Il s’en faut bien que les faits décrits dans l’histoire soient la peinture exacte des mêmes faits tels qu’ils sont arrivés : ils changent de forme dans la tête de l’historien, ils se moulent sur ses intérêts, ils prennent la teinte de ses préjugés. Qui est-ce qui sait mettre exactement le lecteur au lieu de la scène pour voir un événement tel qu'il s’est passé ? L’ignorance ou la partialité déguise tout. Sans altérer même un trait historique, en étendant ou resserrant des circonstances qui s’y rapportent, que de faces différentes on peut lui donner ! Mettez un même objet à divers points de vue, à peine paraîtra-t-il le même, et pourtant rien n’aura changé que l’oeil du spectateur. Suffit-il, pour l’honneur de la vérité, de me dire un fait véritable en me le faisant voir tout autrement qu’il n’est arrivé ? Combien de fois un arbre de plus ou de moins, un rocher à droite ou à gauche, un tourbillon de poussière élevé par le vent ont décidé de l’événement d’un combat sans que personne s’en soit aperçu ! Cela n’empêche-t-il que l’historien ne vous dise la cause de la défaite ou de la victoire avec autant d’assurance que s’il eût été partout ? Or que m’importent les faits en eux-mêmes, quand la raison m’en reste inconnue, et quelles leçons puis-je tirer d’un événement dont j’ignore la vraie cause ? L’historien m’en donne une, mais il la controuve ; et la critique elle-même, dont on fait tant de bruit, n’est qu’un art de conjecturer, l’art de choisir entre plusieurs mensonges celui qui ressemble le mieux à la vérité.
Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation.
L’être humain, comme son espèce elle-même, est un être qui a une histoire. Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau distingue l’homme de l’animal par une “qualité très spécifique” : sa “perfectibilité”. Quand l’animal , comme tous ceux de son espèce, est toute sa vie ce qu’il est au bout de quelques mois après sa naissance, et donc ne se modifiera pas - en dehors du phénomène de l’évolution des espèces, mais Rousseau ne connaîtra pas Darwin -, l’homme a la faculté de se perfectionner, de s’adapter. C’est cette même perfectibilité qui fait “éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs”. Autrement dit l’homme fait l’histoire, son histoire, distincte de celles des autres êtres vivants dont l’histoire n’est qu’une évolution biologique. Les événements historiques sont la marque laissée par l’homme, que l’historien va retranscrire pour que nous ayons connaissance du passé de notre espèce. Dans cet extrait, Rousseau va émettre des doutes profonds sur la qualité du travail de l’historien, et sur sa capacité, voire sa volonté, de nous transmettre l’image la plus fidèle des faits historiques. L’historien est un homme, perfectible donc capable de lumière et d’erreur, comment opère-t-il pour rendre compte du passé ? De quelle manière peut-il rendre compte de ce passé ? Tout phénomène ayant une cause, comment la déterminer précisément, là où tant d’éléments peuvent entrer en scène ? Enfin, pour que le passé puisse éclairer nos erreurs, il nous faut disposer de la cause véritable des phénomènes historiques. La méthode de l’historien peut-elle réussir à nous aider comprendre le pourquoi des faits passés, pour que nous apprenions pour notre présent et que nous puissions agir sur notre futur ?
