Ô souvenirs ! printemps ! aurore !
Doux rayon triste et réchauffant !
— Lorsqu’elle était petite encore,
Que sa sœur était tout enfant… —
Connaissez-vous sur la colline
Qui joint Montlignon à Saint-Leu,
Une terrasse qui s’incline
Entre un bois sombre et le ciel bleu ?
C’est là que nous vivions. — Pénètre,
Mon cœur, dans ce passé charmant ! —
Je l’entendais sous ma fenêtre
Jouer le matin doucement.
Elle courait dans la rosée,
Sans bruit, de peur de m’éveiller ;
Moi, je n’ouvrais pas ma croisée,
De peur de la faire envoler.
Ses frères riaient… — Aube pure !
Tout chantait sous ces frais berceaux,
Ma famille avec la nature,
Mes enfants avec les oiseaux !
Je toussais, on devenait brave.
Elle montait à petits pas,
Et me disait d’un air très grave :
J’ai laissé les enfants en bas.
Qu’elle fût bien ou mal coiffée,
Que mon cœur fût triste ou joyeux,
Je l’admirais. C’était ma fée,
Et le doux astre de mes yeux !
Nous jouions toute la journée.
Ô jeux charmants ! chers entretiens !
Le soir, comme elle était l’aînée,
Elle me disait : — Père, viens !
Nous allons t’apporter ta chaise,
Conte-nous une histoire, dis ! —
Et je voyais rayonner d’aise
Tous ces regards du paradis.
Alors, prodiguant les carnages,
J’inventais un conte profond
Dont je trouvais les personnages
Parmi les ombres du plafond.
Toujours, ces quatre douces têtes
Riaient, comme à cet âge on rit,
De voir d’affreux géants très bêtes
Vaincus par des nains pleins d’esprit.
J’étais l’Arioste et l’Homère
D’un poëme éclos d’un seul jet ;
Pendant que je parlais, leur mère
Les regardait rire, et songeait.
Leur aïeul, qui lisait dans l’ombre,
Sur eux parfois levait les yeux,
Et moi, par la fenêtre sombre
J’entrevoyais un coin des cieux !
Le poème Souvenirs de Victor Hugo, extrait de son recueil Les Contemplations, illustre la nostalgie et la tendresse du poète envers sa jeunesse, sa famille, et les moments heureux passés avec ses enfants. À travers un style simple mais émouvant, Hugo décrit la douceur d’un passé révolu, où la nature, la famille, et l’innocence enfantine se mêlaient dans une harmonie parfaite.
La nostalgie d'un passé heureux
Le poème commence par une évocation des souvenirs d'enfance et des moments partagés avec ses enfants. Le terme “souvenirs” ouvre le poème et introduit un ton mélancolique, celui d’une réminiscence douce-amère. Hugo se remémore un temps passé, un printemps où tout était lumineux et harmonieux :
“Ô souvenirs ! printemps ! aurore ! / Doux rayon triste et réchauffant !”
Les mots “printemps”, “aurore”, et “rayon triste” suggèrent une époque de lumière, mais aussi de perte. Ce mélange de douceur et de tristesse souligne l’irréversibilité du temps qui passe et l’impossibilité de revenir en arrière.
La description d’un lieu idéal
Hugo évoque ensuite un lieu particulier, une terrasse située sur la colline entre Montlignon et Saint-Leu, un endroit paisible et naturel, symbolisant la perfection du monde de son enfance. Ce lieu devient un lieu de mémoire, un sanctuaire où le poète se retire pour se replonger dans le passé :
“Connaissez-vous sur la colline / Qui joint Montlignon à Saint-Leu, / Une terrasse qui s’incline / Entre un bois sombre et le ciel bleu ?”
Le contraste entre le “bois sombre” et le “ciel bleu” pourrait symboliser l’opposition entre les ombres du passé et la lumière de la mémoire.
L’innocence et la joie des enfants
Le poème s’attarde sur les scènes simples et joyeuses de l’enfance. La figure de la fille, qui joue le matin sans faire de bruit pour ne pas réveiller son père, est un symbole d’innocence pure :
“Elle courait dans la rosée, / Sans bruit, de peur de m’éveiller ; / Moi, je n’ouvrais pas ma croisée, / De peur de la faire envoler.”
Il y a ici une fusion entre l’enfant et la nature, une sorte de perfection dans l’acte d’être jeune et insouciant. Le poète, en père protecteur, craint de briser cette innocence fragile.
L’harmonie entre la famille et la nature
Les moments partagés entre le poète, ses enfants et la nature sont empreints d’harmonie et de joie. Les enfants et la nature semblent fusionner dans une même symphonie :
“Tout chantait sous ces frais berceaux, / Ma famille avec la nature, / Mes enfants avec les oiseaux !”
Le poète crée un lien intime entre la vie familiale et le monde naturel, un monde où tout est en équilibre et où les enfants, comme les oiseaux, sont libres et joyeux.
Les jeux et les récits d’hier
Hugo se souvient aussi des jeux et des histoires inventées pour ses enfants. Ces récits, qu'il créait de toutes pièces, étaient à la fois un moyen d’expression et un moyen de réunir la famille dans un moment magique de convivialité :
“Nous jouions toute la journée. / Ô jeux charmants ! chers entretiens !”
Les jeux et les contes créent une atmosphère de complicité et de partage entre le poète et ses enfants. La fiction devient un pont entre le monde réel et l’imaginaire, une évasion où tout est possible.
La mélancolie et la perte du temps
À la fin du poème, Hugo exprime une forme de tristesse et de regret face à la disparition de ces moments heureux. Le souvenir de ces moments précieux devient un trésor, mais aussi une douleur, car le poète sait qu’il ne pourra jamais retrouver cette époque bénie :
“Leurs aïeul, qui lisait dans l’ombre, / Sur eux parfois levait les yeux, / Et moi, par la fenêtre sombre / J’entrevoyais un coin des cieux !”
Le regard du grand-père, dans l’ombre, renvoie à une vision du passé qui s’éloigne, tout comme l’entrevoir d’un coin des cieux suggère un monde idéal, inaccessible.
Souvenirs est un poème où Hugo capture l’essence de la mémoire, de l’enfance et de la famille. À travers une évocation douce mais mélancolique de son passé, le poète montre que ces moments parfaits, bien qu’éphémères, demeurent gravés dans la mémoire comme des symboles de bonheur et d’harmonie. Le poème, par son ton et ses images, souligne la fragilité du bonheur et le poids du temps, qui efface mais ne détruit jamais complètement les souvenirs précieux.