Au sortir du bois, nous rencontrâmes de grandes touffes de digitale pourprée ; elle en fit un énorme bouquet en me disant : « C’est pour ma tante ; elle sera si heureuse d’avoir ces belles fleurs dans sa chambre. » Nous n’avions plus qu’un bout de plaine à traverser pour gagner Othys. Le clocher du village pointait sur les coteaux bleuâtres qui vont de Montméliant à Dammartin. La Thève bruissait de nouveau parmi les grès et les cailloux, s’amincissant au voisinage de sa source, où elle se repose dans les prés, formant un petit lac au milieu des glaïeuls et des iris. Bientôt nous gagnâmes les premières maisons. La tante de Sylvie habitait une petite chaumière bâtie en pierres de grès inégales que revêtaient des treillages de houblon et de vigne vierge ; elle vivait seule de quelques carrés de terre que les gens du village cultivaient pour elle depuis la mort de son mari. Sa nièce arrivant, c’était le feu dans la maison. « Bonjour, la tante ! Voici vos enfants ! dit Sylvie ; nous avons bien faim ! » Elle l’embrassa tendrement, lui mit dans les bras la botte de fleurs, puis songea enfin à me présenter, en disant : « C’est mon amoureux ! »
J’embrassai à mon tour la tante qui dit : « Il est gentil… C’est donc un blond !… — Il a de jolis cheveux fins, dit Sylvie. — Cela ne dure pas, dit la tante ; mais vous avez du temps devant vous, et toi qui es brune, cela t’assortit bien. — Il faut le faire déjeuner, la tante, dit Sylvie. » Et elle alla cherchant dans les armoires, dans la huche, trouvant du lait, du pain bis, du sucre, étalant sans trop de soin sur la table les assiettes et les plats de faïence émaillés de larges fleurs et de coqs au vif plumage. Une jatte en porcelaine de Creil, pleine de lait où nageaient les fraises, devint le centre du service, et après avoir dépouillé le jardin de quelques poignées de cerises et de groseilles, elle disposa deux vases de fleurs aux deux bouts de la nappe. Mais la tante avait dit ces belles paroles : « Tout cela, ce n’est que du dessert. Il faut me laisser faire à présent. » Et elle avait décroché la poêle et jeté un fagot dans la haute cheminée. « Je ne veux pas que tu touches à cela ! dit-elle à Sylvie, qui voulait l’aider ; abîmer tes jolis doigts qui font de la dentelle plus belle qu’à Chantilly ! tu m’en as donné, et je m’y connais. — Ah ! oui, la tante !… Dites donc, si vous en avez des morceaux de l’ancienne, cela me fera des modèles. — Eh bien ! va voir là-haut, dit la tante, il y en a peut-être dans ma commode. — Donnez-moi les clefs, reprit Sylvie. — Bah ! dit la tante, les tiroirs sont ouverts. — Ce n’est pas vrai, il y en a un qui est toujours fermé. » Et pendant que la bonne femme nettoyait la poêle après l’avoir passée au feu, Sylvie dénouait des pendants de sa ceinture une petite clef d’un acier ouvragé qu’elle me fit voir avec triomphe.