Le terme “histoire” peut s’entendre sous les deux acceptions suivantes : un ensemble d’événements qui se sont déroulés dans le passé ; et le récit de ces évènements. Il y a donc d’un côté les faits historiques, “tels qu’ils sont arrivés”, et de l’autre la description de ces faits historiques qui constitue notre connaissance de l’histoire. Cette description est une représentation du passé : elle rend présent à l’esprit, sous la forme d’une idée, ce qui s’est passé dans la réalité, si nous ne considérons ici que les faits historiques et non des faits mythologiques ou légendaires. Les “faits décrits dans l’histoire” sont une mise en image, en perception, des “faits tels qu’ils sont arrivés”. Pour illustrer cette représentation, Rousseau utilise la métaphore de la peinture. Un tableau est une représentation du réel, et plus précisément d’une perception du réel. Mais, comme le dit Alfred Korzybski : “une carte n'est pas le territoire qu'elle représente”. Nous pouvons faire une analogie semblable avec l’utilisation moderne du système GPS : lorsque nous suivons un itinéraire que nous percevons sur un écran, celui-ci est très proche de la réalité des voies et chemins que nous empruntons, mais l’image que nous voyons n’est en aucun cas la route que nous suivons en réalité. Tout comme le peintre représente la réalité qu’il perçoit sur son tableau, dans le domaine de l’histoire, c’est l’historien qui représente les faits historiques, dans la description qu’il en donne. Et tout comme le peintre interprète ce qu’il perçoit, l’historien décrit sa vision de l’histoire. Et pour Rousseau, la distance entre la réalité des faits historiques et la description qu’en établit l’historien est des plus grandes. A l’inverse de Michelet, qui écrit dans la préface de son Histoire de France que “l’histoire [...] fait l’historien bien plus qu’elle n’est faite par lui”, Rousseau affirme que c’est l’historien qui fait l’histoire, voire même qu’il raconte “son” histoire”, à sa manière. A la question traditionnelle en éthique de la discussion “D’où parle-t-on ?”, Rousseau répond, en ce qui concerne l’historien, qu’il parle depuis lui-même, depuis sa propre subjectivité. Les faits historiques sont transformés lorsque l’historien cherche à les comprendre, autrement dit à la saisir par la pensée. Mais comprendre c’est interpréter, et c’est là que Rousseau voit le fossé s’agrandir entre le fait historique et sa représentation par l’historien. Ce dernier se situe quasiment à l’extrême opposé d’un Descartes pratiquant la chasse à ses “anciennes opinions”, armé de son doute hyperbolique :
Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. Descartes, Méditations métaphysiques, I.
Pour accéder à la vérité, c’est-à-dire une pensée conforme au réel perçu ou connu (Morfaux), Descartes va tout mettre en doute tout ce qu’il croit savoir, pour accéder à sa première certitude claire et distincte, le Cogito, “Je suis ; j’existe”. Rousseau nous montre un historien qui fait la démarche inverse : il part de son savoir, fondé sur ses “intérêts” et ses “préjugés”, pour mettre en forme la réalité des faits historiques. Remarquons que Descartes vise la vérité dans le domaine de la “science exacte” que sont les mathématiques, et notamment la géométrie : c’est l’exemple du triangle dont la somme des angles est égale à deux angles droits, utilisée pour la preuve ontologique de l’existence de Dieu (voir cette notion dans le Carnet de Vocabulaire). Avec l’histoire, nous sommes dans le domaine des “sciences humaines”, où la vérité objective - la réalité du triangle - cède le pas à la certitude subjective. Reprenant les analogies artistiques, Rousseau “dépeint” alors un historien qui sculpte les faits historiques avec le burin de son intérêt personnel et les habillent de ses propres représentations préalables.
[...] nous nous trompons souvent parce que nous présumons avoir autrefois connu plusieurs choses et que tout aussitôt qu’il nous en souvient nous y donnons notre consentement, de même que si nous les avions suffisamment examinées, bien qu’en effet nous n’en ayons jamais eu une connaissance bien exacte. Descartes, Principes de la philosophie, 44.
L’historien est persuadé de déjà savoir, et c’est avec cette connaissance présumée qu’il va décrire l’histoire des faits, loin de l’exactitude de leur déroulement réel.
Rousseau pose alors une question à laquelle il vient juste avant de fournir la réponse. Qui est le metteur en scène de cette pièce de théâtre qu’est le fait historique ? Nous quittons les arts plastiques - la peinture des faits teintée des préjugés, la sculpture des formes et les moulages - pour aborder l’art du spectacle. L’historien place le lecteur en position de spectateur des faits historiques, et met en scène la représentation de ces faits offerte à son auditoire. Concernant cette manifestation sensible du fait historique interprété par l’historien, notons qu’il s’agit moins d’un auditoire, mot dérivé du latin audire, écouter, que d’un public de spectateur, du latin spectare, regarder. Il est question de “voir un événement tel qu’il s’est passé”. C’est le canal sensoriel ou sensible de la vision qui va primer dans ce texte de Rousseau, le canal de l’audition ne viendra qu’à la fin du texte. Ce “prisme” de la vision a déjà été utilisé par Platon : c’est la “vision de l’esprit” qui seule permet d’accéder à la réalité qu’est le monde intelligible, le monde des Idées (voir l’article Platon, Phédon – Le corps prison de l'âme). Le monde sensible, perçu par la vision du corps, n’est que l’apparence de la vérité. Enfin, cette “mise en scène” du réel par l’historien est également proche de l’attitude du sophiste, personnage tant décrié par Platon, dont la motivation de séduire son auditoire se fait au prix du travestissement de la vérité. Nous allons retrouver ces deux éléments dans la suite du texte de Rousseau.
