On raconte qu'un voyageur est arrivé un jour à Caracas au crépuscule, et sans secouer sur lui la poussière du chemin, il n'a pas demandé où manger ni où dormir, mais comment se rendre là où était la statue de Bolívar. Et on raconte que le voyageur, seul avec les grands arbres et les parfums de la place, a pleuré devant la statue, qui semblait avoir bougé, comme un père quand un fils s'approche de lui. Le voyageur a bien fait, parce que tous les Américains doivent aimer Bolívar comme un père. Bolívar, et tous ceux qui se sont battus comme lui pour que l'Amérique appartienne à l'homme américain. Tous : du héros célèbre au dernier des soldats, ce héros inconnu. Les hommes qui se battent pour voir libre leur patrie deviennent des êtres magnifiques.
La liberté est le droit que possède tout homme d’être honorable, de penser et de parler sans hypocrisie. En Amérique, il est impossible d’être honorable, ni de penser, ni de parler. Un homme qui cache ce qu'il pense, ou n'ose pas dire ce qu'il pense, n'est pas un homme honorable. Un homme qui obéit à un mauvais gouvernement, sans œuvrer pour que le gouvernement soit bon, n'est pas un homme honorable. Un homme qui se conforme en obéissant à des lois injustes, qui permet qu’elles piétinent le pays et qu'elles maltraitent les hommes qui y sont nés, n'est pas un homme honorable [1]. L'enfant, dès qu'il peut penser, doit réfléchir à tout ce qu'il voit, doit souffrir pour tous ceux qui ne peuvent pas vivre avec honneur, doit travailler pour que tous les hommes puissent être honorables, et doit être un homme honorable. L'enfant qui ne réfléchit pas à ce qui arrive autour de lui, et qui se contente de vivre, sans savoir s'il vit honorablement, est comme un homme qui vit du travail d'un vaurien, et qui est en passe d'être un vaurien lui-même. Il y a des hommes qui sont pires que les bêtes, parce que les bêtes ont besoin d'être libres pour vivre heureuses : l'éléphant ne veut pas avoir de petits quand il vit en prison : le lama du Pérou se jette par terre et meurt, quand l'Indien lui parle avec rudesse ou lui impose plus de fardeaux qu'il ne peut en supporter. L'homme doit être, pour le moins, aussi digne que l'éléphant et que le lama. En Amérique, avant la liberté, les gens vivaient comme le lama qui porte un lourd fardeau. Il fallait se débarrasser du fardeau, ou mourir.
Il y a des hommes qui vivent contents même s'ils vivent sans dignité. Il y en a d'autres qui souffrent comme étant à l'agonie quand ils voient autour d’eux des hommes qui vivent sans dignité. Il doit y avoir une certaine quantité de dignité dans le monde, comme il doit y avoir une certaine quantité de lumière. Quand il y a beaucoup d'hommes sans dignité, il y en a toujours d'autres qui ont en eux la dignité de beaucoup d'hommes. Ce sont eux qui se rebellent avec une force terrible contre ceux qui volent aux peuples leur liberté, ce qui revient à voler aux hommes leur dignité. Dans ces hommes vont des milliers d’hommes, va un peuple entier, va la dignité humaine [2]. Ces hommes sont sacrés. Ces trois hommes sont sacrés : Bolívar, du Venezuela ; San Martin, du Río de la Plata ; Hidalgo, du Mexique. Leurs erreurs doivent être pardonnées, parce que le bien qu'ils ont fait a été plus grand que leurs fautes. Les hommes ne peuvent pas être plus parfaits que le soleil. Le soleil brûle de la même lumière qu'il réchauffe. Le soleil a des taches. Les ingrats ne parlent que des taches. Ceux qui sont reconnaissants parlent de la lumière.
Bolívar était petit de corps. Ses yeux étincelaient et les mots sortaient de ses lèvres. Il semblait être toujours dans l’attente du moment de monter à cheval. C'était son pays, son pays opprimé, qui lui pesait sur le cœur, et ne le laissait pas vivre en paix. L'Amérique entière était comme en train de se réveiller. Un homme seul ne vaut jamais plus qu’un peuple entier ; mais il y a des hommes qui ne se lassent pas, quand leur peuple se lasse, [des hommes] qui se décident à faire la guerre avant les peuples, car ils n'ont à consulter personne d'autre qu'eux-mêmes, car les peuples comptent beaucoup d'hommes, qui ne peuvent pas être consultés aussi promptement. Ce fut le mérite de Bolívar, qui ne se lassait pas de lutter pour la liberté du Venezuela, quand il semblait que le Venezuela se lassait. L'Espagnol l'avait vaincu : ils l'avaient expulsé du pays. Il est allé sur une île, pour voir sa terre de près, pour penser dans leur pays.