Je la suivis, montant rapidement l’escalier de bois qui conduisait à la chambre. — Ô jeunesse, ô vieillesse saintes ! — qui donc eût songé à ternir la pureté d’un premier amour dans ce sanctuaire des souvenirs fidèles ? Le portrait d’un jeune homme du bon vieux temps souriait avec ses yeux noirs et sa bouche rose, dans un ovale au cadre doré, suspendu à la tête du lit rustique. Il portait l’uniforme des gardes-chasse de la maison de Condé ; son attitude à demi martiale, sa figure rose et bienveillante, son front pur sous ses cheveux poudrés, relevaient ce pastel, médiocre peut-être, des grâces de la jeunesse et de la simplicité. Quelque artiste modeste invité aux chasses princières s’était appliqué à le pourtraire de son mieux, ainsi que sa jeune épouse, qu’on voyait dans un autre médaillon, attrayante, maligne, élancée dans son corsage ouvert à échelle de rubans, agaçant de sa mine retroussée un oiseau posé sur son doigt. C’était pourtant la même bonne vieille qui cuisinait en ce moment, courbée sur le feu de l’âtre. Cela me fit penser aux fées des Funambules qui cachent, sous leur masque ridé, un visage attrayant, qu’elles révèlent au dénouement, lorsque apparaît le temple de l’Amour et son soleil tournant qui rayonne de feux magiques. « Ô bonne tante, m’écriai-je, que vous étiez jolie ! — Et moi donc ? » dit Sylvie, qui était parvenue à ouvrir le fameux tiroir. Elle y avait trouvé une grande robe en taffetas flambé, qui criait du froissement de ses plis. « Je veux essayer si cela m’ira, dit-elle. Ah ! je vais avoir l’air d’une vieille fée ! »
« La fée des légendes éternellement jeune !… » dis-je en moi-même. — Et déjà Sylvie avait dégrafé sa robe d’indienne et la laissait tomber à ses pieds. La robe étoffée de la vieille tante s’ajusta parfaitement sur la taille mince de Sylvie, qui me dit de l’agrafer. « Oh ! les manches plates, que c’est ridicule ! » dit-elle. Et cependant les sabots garnis de dentelles découvraient admirablement ses bras nus, la gorge s’encadrait dans le pur corsage aux tulles jaunis, aux rubans passés, qui n’avait serré que bien peu les charmes évanouis de la tante. « Mais finissez-en ! Vous ne savez donc pas agrafer une robe ? » me disait Sylvie. Elle avait l’air de l’accordée de village de Greuze. « Il faudrait de la poudre, dis-je. — Nous allons en trouver. » Elle fureta de nouveau dans les tiroirs. Oh ! que de richesses ! que cela sentait bon, comme cela brillait, comme cela chatoyait de vives couleurs et de modeste clinquant ! deux éventails de nacre un peu cassés, des boîtes de pâte à sujets chinois, un collier d’ambre et mille fanfreluches, parmi lesquelles éclataient deux petits souliers de droguet blanc avec des boucles incrustées de diamants d’Irlande ! « Oh ! je veux les mettre, dit Sylvie, si je trouve les bas brodés ! »
Un instant après, nous déroulions des bas de soie rose tendre à coins verts ; mais la voix de la tante, accompagnée du frémissement de la poêle, nous rappela soudain à la réalité. « Descendez vite ! » dit Sylvie, et quoi que je pusse dire, elle ne me permit pas de l’aider à se chausser. Cependant la tante venait de verser dans un plat le contenu de la poêle, une tranche de lard frite avec des œufs. La voix de Sylvie me rappela bientôt. « Habillez-vous vite ! » dit-elle, et entièrement vêtue elle-même, elle me montra les habits de noces du garde-chasse réunis sur la commode. En un instant, je me transformai en marié de l’autre siècle. Sylvie m’attendait sur l’escalier, et nous descendîmes tous deux en nous tenant par la main. La tante poussa un cri en se retournant : « Ô mes enfants ! » dit-elle, et elle se mit à pleurer, puis sourit à travers ses larmes. — C’était l’image de sa jeunesse, — cruelle et charmante apparition ! Nous nous assîmes auprès d’elle, attendris et presque graves, puis la gaieté nous revint bientôt, car, le premier moment passé, la bonne vieille ne songea plus qu’à se rappeler les fêtes pompeuses de sa noce. Elle retrouva même dans sa mémoire les chants alternés, d’usage alors, qui se répondaient d’un bout à l’autre de la table nuptiale, et le naïf épithalame qui accompagnait les mariés rentrant après la danse. Nous répétions ces strophes si simplement rythmées, avec les hiatus et les assonances du temps ; amoureuses et fleuries comme le cantique de l’Ecclésiaste ; — nous étions l’époux et l’épouse pour tout un beau matin d’été.
L'extrait tiré du chapitre VI de Sylvie de Gérard de Nerval illustre à merveille la dimension poétique et mélancolique qui caractérise cette nouvelle. Ce passage nous plonge dans une scène pastorale et nostalgique où le narrateur, accompagné de Sylvie, visite la chaumière de la tante de cette dernière à Othys. La scène d’intérieur, empreinte de chaleur et de souvenirs, contraste avec la description d'un passé idéalisé, symbolisé par les habits de noces et les objets anciens. Cet extrait met en évidence des thèmes centraux tels que la nostalgie, la fuite du temps et la poésie des petites choses, tout en reflétant l’esthétique romantique et symboliste de Nerval.
Axe 1 : La poésie du quotidien et l'idéalisation du passé
Le cadre bucolique et chaleureux :
La chaumière de la tante est décrite avec des détails pittoresques : « des treillages de houblon et de vigne vierge ». Cette description traduit une ambiance idyllique, renforçant l’idée d’un passé réconfortant.