Le travestissement des faits historiques peut avoir deux origines : “l’ignorance ou la partialité”. Pour bien cerner la notion d’ignorance, nous allons revenir vers Platon. Selon ce dernier, il y a deux sortes d’ignorance : l’ignorance dont nous avons conscience - c’est Socrate qui sait qu’il ne sait pas et est donc le plus sage d’entre tous (voir la fiche de lecture Platon, Apologie de Socrate) ; et l’ignorance absolue, le pire des maux selon le même Socrate.
Celle qui consiste à s’imaginer savoir quand on ne sait pas : il y a chance qu’elle soit, chez tout le monde, la cause de toutes les erreurs où trébuche la pensée. Platon, Le Sophiste, 229 c. (voir la fiche de lecture Platon, Le Sophiste ou De l’Être).
Cette ignorance absolue est caractéristique du Sophiste, personnage qui prétend tout savoir et surtout qui va chercher à monnayer son faux savoir en faisant la “chasse aux jeunes gens riches et de qualité”. Platon va même jusqu’à le qualifier de “trafiquant de connaissances” (Ibid., 231 d). Voyons maintenant la notion de partialité. Voici la définition du terme “partial” :
Qui prend parti pour ou contre quelqu'un ou quelque chose, au mépris de l'équité et de l'objectivité; qui juge avec parti-pris. Cnrtl.fr.
Faire preuve de partialité, c’est choisir - prendre le parti - de ne montrer qu’une partie d’un tout : les termes “partialité” et “parti” viennent tous deux du latin partiri, partager. Le Sophiste, en particulier, va prendre le parti de ne montrer qu’un certain savoir dans son discours, qui ne vise qu’à séduire son riche et jeune public, et ceci au mépris de la vérité. Si nous lisons Rousseau à la lumière de Platon, l’historien serait bien le nouveau sophiste. Il déguise et va jusqu’à transformer la vérité, dont il n’a qu’un savoir erroné, pris dans ses préjugés : il est l’ignorant qui prétend tout savoir. Ses préjugés et ses intérêts fondent les transformations qu’il impose à la réalité des faits historiques : la partialité de sa “mise en scène” le conduit à mépriser la vérité.
Après avoir implicitement qualifié l’historien d’ignorant et de partial, Rousseau va maintenant présenter les arguments pour la démonstration de sa thèse. Il va rester ici dans le canal sensible de la vision, en utilisant des éléments qui préfigurent pour certains l’art photographique, afin de montrer les stratagèmes que l’historien a à sa disposition. Sans toucher au fait historique lui-même, il peut faire varier le niveau de détail qui environne ce fait. Le terme choisi par Rousseau est celui de “circonstance”, qui vient du latin circumstare, se tenir debout autour. C’est donc sur ce qui entoure le fait historique que l’historien peut ajuster l’attention du spectateur, de façon large ou précise. En photographie, cela correspond à l’utilisation d’un zoom, cet objectif qui permet de faire varier la distance focale, autrement dit, soit de faire un plan large - l’ensemble des éléments qui environnent un groupe de personnages par exemple -, soit de faire un plan très resserré - le “gros plan” du visage d’un personnage en particulier. Si nous observons le tableau de Raphaël, L’École d’Athènes, qui représente les principaux penseurs de l’Antiquité, nous pourrons voir bien des “faces différentes”, selon le degré de précision du cadre choisi pour le contempler. Le tableau fait dans son entier près de huit mètres de long sur environ cinq mètres de haut. Devant des dimensions aussi respectables, et si nous nous plaçons face à l’oeuvre, le simple changement de notre position par rapport à elle va modifier considérablement notre champ de vision. Au plus loin, nous pourrons embrasser du regard cinquante-huit personnages, ce qui, même si nous connaissons le thème général des grands penseurs antiques, rendra ardu la distinction de chacun d’eux. Au plus près - en supposant que nous soyons précisément devant le centre de l’oeuvre, ce qui est difficile dans la réalité, puisqu’il s’agit d’une fresque peinte sur un mur en hauteur d’une pièce des musées du Vatican, mais convenons-en tout de même -, nous pourrons distinguer clairement les deux personnages principaux, au deuxième plan et au centre du tableau. Platon se tient à notre gauche, nous pouvons le reconnaître, non parce qu’il est représenté sous les traits de Léonard de Vinci, mais parce qu’il tient dans sa main gauche l’un de ses dialogues, le Timée. Aristote se tient à notre droite, et il est reconnaissable à son Éthique, l’une de ses oeuvres, qu’il tient dans sa main gauche. Suivant notre distance du tableau, nous pourrons ainsi observer un nombre plus ou moins important de personnages, plus ou moins reconnaissables, et donc autant de “faces différentes” de cette oeuvre, sans pour autant en altérer la nature. L’historien peut procéder de même devant le fait historique, en accentuant tel détail ou circonstance, ou au contraire en dressant un “tableau” très vaste autour du fait historique. Voici donc pour l’usage du zoom selon Rousseau.
