« Mais peut-être direz-vous que ces derniers exemples ne vous regardent pas ; que toute votre ambition se réduisait à vivre dans une obscure cabane avec l’homme de votre choix ; que vous cherchiez moins les douceurs du mariage que les charmes de cette folie que la jeunesse appelle amour ? Illusion, chimère, vanité, rêve d’une imagination blessée ! Et moi aussi, ma fille, j’ai connu les troubles du cœur ; cette tête n’a pas toujours été chauve ni ce sein aussi tranquille qu’il vous le paraît aujourd’hui. Croyez-en mon expérience : si l’homme, constant dans ses affections, pouvait sans cesse fournir à un sentiment renouvelé sans cesse, sans doute la solitude et l’amour l’égaleraient à Dieu même, car ce sont là les deux éternels plaisirs du grand Être. Mais l’âme de l’homme se fatigue, et jamais elle n’aime longtemps le même objet avec plénitude. Il y a toujours quelques points par où deux cœurs ne se touchent pas, et ces points suffisent à la longue pour rendre la vie insupportable.
« Enfin, ma chère fille, le grand tort des hommes, dans leur songe de bonheur, est d’oublier cette infirmité de la mort attachée à leur nature : il faut finir. Tôt ou tard, qu’elle qu’eût été votre félicité, ce beau visage se fût changé en cette figure uniforme que le sépulcre donne à la famille d’Adam ; l’œil même de Chactas n’aurait pu vous reconnaître entre vos sœurs de la tombe. L’amour n’étend point son empire sur les vers du cercueil. Que dis-je ! (ô vanité des vanités !) que parlé-je de la puissance des amitiés de la terre ? Voulez-vous, ma chère fille, en connaître l’étendue ? Si un homme revenait à la lumière quelques années après sa mort, je doute qu’il fût revu avec joie par ceux-là mêmes qui ont donné le plus de larmes à sa mémoire : tant on forme vite d’autres liaisons, tant on prend facilement d’autres habitudes, tant l’inconstance est naturelle à l’homme, tant notre vie est peu de chose, même dans le cœur de nos amis !
« Remerciez donc la bonté divine, ma chère fille, qui vous retire si vite de cette vallée de misère. Déjà le vêtement blanc et la couronne éclatante des vierges se préparent pour vous sur les nuées ; déjà j’entends la Reine des Anges qui vous crie : Venez, ma digne servante, venez, ma colombe, venez vous asseoir sur un trône de candeur, parmi toutes ces filles qui ont sacrifié leur beauté et leur jeunesse au service de l’humanité, à l’éducation des enfants et aux chefs-d’œuvre de la pénitence. Venez, rose mystique, vous reposer sur le sein de Jésus-Christ. Ce cercueil, lit nuptial que vous vous êtes choisi, ne sera point trompé, et les embrassements de votre céleste époux ne finiront jamais ! »
« Comme le dernier rayon du jour abat les vents et répand le calme dans le ciel, ainsi la parole tranquille du vieillard apaisa les passions dans le sein de mon amante. Elle ne parut plus occupée que de ma douleur et des moyens de me faire supporter sa perte. Tantôt elle me disait qu’elle mourrait heureuse si je lui promettais de sécher mes pleurs ; tantôt elle me parlait de ma mère, de ma patrie ; elle cherchait à me distraire de la douleur présente en réveillant en moi une douleur passée. Elle m’exhortait à la patience, à la vertu. « Tu ne seras pas toujours malheureux, disait-elle : si le ciel t’éprouve aujourd’hui, c’est seulement pour te rendre plus compatissant aux maux des autres. Le cœur, ô Chactas ! est comme ces sortes d’arbres qui ne donnent leur baume pour les blessures des hommes que lorsque le fer les a blessés eux-mêmes. »
« Quand elle avait ainsi parlé, elle se tournait vers le missionnaire, cherchait auprès de lui le soulagement qu’elle m’avait fait éprouver, et, tour à tour consolante et consolée, elle donnait et recevait la parole de vie sur la couche de la mort.
« Cependant l’ermite redoublait de zèle. Ses vieux os s’étaient rallumés par l’ardeur de la charité, et toujours préparant des remèdes, rallumant le feu, rafraîchissant la couche, il faisait d’admirables discours sur Dieu et sur le bonheur des justes. Le flambeau de la religion à la main, il semblait précéder Atala dans la tombe, pour lui en montrer les secrètes merveilles. L’humble grotte était remplie de la grandeur de ce trépas chrétien, et les esprits célestes étaient sans doute attentifs à cette scène où la religion luttait seule contre l’amour, la jeunesse et la mort.