Figures de style :
Métonymie : « Le clocher du village pointait sur les coteaux bleuâtres », symbolisant la simplicité et l’authenticité du lieu.
Personnification : « La Thève bruissait de nouveau parmi les grès et les cailloux », donnant vie au paysage.
Les objets comme éléments mémoriels :
Les costumes de mariage, le portrait et les fanfreluches dans les tiroirs incarnent la transmission d'un passé révolu mais toujours présent dans l’imaginaire des personnages.
Symbolisme : Les habits de noces incarnent une jeunesse évanouie et un amour sincère, écho à l’innocence des protagonistes.
La mélancolie du temps perdu :
La réaction de la tante (« Elle se mit à pleurer, puis sourit à travers ses larmes ») traduit le mélange de joie et de tristesse lié au souvenir des moments passés.
Oxymore : « cruelle et charmante apparition », illustrant la coexistence de la douleur et du bonheur dans la mémoire.
Axe 2 : Les relations humaines et la dynamique entre les personnages
La complicité entre le narrateur et Sylvie :
Leur exploration des tiroirs et leur jeu d’habillage renforcent leur proximité, marquée par une certaine légèreté et insouciance.
Dialogue vivant et réaliste : « Mais finissez-en ! Vous ne savez donc pas agrafer une robe ? »
La figure maternelle de la tante :
Elle représente la continuité du passé tout en incarnant une sagesse bienveillante : « Je ne veux pas que tu touches à cela ! abîmer tes jolis doigts ».
Hyperbole : « Tes jolis doigts qui font de la dentelle plus belle qu’à Chantilly » souligne la valorisation affectueuse de Sylvie.
La projection de rôles :
Le narrateur et Sylvie deviennent « l’époux et l’épouse pour tout un beau matin d’été ». Cette mise en scène préfigure une union idéalisée mais temporaire, liée au cadre fictif de l’instant.
Axe 3 : L’esthétique romantique et symboliste
Le lien entre l’art et la réalité :
Les portraits de la tante et de son mari, dépeints comme des figures du passé (« pastel, médiocre peut-être, des grâces de la jeunesse et de la simplicité »), montrent une esthétisation du souvenir.
Antithèse : La tante, vieille et courbée, contraste avec la jeune femme « attrayante, maligne » qu’elle était dans sa jeunesse.
L’importance de la lumière et des couleurs :
L’opposition entre le taffetas flambé, les rubans et les tulles jaunis met en évidence le passage du temps.
Champ lexical de la lumière et de la brillance : « cela brillait, comme cela chatoyait » accentue la richesse visuelle de l’extrait.
La poésie du souvenir :
L’évocation des « chants alternés » et de l’épithalame souligne l’harmonie entre les personnages et leur environnement, inscrivant cette scène dans une temporalité suspendue.
Métaphore : « le temple de l’Amour et son soleil tournant », évoquant un bonheur éphémère mais intense.
Cet extrait de Sylvie conjugue une mélancolie douce à une poésie du quotidien, offrant une réflexion sur le temps et les souvenirs. Gérard de Nerval y déploie une écriture où la précision des détails le dispute à la richesse des symboles, évoquant avec finesse les tensions entre le passé et le présent, entre rêve et réalité. L’harmonie entre le cadre bucolique, les émotions des personnages et la narration poétique fait de cet extrait un moment charnière dans la nouvelle, révélant la profondeur et la modernité de l’œuvre nervalienne.
EXPLICATION
Dans ce chapitre de Sylvie, Gérard de Nerval raconte une scène pleine de douceur et de nostalgie, où il accompagne Sylvie dans un petit village, Othys, pour rendre visite à sa tante. Voici un résumé simple et clair des événements :
Sylvie et le narrateur, après avoir traversé un bois, arrivent à Othys, un village tranquille. Sylvie cueille des fleurs de digitale pourpre qu'elle veut offrir à sa tante. Lorsqu'ils arrivent, la tante de Sylvie les accueille chaleureusement, et la scène est remplie de simplicité et de joie. La tante vit seule, mais elle est heureuse de recevoir sa nièce et son ami. Elle leur prépare un repas simple, mais délicieux, avec du lait, des fraises et des fruits du jardin.
