Eugène de Rastignac était revenu dans une disposition d'esprit que doivent avoir connue les jeunes gens supérieurs, ou ceux auxquels une position difficile communique momentanément les qualités des hommes d'élite. Pendant sa première année de séjour à Paris, le peu de travail que veulent les premiers grades à prendre dans la Faculté l'avait laissé libre de goûter les délices visibles du Paris matériel. Un étudiant n'a pas trop de temps s'il veut connaître le répertoire de chaque théâtre, étudier les issues du labyrinthe parisien, savoir les usages, apprendre la langue et s'habituer aux plaisirs particuliers de la capitale; fouiller les bons et les mauvais endroits, suivre les cours qui amusent, inventorier les richesses des musées. Un étudiant se passionne alors pour des niaiseries qui lui paraissent grandioses. Il a son grand homme, un professeur du Collège de France, payé pour se tenir à la hauteur de son auditoire. Il rehausse sa cravate et se pose pour la femme des premières galeries de l'Opéra-Comique. Dans ces initiations successives, il se dépouille de son aubier, agrandit l'horizon de sa vie, et finit par concevoir la superposition des couches humaines qui composent la société. S'il a commencé par admirer les voitures au défilé des Champs-Elysées par un beau soleil, il arrive bientôt à les envier. Eugène avait subi cet apprentissage à son insu, quand il partit en vacances, après avoir été reçu bachelier en Lettres et bachelier en Droit.
Le Père Goriot - Honoré de Balzac
Cet extrait de Le Père Goriot de Balzac, où sont abordés les premiers pas d'Eugène de Rastignac dans Paris, fait partie du cadre plus large de la présentation des lieux et personnages du roman. Après avoir esquissé l'apparence de certains personnages et introduit l'univers de la pension Vauquer, cet extrait permet d'entrer dans la psychologie et l'évolution du jeune Eugène, personnage central de l'œuvre. Ce passage est une étape décisive dans le développement du thème de l'apprentissage de Rastignac à Paris, un apprentissage qui façonne sa vision de la société et de lui-même.
Rastignac, au début de son séjour à Paris, est dans une position où son esprit et ses aspirations sont encore influencés par des idéaux romantiques et naïfs. Le texte décrit sa première année dans la capitale comme une période de découverte, à la fois de la ville et de ses propres désirs. Balzac met en lumière une phase de transition, un moment où Eugène se laisse emporter par les plaisirs matériels et les distractions offertes par Paris. Il s’intéresse aux théâtres, aux musées, aux "bons et mauvais endroits", montrant ainsi sa curiosité pour la diversité et la richesse de la vie parisienne, mais aussi son immersion dans des "niaiseries" qu’il considère grandioses. Ce passage symbolise un changement de perspective chez Eugène, un passage de l'idéalisme à une forme de réalisme social.
La juxtaposition de l’admiration des voitures des Champs-Élysées et de l’envie qu’elles suscitent chez lui témoigne de l’évolution de ses aspirations : d’abord fasciné par les symboles de la richesse et du pouvoir, il finit par les désirer pour lui-même. Ce désir croissant de s’intégrer dans les couches sociales les plus élevées de Paris révèle la prise de conscience d’Eugène de la hiérarchie sociale et de sa position à l’intérieur de celle-ci.
Le texte met également en évidence la transformation de la sensibilité d'Eugène. Dès son arrivée à Paris, il est sensible aux "délices visibles du Paris matériel", mais petit à petit, il se dépouille de son naïf idéal pour adopter une vision plus pragmatique et calculée de la société. L'apprentissage d’Eugène est aussi celui de la complexité sociale, une "superposition des couches humaines" qu’il commence à comprendre. Cet aspect de l’apprentissage va au-delà de la simple découverte des plaisirs de la ville pour inclure un processus de maturation, où il se confronte aux réalités de la hiérarchie sociale et de ses propres ambitions.
Le passage où Eugène commence à envier les voitures des Champs-Élysées illustre cette tension entre l'idéal et le pragmatisme. Initialement, il les admire de loin, comme un rêve inaccessible, mais progressivement, son regard se fait plus réaliste : ces signes extérieurs de richesse et de statut deviennent des objectifs, des désirs. Ce passage traduit le passage du jeune homme à l’esprit idéaliste au personnage plus calculateur, qui va progressivement comprendre les enjeux sociaux et l’importance du statut dans la société parisienne.
L'extrait de Le Père Goriot que nous avons étudié montre comment Balzac, à travers le portrait de Rastignac, illustre le thème de l’apprentissage dans le contexte parisien. Ce passage marque un tournant dans l'évolution du personnage : il passe d'un jeune homme naïf et enthousiaste à une personne qui, tout en conservant des idéaux, est forcée de prendre conscience des réalités sociales et des stratégies nécessaires pour y accéder. C'est une initiation à la fois physique et morale, qui façonne sa vision de la société, et qui le prépare à une confrontation plus profonde avec les réalités de la vie parisienne et de ses ambitions personnelles.