Je vis cette faucheuse. Elle était dans son champ.
Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant,
Noir squelette laissant passer le crépuscule.
Dans l'ombre où l'on dirait que tout tremble et recule,
L'homme suivait des yeux les lueurs de la faulx.
Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux
Tombaient ; elle changeait en désert Babylone,
Le trône en l'échafaud et l'échafaud en trône,
Les roses en fumier, les enfants en oiseaux,
L'or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux.
Et les femmes criaient : -- Rends-nous ce petit être.
Pour le faire mourir, pourquoi l'avoir fait naître ? --
Ce n'était qu'un sanglot sur terre, en haut, en bas ;
Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats ;
Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre ;
Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombre
Un troupeau frissonnant qui dans l'ombre s'enfuit ;
Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit.
Derrière elle, le front baigné de douces flammes,
Un ange souriant portait la gerbe d'âmes.
Mars 1854.
Victor Hugo, Les Contemplations (1856)
Victor Hugo, figure emblématique du romantisme français, a marqué son époque par ses œuvres à la fois puissantes et profondes. Parmi ses nombreux chef-d'œuvres, Les Contemplations (1856) occupe une place centrale. Ce recueil, profondément marqué par la douleur et le deuil, est divisé en deux parties : la première, "Autrefois", fait référence à l'innocence et à la joie des années passées, tandis que la seconde, "Aujourd'hui", se tourne vers la méditation sur la souffrance, la mort, et l'existence humaine, à la suite de la tragique disparition de sa fille Léopoldine en 1843. Le poème Mors, extrait de cette seconde partie, présente la figure de la mort sous une forme apocalyptique, comme un pouvoir destructeur et inéluctable. À travers cette œuvre, Hugo explore les thèmes de la finitude humaine, du déclin des civilisations, et du renouveau symbolique que la mort peut apporter. Nous procéderons à une analyse linéaire du poème Mors, en mettant en lumière la manière dont Hugo met en scène la mort, et les images frappantes qu’il utilise pour décrire l'horreur et la beauté de ce passage ultime.
Dès les premiers vers, Victor Hugo introduit la "faucheuse", symbole traditionnel de la mort, dans un décor effrayant et grandiose. Il la décrit comme "dans son champ", une image qui associe la mort au travail de la moisson, comme si celle-ci était en train de récolter les vies humaines de manière systématique. Le poète précise : "Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant", ce qui accentue l’aspect inévitable et implacable de la mort, qui avance sans relâche et sans distinction. L’adjectif "noir" qui qualifie le squelette renforce l’image de la mort comme une entité obscure, menaçante, plongeant tout dans l’obscurité. L’atmosphère est alors teintée de "crépuscule", moment de la journée où la lumière se retire et où l’obscurité prend possession des lieux.
Le choix du mot "squelette" pour désigner la faucheuse renvoie également à la déshumanisation de la mort, à la dépouillement ultime de l’être, une image effrayante qui frappe le lecteur. L’idée que "tout tremble et recule" dans l’ombre qui entoure cette faucheuse suggère la terreur collective que la mort inspire. Elle fait reculer tout ce qui se trouve sur son passage, anéantissant l’existence même des choses. La mort semble effacer l’ordre du monde, et la nature humaine elle-même est rétractée face à cette force impersonnelle et irrésistible.
Au fur et à mesure du poème, Hugo intensifie l'image de la mort comme une force qui détruit tout sur son passage. Il décrit la faucheuse transformant des lieux de gloire et de prospérité en dévastation : "Elle changeait en désert Babylone", une référence à la chute d'une grande civilisation, symbole d’un empire jadis florissant qui devient un simple "désert", une terre stérile. La mort renverse aussi les hiérarchies sociales et politiques : "Le trône en l'échafaud et l'échafaud en trône", un jeu de mots qui illustre l’égalisation de tous devant la mort, qui renverse les pouvoirs, les structures sociales et les destinées humaines.
Les métaphores qui suivent soulignent cette omniprésence de la mort, qui touche toutes les sphères de la vie : "Les roses en fumier, les enfants en oiseaux, L'or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux." Hugo utilise des images frappantes et contrastées pour décrire la dévastation : les roses, symbole de la beauté et de l’amour, sont transformées en "fumier", la matière première de la décomposition. Les enfants, symboles de l'avenir et de l'innocence, se transforment en "oiseaux", mais ces oiseaux semblent ne pouvoir que fuir, comme si la mort annihilait même l’avenir et la jeunesse. L’or, symbole de richesse et de pouvoir, devient "cendre", un résidu sans valeur, une preuve du caractère éphémère des biens matériels. Enfin, l’image poignante des "yeux des mères en ruisseaux" illustre la douleur infinie du deuil et de la perte, donnant une dimension tragique et humaine à la destruction générale.
La question lancée par les femmes, "Rends-nous ce petit être. / Pour le faire mourir, pourquoi l'avoir fait naître ?", renforce l’absurdité de la condition humaine face à la mort. Ce cri de douleur met en lumière la souffrance d’une mère confrontée à la perte de son enfant et interroge le sens de la vie et de la mort. Elle semble remettre en question l'ordre naturel des choses et la raison de l'existence humaine face à l'inéluctabilité de la mort.
À partir de ce moment, la fuite est au cœur du poème : "Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombre / Un troupeau frissonnant qui dans l'ombre s'enfuit." Cette image du "troupeau frissonnant" évoque une humanité terrorisée, effrayée par l’inexorable marche de la mort. L’utilisation du terme "troupeau" suggère la passivité et l’impuissance des êtres humains face à leur destinée commune. Le mot "frissonnant" souligne l’angoisse et la peur qui paralysent les individus, tandis que l’expression "dans l'ombre s'enfuit" évoque l'idée que la fuite de la mort est vaine, que l’humanité ne peut échapper à son sort, peu importe où elle se cache.
Le monde entier semble être sous l’emprise de cette ombre, "tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit". Cette formulation montre la domination absolue de la mort, qui englobe tout et ne laisse aucun espoir de répit. Le deuil, la peur et la nuit sont les seuls éléments qui subsistent dans le monde dominé par la faucheuse.
À la fin du poème, une lumière douce apparaît dans l’obscurité de la mort : "Derrière elle, le front baigné de douces flammes, / Un ange souriant portait la gerbe d'âmes." Cet ange, porteur de "douces flammes", contraste avec l’image de la faucheuse. Il symbolise l’idée de la rédemption et du renouveau après la mort, comme si, derrière la destruction et le vide de la mort, il y avait une forme de réconfort spirituel. L’ange n’est pas un être de terreur, mais une figure bienveillante qui recueille les âmes, suggérant une transition vers un au-delà plus serein et lumineux. L’image de la "gerbe d'âmes" laisse entendre que la mort, tout en étant destructrice, pourrait également être porteuse de régénération et d’espoir dans une vision chrétienne de la mort comme passage vers l’éternité.
Le poème Mors de Victor Hugo présente une vision apocalyptique et totalisante de la mort, dépeinte comme une force omnipotente qui anéantit tout sur son passage. À travers des images saisissantes de destruction et de dévastation, Hugo fait de la mort un principe qui égalise et détruit les distinctions sociales, politiques et matérielles. Cependant, dans les dernières lignes, un souffle d’espérance émerge avec l’apparition de l'ange, représentant la possibilité d’une renaissance spirituelle après la mort. Ce poème, tout en plongeant le lecteur dans une réflexion sombre et angoissée sur la finitude humaine, invite également à penser la mort non comme une fin absolue, mais comme un passage vers un au-delà spirituel.