Après le changement de perspective selon la distance, de loin pour une vision globale ou de près pour discerner les détails les infimes, Rousseau nous propose de modifier le point de vue. Selon notre position par rapport à un objet, nous allons le percevoir parfois très différemment. Supposons que nous observions un objet en forme de pyramide égyptienne : si nous regardons sa base, nous ne voyons qu’un carré ; si nous l’examinons de profil, nos yeux nous montreront un triangle ; si enfin nous la considérons de trois quart, nous pourrons percevoir sa forme pyramidale. Et pourtant, il ne s’agit que d’un objet immobile, que nous regardons fixement. Prenons maintenant l’exemple bien plus complexe d’un véritable fait historique : la bataille de Waterloo. Le postulat de départ est que cet événement s’est effectivement déroulé dans le passé. C’est un fait historique réel. Les principaux protagonistes sont l’armée française, dirigée par Napoléon 1er, l’armée britannique du duc De Wellington et l’armée prussienne du maréchal Blücher. Imaginons que nous adoptions des points de vue différents, mais restant très simples, selon que nous choisirons d’observer à partir de l’un ou l’autre protagoniste. Si nous prenons le point de vue de Napoléon, Waterloo est une défaite ; si nous prenons le point de vue de Wellington ou de Blücher, c’est une victoire. Et pourtant, il s’agit du même fait historique, “rien n’aura changé que l’oeil du spectateur”.
Rousseau a exposé ces deux arguments s’apparentant au domaine de la photographie. Ce dernier terme vient du grec phôtos, lumière et graphein, écrire. C’est une manière d’écrire, de décrire, ce que la lumière nous renvoie d’une réalité, devenue une image photographique. Rousseau questionne : pour que “l’honneur de la vérité” soit respecté, la parole de l’historien - celui qui décrit l’image d’une réalité -, affirmant : “voici comment cela s’est passé” est-elle suffisante pour que nous le croyons “sur parole” ? Souvenons-nous que Rousseau considère l’historien comme une sorte de sophiste, travestissant la réalité à sa guise : le doute est donc plus que permis quant à la véracité de son propos. Nous sommes dans une situation analogue à l’allégorie de la Caverne de Platon. L’historien est tel le marionnettiste qui promène des figurines au-dessus d’un mur, éclairées par un feu qui projette leurs ombres sur la paroi de la caverne qui leur fait face. Des prisonniers enchaînés, ne pouvant même pas tourner la tête, regardent ces ombres qui s’agitent, et sont persuadés qu’il s’agit là de la véritable réalité. L’historien fait de même, en montrant les ombres du fait historique, projetées par la lumière de ses intérêts et de ses préjugés, tout en nous assurant que c’est bien ainsi que cet événement s’est déroulé. Dans l’allégorie de la Caverne, “l’honneur de la vérité” voudra qu’un des prisonniers soit libéré de ses chaînes et conduit à l’extérieur, pour enfin contempler le monde réel, et l’Idée suprême du Bien, symbolisée par le Soleil. L’historien prétendant qu’un fait est véritable aboutira à nous enchaîner un peu plus à une réalité fallacieuse, plutôt qu’à nous libérer du déguisement dont il aura revêtu la vérité, peu soucieux qu’il est du respect de l’honneur de cette dernière. Il ne suffira donc pas de dire qu’un fait est véritable pour que cela soit la vérité.
