchant idolâtre. Ma mère m’a fait chrétienne ; je me nomme Atala, fille de Simaghan aux bracelets d’or et chef des guerriers de cette troupe. Nous nous rendons à Apalachucla, où tu seras brûlé. » En prononçant ces mots, Atala se lève et s’éloigne. »
Ici Chactas fut contraint d’interrompre son récit. Les souvenirs se pressèrent en foule dans son âme ; ses yeux éteints inondèrent de larmes ses joues flétries : telles deux sources cachées dans la profonde nuit de la terre se décèlent par les eaux qu’elles laissent filtrer entre les rochers.
« Ô mon fils ! reprit-il enfin ; tu vois que Chactas est bien peu sage, malgré sa renommée de sagesse ! Hélas ! mon cher enfant, les hommes ne peuvent déjà plus voir, qu’ils peuvent encore pleurer ! Plusieurs jours s’écoulèrent ; la fille du Sachem revenait chaque soir me parler. Le sommeil avait fui de mes yeux, et Atala était dans mon cœur comme le souvenir de la couche de mes pères.
« Le dix-septième jour de marche, vers le temps où l’éphémère sort des eaux, nous entrâmes sur la grande savane Alachua. Elle est environnée de coteaux qui, fuyant les uns derrière les autres, portent, en s’élevant jusqu’aux nues, des forêts étagées de copalmes, de citronniers, de magnolias et de chênes verts. Le chef poussa le cri d’arrivée, et la troupe campa au pied des collines. On me relégua à quelque distance, au bord d’un de ces puits naturels si fameux dans les Florides. J’étais attaché au pied d’un arbre ; un guerrier veillait impatiemment auprès de moi. J’avais à peine passé quelques instants dans ce lieu, qu’Atala parut sous les liquidambars de la fontaine. « Chasseur, dit-elle au héros muscogulge, si tu veux poursuivre le chevreuil, je garderai le prisonnier. » Le guerrier bondit de joie à cette parole de la fille du chef ; il s’élance du sommet de la colline, et allonge ses pas dans la plaine.
« Étrange contradiction du cœur de l’homme ! Moi qui avais tant désiré de dire les choses du mystère à celle que j’aimais déjà comme le soleil, maintenant interdit et confus, je crois que j’eusse préféré d’être jeté aux crocodiles de la fontaine à me trouver seul ainsi avec Atala. La fille du désert était aussi troublée que son prisonnier ; nous gardions un profond silence ; les Génies de l’amour avaient dérobé nos paroles. Enfin Atala, faisant un effort, dit ceci : « Guerrier, vous êtes retenu faiblement ; vous pouvez aisément vous échapper. » À ces mots, la hardiesse revint sur ma langue ; je répondis : « Faiblement retenu, ô femme… ! » Je ne sus comment achever. Atala hésita quelques moments, puis elle dit : « Sauvez-vous. » Et elle me détacha du tronc de l’arbre. Je saisis la corde, je la remis dans la main de la fille étrangère, en forçant ses beaux doigts à se fermer sur ma chaîne. « Reprenez-la ! reprenez-la ! » m’écriai-je. — « Vous êtes un insensé, dit Atala d’une voix émue. Malheureux ! ne sais-tu pas que tu seras brûlé ? Que prétends-tu ? Songes-tu bien que je suis la fille d’un redoutable Sachem ? » — « Il fut un temps, répliquai-je avec des larmes, que j’étais aussi porté dans une peau de castor aux épaules d’une mère. Mon père avait aussi une belle hutte, et ses chevreuils buvaient les eaux de mille torrents ; mais j’erre maintenant sans patrie. Quand je ne serai plus, aucun ami ne mettra un peu d’herbe sur mon corps, pour le garantir des mouches. Le corps d’un étranger malheureux n’intéresse personne. »
« Ces mots attendrirent Atala. Ses larmes tombèrent dans la fontaine. « Ah ! repris-je avec vivacité, si votre cœur parlait comme le mien ! Le désert n’est-il pas libre ? Les forêts n’ont-elles point de replis où nous cacher ? Faut-il donc, pour être heureux, tant de choses aux enfants des cabanes ! Ô fille plus belle que le premier songe de l’époux ! ô ma bien-aimée ! ose suivre mes pas. » Telles furent mes paroles. Atala me répondit d’une voix tendre : « Mon jeune ami, vous avez appris le langage des blancs ; il est aisé de tromper une Indienne. » — « Quoi ! m’écriai-je, vous m’appelez votre jeune ami ! Ah ! si un pauvre esclave… » — « Eh bien, dit-elle en se penchant sur moi, un pauvre esclave… » Je repris avec ardeur : « Qu’un baiser l’assure de ta foi ! » Atala écouta ma prière. Comme un faon semble pendre aux fleurs de lianes roses, qu’il saisit de sa langue délicate dans l’escarpement de la montagne, ainsi je restai suspendu aux lèvres de ma bien-aimée.