Après avoir déposé les fleurs, Sylvie décide d'explorer la maison. Elle trouve une vieille robe dans un tiroir, appartenant à sa tante, et l'essaie. Elle ressemble à une "fée des légendes", toute joyeuse et pétillante. Le narrateur est ému par la beauté et la jeunesse de Sylvie, et dans ce moment d'insouciance, ils s'amusent à se déguiser et à jouer à être des personnages d'un autre temps.
Cependant, la réalité les rattrape lorsque la tante les appelle pour le repas. Sylvie, toujours pleine de vie, le prépare avec enthousiasme, et les deux jeunes gens se déguisent en mariés d'autrefois. Lorsque la tante les voit, elle fond en larmes, touchée par la ressemblance avec son propre passé, ses souvenirs de jeunesse et de mariage. La scène devient émotive, mais aussi joyeuse, car la vieille tante se rappelle des moments heureux et chantait des chants de mariage avec le narrateur et Sylvie.
Cette scène montre une grande tendresse pour le passé, la jeunesse, et la simplicité de la vie rurale. Le narrateur et Sylvie, tout en s'amusant et en explorant, se retrouvent dans un monde où l'innocence et la beauté de la jeunesse prennent le pas sur les préoccupations du quotidien. C'est un moment de communion entre les générations, entre la jeunesse de Sylvie et les souvenirs de la tante. La scène se termine sur une note joyeuse et nostalgique, avec les deux jeunes gens chantant les anciennes chansons de mariage de la tante, symbolisant l'unité et la beauté de ces moments simples et sincères.
Réponse : Lors de son arrivée, Sylvie adopte une attitude joyeuse et affectueuse envers sa tante, qu'elle appelle "la tante", et la salue en lui disant : « Bonjour, la tante ! Voici vos enfants ! » Ce comportement révèle à la fois son caractère spontané et affectueux. Elle manifeste une grande familiarité et un amour sincère pour sa tante en lui offrant un bouquet de fleurs qu’elle a cueillies dans la nature. Leur relation semble être basée sur une forme de complicité et de tendresse. La tante, quant à elle, réagit avec une affection bienveillante, rappelant la relation familiale et intime qu’elles partagent.
Réponse : La chambre de la tante est une représentation tangible du passé, où chaque objet semble figé dans le temps. Le portrait du jeune homme en uniforme des gardes-chasse, et celui de sa jeune épouse, rappellent un passé révolu et idéalisé. Les portraits et objets du quotidien évoquent une époque plus simple et plus innocente, soulignant la nostalgie que ressent le narrateur et Sylvie pour cette époque révolue. La comparaison entre la tante, qui s’occupe du feu, et les portraits des jeunes époux, reflète l’écart entre la jeunesse et la vieillesse, tout en montrant comment la mémoire du passé continue de vivre à travers les souvenirs et les objets, créant une atmosphère de mélancolie.
Réponse : Le jeu de rôles entre Sylvie et le narrateur dans ce passage met en évidence l’idée de l’imaginaire et du théâtre de la vie. Sylvie s’habille avec la robe de sa tante, un vêtement du passé, et elle incarne ainsi la jeunesse retrouvée ou l'idéalisation du temps passé. Le narrateur, transformé en "marié de l’autre siècle", se prête également au jeu, créant une scène où ils rejouent une réalité fantasmatique. Ce déguisement symbolise une forme de retour à un passé idéalisé, tout en soulignant la futilité du temps qui passe et le plaisir de se laisser emporter dans un univers de rêves et de nostalgie. Ce moment reflète aussi la tension entre la jeunesse et la vieillesse, et la capacité de l'imagination à créer des liens entre ces deux époques.
Réponse : Le contraste entre la tante et Sylvie illustre les thèmes du temps et de la transformation de manière saisissante. La tante, avec ses cheveux blancs et son visage marqué par l’âge, représente la vieillesse et la permanence des souvenirs. Elle est vue à travers les objets et les portraits qui la connectent à son passé, un passé révolu et figé. En revanche, Sylvie incarne la jeunesse, la beauté et la vitalité. Son désir de porter la robe de sa tante et de se transformer en "vieille fée" symbolise le passage du temps et le désir de renouer avec un idéal de jeunesse. Ce contraste entre la tante, un symbole de la vieillesse, et Sylvie, l'image de la jeunesse, permet d'explorer la manière dont le temps modifie les êtres et les objets, tout en soulignant la quête de l’éternelle jeunesse et la nostalgie du passé.