Il y a la présentation que fait l’historien du fait historique, sa mise en scène, sa mise en “lumière” plus ou moins large ou précise, le point de vue qu’il nous propose. Mais il y a aussi ce qui est à l’origine de l’événement, sa cause. Aristote a imposé pendant longtemps sa quadripartition des causes. Supposons la statue du David de Michel-Ange : la cause matérielle est la matière utilisée pour la statue (du marbre) ; la cause formelle est l’essence, le modèle d’après laquelle la statue est réalisé (le David biblique qui va lutter avec sa fronde contre Goliath) ; la cause efficiente est ce qui produit la statue (la technique de sculpture de Michel-Ange) ; la cause finale est ce en vue de quoi la statue est faite (le symbole de la république de Florence). Lorsque Rousseau évoque la causalité d’un fait historique, il décrit une cause entre la cause matérielle (un arbre, un rocher, le vent) et la cause efficiente (la présence ou l’absence, la disposition, le mouvement de tel ou tel élément matériel décident de l’événement). Mais il pose en même temps une condition qui rend ardu voire impossible le constat de l’impact de cette cause : “personne” ne se serait aperçu de l’existence de cette cause. Comment alors relier une cause invisible à l’effet bien réel d’un “combat” ? Rousseau semble vouloir nous dire toute la difficulté de pouvoir attribuer une cause véritable à un événement historique, tant ces causes peuvent être multiples et imperceptibles. Même si nous limitions la recherche de l’origine d’un “combat” à une simple causalité humaine, nous serions confrontés à une difficulté identique, comme l’écrit Pascal à propos de la vanité humaine.
Qui voudra connaître à plein la vanité de l’homme n’a qu’à considérer les causes et les effets de l’amour. La cause est un je ne sais quoi (Corneille), et les effets en sont effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose qu’on ne peut le reconnaître, remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier. Le nez de Cléopâtre : s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. Pascal, Pensées, 162.
Si le monde entier lui-même dépend de la longueur d’un appendice nasal, fut-il celui d’une reine d’Égypte, combien nous sera-t-il plus complexe de déterminer la cause véritable d’un fait historique singulier, surtout si lui même dépend d’un élément aussi insignifiant d’apparence qu’un arbre, un rocher ou de la poussière ?
Cette difficulté manifeste à identifier précisément le facteur déclenchant d’un événement historique ne va pas freiner l’ardeur de l’historien à proclamer abruptement la cause que lui-même a su déterminer. Il déclare cette cause avec tant d’aplomb que nous en viendrions presque à croire qu’il a assisté en personne à l’événement en question. Il va même jusqu’à donner le sentiment qu’il était présent en tous lieux, pour observer l’histoire se dérouler devant ses yeux, tel un dieu de l’Olympe omniprésent regardant les affairements des mortels humains. Il a si bien déterminé la cause véritable - selon lui - du fait historique que l’on pourrait croire, comme Rousseau va l’indiquer plus loin, qu’il est en presque le créateur.
Quelle valeur peut avoir un fait historique, un événement du passé, si nous n’en connaissons pas la cause ? Pour Rousseau, l’histoire a une valeur pédagogique - nous sommes dans son ouvrage Émile ou de l’éducation - : expliquer la cause d’un événement, c’est comprendre pourquoi il s’est produit dans le passé, et nous permettre d’en apprendre quelque chose pour le futur. Expliquer, c’est rendre clair et distinct ce qui paraît obscur et confus. L’explication d’un fait historique va permettre de déterminer la ou les causes à l’origine de ce fait, par l’analyse de ce qui l’a précédé. Expliquer c’est, étymologiquement, déplier, développer, dérouler. Les événements qui ont précédé la Révolution française - défiance à l’égard de la monarchie, écrits des philosophes des Lumières, épisodes de famine, hausse des prix et des taxes - expliquent ce qui s’est passé avant et permettent de comprendre - de saisir par la pensée l’ensemble d’un phénomène ( voir les termes “expliquer” et “comprendre” dans le Carnet de Vocabulaire) - pourquoi cette révolution s’est produite. Une leçon simple, voire simpliste, à tirer de cet événement est la nécessité de promouvoir une société républicaine, basée sur la souveraineté d’un peuple et non d’un seul individu, pour éviter les injustices liées à un régime monarchique autoritaire et tout-puissant. Un autre exemple de leçon - bien plus complexe - tirée de l’expérience de l’histoire est celle du projet de Kant de construire une société civile des nations, à l’échelle de l’Europe, pour enfin en terminer avec les guerres et se diriger vers l’idéal d’une paix perpétuelle.