Un homme noir généreux l'aida quand personne ne voulait plus l'aider. Il est retourné un jour pour combattre, avec trois cents héros, avec les trois cents libérateurs. Il a libéré le Venezuela. Il a libéré la Nueva Granada [la Colombie]. Il a libéré l'Équateur. Il a libéré le Pérou. Il a fondé une nouvelle nation, la nation bolivienne. Il a remporté des batailles sublimes avec des soldats sans chaussures et à moitié nus. Tout tremblait et les alentours se remplissaient de lumière. Les généraux combattaient à ses côtés avec un courage surnaturel. C’était une armée de jeunes hommes. Jamais on ne s’est autant combattu, ni on n’a mieux combattu dans le monde, pour la liberté. Bolívar a défendu avec une extrême vigueur le droit des hommes à se gouverner eux-mêmes, tout autant que le droit de l'Amérique à être libre. Les envieux exagéraient ses défauts. Bolívar est mort d’un cœur trop lourd, plus que d'un mal du corps, dans la maison d'un Espagnol à Santa Marta. Il est mort pauvre, en laissant une lignée de peuples.
[1], [2] : ces deux passages sont cités dans la plaidoirie de Fidel Castro, prononcée lors de son procès à Santiago de Cuba, le 16 octobre 1953. Pour une analyse plus approfondie, voir la page consacrée à mon ouvrage Fidel Castro est-il Socrate ? : ¿Es Castro Socrates?Le Mexique avait des femmes et des hommes courageux, peu nombreux, mais qui comptaient pour beaucoup : une demi-douzaine d'hommes et une femme préparèrent la manière de rendre libre leur pays. C'étaient quelques jeunes hommes courageux, le mari d'une femme libérale, et un curé de village qui avait beaucoup d’estime pour les Indiens, un prêtre de soixante ans. Dès l'enfance, le curé Hidalgo a été de la bonne espèce, de ceux qui recherchent le savoir. Ceux qui ne recherchent pas le savoir sont de la mauvaise espèce. Hidalgo connaissait le français, ce qui était alors une marque de mérite, car peu le connaissaient. Il lisait les livres des philosophes du XVIIIe siècle, qui expliquaient les droits de l'homme à être honorable, à penser et à parler sans hypocrisie.
Il a vu les esclaves noirs, et ça l’a rempli d'horreur. Il a vu les Indiens être maltraités, eux qui sont si paisibles et généreux, et il s’est assis parmi eux comme un vieux frère, pour leur enseigner les beaux-arts que l'Indien apprend bien : la musique, qui réconforte ; l’élevage du ver à soie ; l’élevage des abeilles, qui donnent du miel. Il était fougueux, et il aimait fabriquer : il construisait des fours pour cuire les briques. On voyait ses yeux verts luire intensément de temps en temps. Tous disaient qu'il parlait très bien, qu'il connaissait beaucoup de nouveautés, que le curé de la ville de Dolores avait fait de nombreuses aumônes. On disait qu’il se rendait parfois dans la ville de Querétaro, pour parler à quelques braves et avec le mari d'une bonne dame. Un traître a dit à un commandant espagnol que les amis de Querétaro essayaient de libérer le Mexique. Le curé est monté à cheval, avec tout son village, qui le chérissait comme son cœur ; ils sont partis en rassemblant les contremaîtres et les serviteurs des fermes, qui formaient la cavalerie ; les Indiens allaient à pied, avec des bâtons et des flèches, ou avec des frondes et des lances. Il a été rejoint par un régiment et a pris un convoi de poudre à canon qui appartenait aux Espagnols. Il est entré triomphant à Celaya, sous la musique et les vivats. Le lendemain, le conseil municipal l’a rejoint, ils l’ont nommé général, et un peuple a commencé à naître. Il a fabriqué des lances et des grenades à main. Il a prononcé des discours qui ont réchauffé et provoqué des étincelles, comme l'a rapporté un contremaître fermier. Il a déclaré que les Noirs étaient libres. Il a rendu leurs terres aux Indiens. Il a publié un journal qu'il a appelé El Despertador Americano [L'Éveilleur de l’Amérique]. Il a gagné et perdu des batailles. Un jour, sept mille Indiens le rejoignirent avec des flèches, et le lendemain ils le laissèrent seul. Les scélérats voulaient aller avec lui pour voler dans les villages et pour se venger des Espagnols. Il avertissait les chefs espagnols que s'il sortait vainqueur de la bataille qu'il allait leur livrer, il les accueillerait chez lui comme des amis. Cela, c’est être grand ! Il a osé être magnanime, sans crainte d'être abandonné par ses troupes, qui voulaient qu’il soit cruel. Son compagnon Allende étant devenu jaloux de lui, il lui céda le commandement. Ensemble ils cherchaient refuge lors de leur défaite quand les Espagnols leur sont tombés dessus. Ils ont retiré à Hidalgo, un par un, ses vêtements de curé, comme pour l’offenser. Ils l'ont emmené derrière un mur, et ils l'ont abattu de plusieurs tirs à la tête. Il s’est effondré vivant, recouvert de sang, et ils ont fini de le tuer alors qu’il était à terre. Ils lui ont coupé la tête et l'ont suspendue dans une cage, dans les Halles mêmes de Granaditas, où se tenait son gouvernement. Ils ont enterré les cadavres décapités. Mais le Mexique était libre.