« Hélas ! mon cher fils, la douleur touche de près au plaisir ! Qui eût pu croire que le moment où Atala me donnait le premier gage de son amour serait celui-là même ou elle détruirait mes espérances ? Cheveux blanchis du vieux Chactas, quel fut votre étonnement lorsque la fille de Sachem prononça ces paroles ! « Beau prisonnier, j’ai follement cédé à ton désir ; mais où nous conduira cette passion ? Ma religion me sépare de toi pour toujours… Ô ma mère ! qu’as-tu fait ?… » Atala se tut tout à coup, et retint je ne sus quel fatal secret près d’échapper à ses lèvres. Ses paroles me plongèrent dans le désespoir. « Eh bien ! m’écriai-je, je serai aussi cruel que vous : je ne fuirai point. Vous me verrez dans le cadre de feu ; vous entendrez les gémissements de ma chair et vous serez pleine de joie. » Atala saisit mes mains entre les deux siennes. « Pauvre jeune idolâtre, s’écria-t-elle, tu me fais réellement pitié ! Tu veux donc que je pleure tout mon cœur ? Quel dommage que je ne puisse fuir avec toi ! Malheureux a été le ventre de ta mère, ô Atala ! Que ne te jettes-tu au crocodile de la fontaine ! »
« Dans ce moment même, les crocodiles, aux approches du coucher du soleil, commençaient à faire entendre leurs rugissements. Atala me dit : « Quittons ces lieux. » J’entraînai la fille de Simaghan aux pieds des coteaux qui formaient des golfes de verdure en avançant leurs promontoires dans la savane. Tout était calme et superbe au désert. La cigogne criait sur son nid ; les bois retentissaient du chant monotone des cailles, du sifflement des perruches, du mugissement des bisons et du hennissement des cavales siminoles.
Résumé
Chactas, un prisonnier des Muscogulges, est assis près du feu de camp lorsqu’une femme voilée et en pleurs, portant un crucifix, s’approche de lui. Il la prend d’abord pour la Vierge des dernières amours, une figure mythique envoyée aux condamnés, et lui exprime son trouble. Mais la jeune femme, nommée Atala, fille du chef Simaghan, lui révèle qu’elle est chrétienne et qu’il sera conduit à Apalachucla pour y être brûlé.
Les jours passent, et Atala revient chaque soir lui parler. Une relation silencieuse et intense se noue entre eux. Le dix-septième jour, lors d’une halte, Atala, troublée, libère Chactas et l’encourage à fuir. Mais il refuse, préférant rester auprès d’elle. Émus, ils échangent un premier baiser. Pourtant, Atala met fin à ses espoirs en lui révélant qu’une interdiction religieuse les sépare. Désespéré, Chactas menace de rester pour être brûlé, ce qui bouleverse Atala. Dans un élan d’émotion, elle semble regretter son destin, mais reste tourmentée par un secret qu’elle ne révèle pas.
L’extrait se termine alors que les deux jeunes gens, épris mais déchirés, quittent le campement dans une nature à la fois magnifique et indifférente à leur tragédie naissante.
Commentaire composé
François-René de Chateaubriand, figure emblématique du romantisme français, a marqué la littérature par ses descriptions lyriques et ses héros tourmentés. Publié en 1801, Atala est une œuvre qui mêle exotisme, christianisme et tragédie amoureuse. L'extrait analysé présente la rencontre entre Chactas et Atala, deux êtres pris dans un dilemme entre passion et devoir religieux. Ce passage est représentatif de l'esthétique romantique par sa charge émotionnelle, son cadre enchanteur et sa profonde mélancolie. Nous nous interrogerons sur la manière dont Chateaubriand donne à cet amour interdit une dimension universelle et tragique. Pour cela, nous étudierons d'abord la mise en place d'une atmosphère envoûtante, puis le déchirement entre passion et devoir, avant de nous interroger sur Atala comme réécriture de Paul et Virginie.