« Elle triomphait, cette religion divine, et l’on s’apercevait de sa victoire à une sainte tristesse qui succédait dans nos cœurs aux premiers transports des passions. Vers le milieu de la nuit, Atala sembla se ranimer pour répéter des prières que le religieux prononçait au bord de sa couche. Peu de temps après elle me tendit la main, et avec une voix qu’on entendait à peine, elle me dit : « Fils d’Outalissi, te rappelles-tu cette première nuit où tu me pris pour la Vierge des dernières amours ? Singulier présage de notre destinée ! » Elle s’arrêta, puis elle reprit : « Quand je songe que je te quitte pour toujours, mon cœur fait un tel effort pour revivre, que je me sens presque le pouvoir de me rendre immortelle à force d’aimer. Mais, ô mon Dieu, que votre volonté soit faite ! » Atala se tut pendant quelques instants ; elle ajouta : « Il ne me reste plus qu’à vous demander pardon des maux que je vous ai causés. Je vous ai beaucoup tourmenté par mon orgueil et mes caprices. Chactas, un peu de terre jetée sur mon corps va mettre tout un monde entre vous et moi et vous délivrer pour toujours du poids de mes infortunes. »
« — Vous pardonner ! répondis-je noyé de larmes : n’est-ce pas moi qui ai causé tous vos malheurs ? — Mon ami, dit-elle en m’interrompant, vous m’avez rendue très-heureuse, et si j’étais à recommencer la vie, je préférerais encore le bonheur de vous avoir aimé quelques instants dans un exil infortuné à toute une vie de repos dans ma patrie. »
Résumé
Le vieil ermite adresse à Atala un discours empreint de sagesse, déconstruisant les illusions de l'amour terrestre. Il rappelle la fragilité des sentiments humains, soumis à l'inconstance et au temps, et souligne l'inévitable réalité de la mort. Par ses paroles, il invite Atala à se réjouir de quitter ce monde éphémère pour rejoindre la félicité céleste, où la couronne des vierges l'attend.
Apaisée par ces paroles, Atala tourne son attention vers Chactas, cherchant à soulager sa douleur. Elle l'encourage à surmonter son chagrin, évoquant la vertu et la compassion que l'épreuve peut faire naître dans le cœur humain. Dans un ultime échange, Atala exprime son amour pour Chactas et son bonheur d'avoir partagé avec lui quelques instants, malgré la souffrance de leur exil.
La scène, marquée par la piété et la résignation, s'élève à une dimension spirituelle, où la foi triomphe des passions terrestres. Le missionnaire, par sa charité et sa ferveur, guide Atala vers la mort comme une délivrance, illuminant la grotte de la grandeur du sacrifice chrétien.
Commentaire composé
« L’amour n’étend point son empire sur les vers du cercueil » : cet adage poignant, tiré de l’extrait d’Atala, résume avec éloquence le paradoxe central de l’œuvre de Chateaubriand. L’écrivain, figure emblématique du romantisme naissant, mêle dans son récit la grandeur des passions humaines à l’appel transcendant de la foi chrétienne. Publié en 1801, Atala s’inscrit dans la veine du roman philosophique et religieux, marquant une rupture avec l’héritage des Lumières. L’extrait étudié, situé au moment de l’agonie de l’héroïne, illustre à la fois la théâtralisation du trépas et la victoire paradoxale de la religion sur l’amour passionnel. Nous verrons d’abord comment Chateaubriand met en scène la mort de manière baroque, avant d’analyser le renversement des topoi romantiques où la foi se substitue à la passion. Enfin, nous établirons une comparaison entre cette scène d’agonie et celle de Manon Lescaut afin de mettre en lumière la singularité de la vision chateaubrianesque.
Dès les premières lignes de l’extrait, la mort d’Atala se présente comme une véritable mise en scène baroque. Chateaubriand fait du trépas une cérémonie sacrée où chaque élément participe à l’élévation spirituelle de l’héroïne. La lumière, les ombres et le feu créent une atmosphère mystique, renforcée par la présence de personnages symboliques : « le vieillard » missionnaire, incarnation de la foi, « la vierge mourante » représentant l’innocence sacrifiée, et « l’amant éploré » qui incarne la douleur humaine. La dimension théâtrale culmine dans la description du missionnaire, « flambeau de la religion à la main », guidant Atala vers l’au-delà. Ce symbolisme baroque donne à la scène une solennité tragique, soulignant la grandeur du sacrifice d’Atala.