San Martín était le libérateur du Sud, le père de la République argentine, le père du Chili. Ses parents étaient espagnols et il a été envoyé en Espagne pour qu'il soit un soldat du roi. Quand Napoléon est entré en Espagne avec son armée, pour ôter leur liberté aux Espagnols, les Espagnols se sont tous battus contre Napoléon : les vieillards, les femmes, les enfants ont combattu ; un enfant courageux, un Catalan, a fait fuir une nuit une compagnie, les dispersant en tirant coups de feu sur coups depuis le coin d’une colline : l'enfant a été retrouvé mort de faim et de froid ; mais il avait sur le visage comme une lumière, et il souriait, comme s'il était heureux.
San Martín a remarquablement combattu lors de la bataille de Bailén, et ils l'ont fait lieutenant-colonel. Il parlait peu : il ressemblait à de l'acier : il avait le regard d’un aigle : personne ne lui désobéissait, son cheval allait et venait dans le champ de bataille, comme la foudre à travers l'air. Dès qu'il a su que l'Amérique se battait pour être libre, il est venu en Amérique : Que lui importait de perdre sa carrière, s'il allait accomplir son devoir ? Buenos Aires : il n'a pas prononcé de discours : il a levé un escadron de cavalerie : San Lorenzo a été sa première bataille : sabre en main, San Martín est allé derrière les Espagnols, qui avançaient avec beaucoup d’assurance, en jouant du tambour, et ils se sont retrouvés sans tambour, sans canons et sans drapeau. Dans les autres villages d'Amérique, les Espagnols étaient vainqueurs : Morillo le cruel du Venezuela avait expulsé Bolívar : Hidalgo était mort : O'Higginds avait fui le Chili : mais là où se trouvait San Martín, l'Amérique continuait d’être libre. Il y a ainsi des hommes, qui ne peuvent pas [supporter de] voir l'esclavage. San Martín ne le pouvait pas ; et il est allé libérer le Chili et le Pérou. En dix-huit jours, il traversa les immenses hauteurs gelées des Andes avec son armée : les hommes avançaient comme à travers le ciel, affamés, assoiffés : en bas, tout en bas, les arbres ressemblaient à de l'herbe, les torrents rugissaient comme des lions. San Martin a rencontré l'armée espagnole et l’a défaite à bataille de Maipú, la mettant définitivement en déroute à la bataille de Chacabuco. Liberté pour le Chili. Il a embarqué avec sa troupe, pour aller libérer le Pérou. Mais au Pérou, il y avait Bolívar, et San Martín lui a cédé la gloire. Il est allé en Europe, triste, et est mort dans les bras de sa fille Mercedes. Il a écrit son testament sur une feuille de papier, comme si cela avait fait partie d'une bataille. L’étendard que le conquistador Pizarro avait apporté quatre siècles auparavant lui avait été offert, et il a offert cet étendard dans son testament au Pérou. Un sculpteur est admirable, car il dégage un visage de la pierre brute : mais ces hommes qui ont fait les peuples sont plus que des hommes. On voudrait parfois ce qu’on ne devrait pas vouloir ; pourtant qu'est-ce qu'un fils ne pardonnerait pas à son père ? Le cœur se remplit de tendresse à la pensée de ces gigantesques fondateurs. Ce sont des héros ; ceux qui se battent pour faire des peuples libres, ou ceux qui souffrent dans la pauvreté et la disgrâce pour défendre une grande vérité. Ceux qui se battent pour l'ambition, pour faire des esclaves d'autres peuples, pour avoir plus de pouvoir, pour ôter ses terres à un autre peuple, ne sont pas des héros, mais des criminels.
Patrick Moulin, MardiPhilo, février 2025.
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