Dès les premières lignes, Chateaubriand installe une atmosphère mystique et envoûtante. La nature est omniprésente et participe au lyrisme de la scène : « une nuit que les Muscogulges avaient placé leur camp sur le bord d’une forêt ». La forêt, lieu de mystères et de secrets, sert de décor à cette rencontre amoureuse. Les jeux d’ombre et de lumière confèrent au passage une atmosphère presque surnaturelle : « à la lueur du feu un petit crucifix d’or brillait sur son sein ». Le feu, symbole à la fois de la passion et du danger, présage le destin tragique des personnages.
Atala est dépeinte avec une beauté idéalisée et une aura mystique : « Elle était régulièrement belle », mais son visage exprime un « je ne sais quoi de vertueux et de passionné ». L’oxymore « vertueux et passionné » souligne le tiraillement interne du personnage, partagé entre ses sentiments et ses convictions. La mélancolie est omniprésente, en témoignent les « pleurs » qui « roulaient sous sa paupière ». Ce climat envoûtant, renforcé par l’imagerie poétique et les descriptions sensorielles, place d’emblée le texte dans l’esthétique romantique.
L’extrait illustre le tiraillement entre passion et devoir religieux, thème central de Atala. Chactas, d’abord captivé par la beauté de la jeune fille, craint l’attachement qui pourrait naître : « Comment mêler la mort et la vie ? Vous me feriez trop regretter le jour ». La métaphore opposant « la mort et la vie » annonce la tragédie à venir : leur amour est impossible. Atala, quant à elle, incarne le renoncement : « Ma religion me sépare de toi pour toujours ». Sa réaction dramatique (« Que ne te jettes-tu au crocodile de la fontaine ! ») accentue le pathétisme de la situation.
Chateaubriand joue sur le registre lyrique et dramatique en mettant en scène des dialogues intenses. Les exclamations et interrogations répétées rendent palpable l’intensité émotionnelle du texte : « Qu’un autre soit plus heureux que moi ! » ou encore « Quel dommage que je ne puisse fuir avec toi ! ». L’allitération en « s » dans « Sauvez-vous » renforce l’idée d’un murmure, d’un souffle étouffé, tandis que les comparaisons récurrentes avec la nature (Atala est comparée à un « faon », Chactas au « chêne ») subliment leur amour interdit.
L’œuvre de Chateaubriand rappelle Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, roman précurseur du romantisme publié en 1788. Comme Paul et Virginie, Atala met en scène un amour impossible dans un cadre exotique et idyllique. Atala, à l’image de Virginie, est une jeune fille vertueuse, contrainte par un serment religieux qui l’empêche d’aimer librement. La nature joue un rôle métaphorique : elle est à la fois refuge et témoin de la passion naissante.
Cependant, Chateaubriand diffère de Bernardin de Saint-Pierre en insistant davantage sur la tragédie religieuse. Atala n’est pas seulement victime d’un obstacle social, mais d’un vœu imposé par sa mère. Contrairement à Virginie, dont la mort résulte de circonstances extérieures, Atala est maîtresse de son destin et se condamne elle-même. La philosophie de Chateaubriand est aussi plus sombre : il ne propose pas une idéalisation de l’amour pur, mais une vision tourmentée du destin humain, marqué par la douleur et le sacrifice.
L’esthétique de Atala repose sur l’exaltation des sentiments et le drame du renoncement, ce qui le rapproche du courant préromantique tout en annonçant le romantisme. La nature, chez Chateaubriand, est un miroir de l’âme et participe à la grandeur tragique du récit.
Cet extrait d’Atala illustre parfaitement la poétique de Chateaubriand : une nature envoûtante, des personnages déchirés entre passion et devoir, et une prose lyrique d’une grande musicalité. Son style oscille entre images sublimes et tensions dramatiques, plongeant le lecteur dans un univers où l’amour est aussi exaltant que destructeur. Loin d’une simple idylle exotique, Atala s’impose comme une méditation sur le destin, le sacrifice et la tragédie des sentiments humains.