Les deux prêtres, l'enfant de choeur et le bedeau vinrent et donnèrent tout ce qu'on peut avoir pour soixante-dix francs dans une époque où la religion n'est pas assez riche pour prier gratis. Les gens du clergé chantèrent un psaume, le Libera, le De profundis. Le service dura vingt minutes. Il n'y avait qu'une seule voiture de deuil pour un prêtre et un enfant de choeur, qui consentirent à recevoir avec eux Eugène et Christophe.
- Il n'y a point de suite, dit le prêtre, nous pourrons aller vite, afin de ne pas nous attarder, il est cinq heures et demie.
Cependant, au moment où le corps fut placé dans le corbillard, deux voitures armoriées, mais vides, celle du comte de Restaud et celle du baron de Nucingen, se présentèrent et suivirent le convoi jusqu'au Père-Lachaise. A six heures, le corps du père Goriot fut descendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de ses filles, qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour l'argent de l'étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent, et l'un d'eux, s'adressant à Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène fouilla dans sa poche et n'y trouva rien, il fut forcé d'emprunter vingt sous à Christophe. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chez Rastignac un accès d'horrible tristesse. Le jour tombait, un humide crépuscule agaçait les nerfs, il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions d'un coeur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras, contempla les nuages, et, le voyant ainsi, Christophe le quitta.
Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s'attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses: "A nous deux maintenant!"
Et pour premier acte du défi qu'il portait à la Société,
Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen.
Le Père Goriot - Honoré de Balzac
Ce passage du Père Goriot (1835) de Honoré de Balzac s’inscrit dans la fin tragique de l’histoire du vieil homme abandonné par ses filles et de l’ascension du jeune Eugène de Rastignac. Le narrateur, après avoir décrit la mort solitaire de Goriot, nous plonge ici dans la cérémonie funèbre de ce dernier, un événement modeste en comparaison de la vie de luxe que l’on associe aux deux filles du défunt, qui ne daignent même pas assister à l’enterrement. Ce passage met en lumière deux thèmes majeurs de l’œuvre : l’abandon familial et la soif de pouvoir d’un jeune homme qui voit son avenir dans le monde parisien.
1. La solennité et la simplicité de la cérémonie funèbre
La cérémonie funèbre de Goriot, avec son cortège réduit et son service modeste, reflète la vie solitaire et ignorée du défunt. Le fait que le clergé « consentit » à prier pour lui montre combien il est dévalorisé aux yeux de la société. La simple mention du prix de la cérémonie (soixante-dix francs) montre la précarité des rites funéraires de cette époque, loin des grandes obsèques auxquelles on s’attendrait pour une personne ayant connu la gloire. L’indifférence de ses filles et la pauvreté des funérailles accentuent le tragique de sa condition.
2. L’arrivée des voitures armoriées
L’apparition des voitures des aristocrates, celle du comte de Restaud et du baron de Nucingen, qui suivent le cortège funèbre de Goriot sans participer activement, met en lumière l’hypocrisie de la société. Ces personnages, issus du monde que Rastignac cherche à rejoindre, illustrent l’écart entre les aspirations sociales d’Eugène et la réalité déshumanisante qui règne dans les cercles de pouvoir.
3. Le moment de solitude et de réflexion de Rastignac
Après l'enterrement, Rastignac, seul, contemple la scène et ressent un profond sentiment de tristesse. Ce moment de réflexion marque une rupture avec son idéal juvénile, symbolisé par sa « dernière larme de jeune homme », celle qui, selon le narrateur, s’élève vers les cieux. L’image des « nuages » et du « crépuscule » évoque le passage du jour à la nuit, un symbole de l’entrée dans un monde plus sombre, celui de l’ambition crue et de l’inhumanité qui l’accompagne.
4. Le regard conquérant de Rastignac sur Paris
Le dernier acte de Rastignac, en levant les yeux vers Paris et en déclarant « A nous deux maintenant ! », marque un tournant décisif dans le roman. Ce cri ambitieux annonce le début de sa quête pour conquérir la société parisienne. Le regard « avidement » tourné vers les lieux où se trouve le pouvoir illustre son désir de s’imposer dans ce monde bourgeois et aristocratique. Ce moment montre que Rastignac est prêt à tout sacrifier pour réussir, malgré l’amertume et la désillusion qu’il a ressenties en enterrant son père spirituel.
5. Le contraste entre les deux personnages
La juxtaposition de l’enterrement de Goriot avec la scène finale où Rastignac se rend chez madame de Nucingen illustre de manière poignante l’opposition entre deux mondes : celui du dévouement et du sacrifice, et celui de l’ambition personnelle et du calcul. Goriot meurt seul, son amour filial ignoré, tandis que Rastignac, dans son ascension sociale, renonce à tout ce qu’il a connu pour s’impliquer dans une société qui l’utilisera, sans états d’âme.
Ce passage du Père Goriot met en lumière l’une des grandes thématiques de Balzac : l’opposition entre le sacrifice et l’ambition, l’amour désintéressé et l’ascension sociale sans scrupules. À travers le personnage de Rastignac, Balzac décrit l’entrée dans la société parisienne comme une conquête, où les sentiments et les relations humaines sont sacrifiés au profit de l’ambition. Cette scène funèbre, aussi modeste soit-elle, devient le symbole du passage d’un monde révolu à un autre, plus impitoyable, où les valeurs traditionnelles n’ont plus leur place.