La comparaison de l’agonie à une nature blessée apporte une poésie mélancolique à l’extrait. La métaphore de l’arbre blessé, énoncée par Atala elle-même — « Le cœur, ô Chactas ! est comme ces sortes d’arbres qui ne donnent leur baume pour les blessures des hommes que lorsque le fer les a blessés eux-mêmes » — exprime la capacité de la souffrance à faire naître la compassion. Cette image naturaliste participe à la vision panthéiste chère à Chateaubriand, où la douleur humaine se fond dans la douleur de la nature.
Si le romantisme exalte souvent la toute-puissance de l’amour, Chateaubriand opère ici un renversement audacieux en faisant triompher la foi sur la passion. La réplique du missionnaire, véritable voix de la sagesse divine, rappelle à Atala l’éphémérité des sentiments humains : « L’amour n’étend point son empire sur les vers du cercueil ». Ce rappel brutal de la fragilité de l’amour oppose la volupté terrestre à la plénitude éternelle promise par la religion.
L’agonie d’Atala devient ainsi une ascension spirituelle, où la résignation face à la mort permet une réconciliation avec Dieu. L’image du « céleste époux » — allusion biblique au Christ, époux de l’Église — confère à la mort une dimension nuptiale, transformant le cercueil en « lit nuptial ». Cette métaphore sublime la chasteté d’Atala, qui trouve dans le renoncement la plénitude que l’amour terrestre ne saurait offrir. Le rôle du missionnaire, figure paternelle et spirituelle, souligne le pouvoir consolateur de la religion, qui apaise les passions humaines en leur offrant une perspective d’éternité.
Le jeu de consolation réciproque entre Atala et Chactas renforce cette dynamique spirituelle. Tour à tour « consolante et consolée », Atala incarne une figure christique, prête à se sacrifier pour la paix de l’autre. Le dialogue entre les amants prend ainsi la forme d’un ultime apprentissage de la vertu, où la douleur devient le creuset d’une sagesse nouvelle.
Comparée à la mort tragique de Manon Lescaut, celle d’Atala se distingue par sa dimension spirituelle. Dans l’œuvre de l’abbé Prévost, l’agonie de Manon est marquée par une exaltation désespérée de l’amour, où la passion triomphe malgré la mort. La mort de Manon est celle d’une amante maudite, tandis que celle d’Atala est celle d’une vierge élue.
Le dialogue entre Chactas et Atala contraste avec celui entre Des Grieux et Manon. Chez Chateaubriand, la souffrance amoureuse se transforme en une méditation sur la vanité des passions terrestres. Loin de se lamenter sur une séparation définitive, Atala s’abandonne à la volonté divine : « Que votre volonté soit faite ! ». Cette acceptation stoïque révèle une quête de transcendance qui fait écho à la sensibilité chrétienne de Chateaubriand.
Enfin, la figure du missionnaire ajoute une médiation spirituelle absente chez Prévost. L’ermite devient le guide qui éclaire la voie vers l’au-delà, tandis que chez Prévost, la mort reste irrémédiablement attachée au désespoir humain.
Cet extrait d’Atala révèle toute la richesse de la vision chateaubrianesque, où la mort se fait à la fois tragédie et rédemption. La mise en scène baroque, l’opposition entre l’amour terrestre et la foi divine, ainsi que la transformation de l’agonie en ascension mystique confèrent à ce passage une puissance émotionnelle rare. Chateaubriand dépasse ainsi l’imaginaire romantique classique pour offrir une méditation sur la vanité des passions humaines et la consolation offerte par la religion.
Le style de l’écrivain, fait de phrases longues, de métaphores élégiaques et de rythmes harmonieux, sublime la douleur en une prière lyrique. Dans ce texte, Chateaubriand nous enseigne que si l’amour terrestre s’éteint au seuil du tombeau, la foi ouvre les portes d’une éternité bienheureuse. À travers Atala, il nous rappelle que la véritable consolation ne se trouve pas dans les étreintes humaines, mais dans l’espérance divine.