J'implore ta pitié, Toi, l'unique que j'aime,
Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé.
C'est un univers morne à l'horizon plombé,
Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème ;
Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,
Et les six autres mois la nuit couvre la terre ;
C'est un pays plus nu que la terre polaire
- Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois !
Or il n'est pas d'horreur au monde qui surpasse
La froide cruauté de ce soleil de glace
Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos ;
Je jalouse le sort des plus vils animaux
Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,
Tant l'écheveau1 du temps lentement se dévide !
Charles Baudelaire - Les Fleurs du Mal
1 écheveau :
enroulage de fils en plusieurs tours de façon à ce qu'ils ne s'emmêlent pas quand on les déroule.
Le poème De profundis clamavi, tiré du recueil Les Fleurs du Mal et situé dans la section Spleen et Idéal, est une expression du désespoir profond du poète. Le titre, emprunté à un psaume biblique signifiant "j'ai crié des profondeurs", est ici détourné par Baudelaire, qui en fait un cri de souffrance plutôt qu'un appel à l'espoir. Ce poème aborde des thèmes de mélancolie, d'ennui, du vide existentiel et de la fuite inexorable du temps. Il s'inscrit pleinement dans l’univers baudelairien du Spleen, où l'âme humaine semble perdue dans un monde dénué de sens et de lumière.
Le poème commence par une imploration adressée à une entité divine ou symbolique, à laquelle le poète demande pitié du fond de son cœur, tombé dans un gouffre obscur. Cette image du gouffre est emblématique de la mélancolie baudelairienne, où le poète se trouve immergé dans un univers morne, vide et désespéré. Le "soleil sans chaleur" et la nuit omniprésente symbolisent l'absence de lumière intérieure et de chaleur humaine. Baudelaire décrit un paysage qui semble dénué de toute vie et de toute beauté, où l'horreur et le blasphème flottent dans les ténèbres. Le poème dévoile ainsi une vision du monde comme un espace clos et douloureux, un lieu où même l’espoir semble impossible.
Le poète continue en décrivant un pays qui, même comparé à la terre polaire, est encore plus nu, plus déserté. Aucun signe de vie, aucun mouvement, ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure. Cette absence est exacerbée par l'image d'un soleil qui ne donne aucune chaleur, un élément qui, au lieu de nourrir la vie, se transforme en une "froide cruauté". Cette strophe montre la profonde détresse du poète, un univers figé où tout est arrêté, où la vie semble suspendue dans un vide immense. L'image du "soleil de glace" et de "l'immense nuit semblable au vieux Chaos" accentue cette idée de stagnation, de mort, de perte totale de direction.
La dernière strophe exprime un sentiment de lassitude face au temps qui s'écoule lentement. Le poète se plaint de la lente dégradation de l’existence, comparant le temps qui se dévide à un écheveau de fil. L’utilisation du terme "écheveau" évoque un enroulement inexorable, une progression irrémédiable du temps qui semble à la fois inéluctable et torturante. Baudelaire exprime une jalousie envers les "plus vils animaux" qui, dans leur simplicité, peuvent s’abandonner à un "sommeil stupide", échappant ainsi à la souffrance de la conscience humaine et au poids du temps.
De profundis clamavi est un poème profondément empreint de la vision baudelairienne du monde, marquée par le Spleen. L'évocation d'un univers déserté, froid et cruel, met en lumière les tourments de l'âme humaine, prisonnière de la mélancolie et du passage inexorable du temps. Le poème est un cri de désespoir, une lamentation contre la lenteur de l'existence et l'absence de sens. Par son style, Baudelaire réussit à traduire cette souffrance intérieure en une image poétique poignante, où la nature et le temps sont des adversaires impitoyables, rendant l’existence humaine toujours plus lourde et insupportable.