La nature humaine n’apparaît nulle part moins aimable que dans le rapport que les peuples pris comme totalité entretiennent entre eux. [...] La volonté de s’assujettir ou de se diminuer réciproquement dans ses biens est toujours présente; et les préparatifs de défense, qui rendent la paix souvent encore plus oppressante et plus dévastatrice pour la prospérité intérieure que la guerre elle-même, ne peuvent jamais se relâcher. Or, il n’y a face à cela pas d’autre solution qu’un droit des gens fondé sur des lois publiques que la force vient soutenir et auxquelles chaque État devrait se soumettre. [...] Car une paix générale, qui durerait en vertu de ce qu’on appelle la balance des forces en Europe est une pure chimère, comme la maison de Swift qui avait été construite par un architecte en si parfait accord avec toutes les lois de l’équilibre qu’elle s’effondra aussitôt qu’un moineau vint s’y poser. Emmanuel Kant, Sur l’adage : cela est peut-être juste en théorie mais ne vaut pas pour la pratique.
Kant fait le constat de la tendance “naturelle” des États à se faire la guerre. Pour pouvoir dépasser cet “état de nature” où aucune loi ne régit les relations entre les États, Kant argument en faveur d’un “droit cosmopolitique”. Le terme de “cosmopolitisme” vient du grec kosmopolitês, qui signifie citoyen du monde. Il s’agit donc d’établir un droit qui va s’appliquer aux relations entre les États, afin de prévenir les guerres, mais aussi les conquêtes colonialistes qui entraîne l’esclavage humain. Souvenons-nous de l’impératif catégorique de Kant (voir la fiche de lecture sur les Fondements de la métaphysique des mœurs) :
Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais comme un moyen. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs.
L’esclavage est contraire à cet impératif : l’esclave n’est qu’un moyen pour le maître. De même, les États doivent se considérer comme des fins et non comme des moyens de conquête ou d’asservissement. La leçon kantienne de la société civile des nations se concrétisera notamment avec la création de l’Organisation des Nations Unies, ou de celle de la communauté européenne. La connaissance de la cause d’un fait historique revêt donc une importance majeure pour pouvoir en tirer des leçons. Sans la connaissances des causes, il devient impossible de comprendre et par suite d’apprendre quoi que ce soit d’un événement passé. Si je n’ai pour seule connaissance que Jeanne d’Arc a été brûlée à Rouen en 1431, je ne peux rien faire de cette connaissance isolée. Nous retrouvons par ailleurs ici l’ignorance “saine” : si je sais que j’ignore la cause d’un fait historique, je sais aussi que je ne peux en tirer aucune leçon. Au moins ai-je conscience de ce manque, et de l’importance d’en savoir plus sur la “vraie cause”.
L’historien, ce metteur en scène et en image du fait historique, va aussi fournir une cause à ce fait. Mais, non content d’avoir travesti les faits, de les avoir peints à la couleur de ses intérêts et de ses préjugés, il va opérer de même pour ce qui est de l’origine de l’événement passé. N’oublions pas que pour Rousseau, l’historien est une sorte de sophiste de la vérité du passé. S’il invente la mise en scène, s’il crée le “cadrage” autour de l’événement historique, il va jusqu’à en inventer également la cause. Rousseau utilise le verbe “controuver”, qui signifie “inventer mensongèrement” (Larousse étymologique). Il s’agit d’une invention non au sens d’une découverte, comme le découvreur d’un trésor caché est dénommé juridiquement son “inventeur”. Le terme d’invention correspond ici à un mensonge, voire à une ruse de l’historien, qui veut nous faire croire que la cause qu’il avance est la cause véritable. Comme tout bon sophiste, il trafique la connaissance, depuis la cause du fait historique jusqu’à son déroulement. Rousseau mentionne la méthode utilisée par les historiens pour interpréter les faits historiques : la “critique”. Pour établir la véracité d’un fait historique, il faut analyser tout ce qui porte une trace de cette histoire : statistique, physique, chimique, documentaire, etc. Le terme “critique” prend ici son sens étymologique, dérivé du grec krinein, discerner, juger. La caractéristique du fait historique est d’être singulier et non général. En physique, il est possible de déterminer des lois générales à partir de l’analyse des faits, de l’observation, etc. Dans le vide, deux corps de masses différentes chuteront de manière identique, quel que soit leur poids : c’est l’expérience de la chute libre réalisée par l’astronaute David Scott à la surface de la Lune, qui confirme la théorie de la chute des corps émise par Galilée. David Scott lâche simultanément un marteau et une plume, qui chutent dans le vide lunaire et touchent le sol en même temps. Ce fait est répétable, sous réserves des conditions de réalisation. Le fait historique n’est jamais répétable : David Scott est allé sur la Lune en 1971, cet événement s’est produit une fois dans l’histoire, il est unique. Même si cet astronaute pourrait revenir sur la Lune, ce ne serait jamais le même événement, qui appartient au passé. Il est impossible d’établir une quelconque loi générale à partir d’un événement historique, toujours singulier. Marx admet ironiquement la possibilité d’une répétition simple de l’histoire, mais qui ne se produit pas de façon identique.
Hegel remarque quelque part que tous les grands faits et les grands personnages de l’histoire universelle adviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.
Marx évoque le coup d’état de Napoléon, qui renverse le Directoire et devient Premier Consul, avant d’entamer sa marche impériale. Louis Napoléon Bonaparte, Napoléon III, va répéter la même opération, mais pas avec le même succès. L’histoire ne se répète pas, il faut donc, devant l’impossibilité d’en déduire une loi scientifique, chercher à trouver une cause particulière à un événement particulier. L’historien va effectuer cette recherche avec la méthode de la critique, notamment en examinant divers documents relatifs au fait historique. Mais pour Rousseau, la méthode est très contestable : elle n’est “qu’un art de conjecturer”. La “conjecture” est une “proposition non vérifiée mais considérée comme plausible par ses conséquences” (Morfaux). L’historien émet la proposition d’une cause, qui semble vraisemblable, plausible, c’est-à-dire digne d’approbation (plausible vient du latin plausibilis, digne d’approbation, et de plaudere, applaudir). L’auditoire, séduit par la cause présentée par l’historien, applaudit pour manifester son approbation. L’auditoire est séduit par l’historien-sophiste, et pourtant sa proposition ne présente que l’apparence de la vérité. Voilà pourquoi la méthode de la critique est si contestable : elle ne fait qu’opérer un choix entre des propositions fausses. L’historien ne cherche pas la vérité, il recherche ce qui en a l’apparence, et qui va rendre plausible sa mise en scène du fait historique, et être conforme à ses intérêts et à ses préjugés. L’historien va détourner cette pensée pascalienne :
[...] tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé. Pascal, Pensée, 553.
Pascal évoque ici le “mystère de Jésus”. L’homme cherche Dieu parce que Dieu est déjà en lui, comme les idées innées selon Descartes, où notamment l’idée de Dieu naît avec nous (voir la typologie des idées selon Descartes dans le Carnet de Vocabulaire). Ici, l’historien cherche la cause qui est déjà en lui, préfabriquée par lui-même, et inventée de toutes pièces à partir de sa vision de la vérité : il cherche le mensonge qui ressemblera le mieux à sa vérité. L’historien-sophiste n’est au final qu’un inventeur mensonger, quand bien même il s’est drapé dans la méthode de la critique historique.
Rousseau a prononcé un sévère réquisitoire contre le travail de l’historien, censé retranscrire les faits du passé avec la plus grande objectivité, et avec une analyse permettant que ce passé éclaire notre présent. L’historien, cet être perfectible comme tout être humain, utilise ses lumières propres pour dépeindre un passé qui sera plus le reflet de sa vision et sa conception du monde. Ses intérêts et ses préjugés sont ses guides, dans la mise en scène d’une histoire qui tient plus de la représentation du monde selon lui. Sa pratique se rapproche grandement de celle, décrite par Platon, du sophiste, ce “trafiquant de connaissances”. L’historien va utiliser différents artifices pour représenter sa version du fait historique : accentuant plus ou moins telle circonstance, ou procédant d’un trait large pour décrire une situation, il nous placera, tel le spectateur dans la salle théâtre, de façon à ce que nous adoptions tel ou tel point de vue. Et quand il va s’agir de déterminer la cause, qui peut se parer de tant d’aléatoire dans la réalité, il va s’empresser de nous affirmer péremptoirement le pourquoi d’un événement, comme s’il y avait assisté en personne. Même s’il prétend disposer d’une méthode, sa critique historique est elle-même à soumettre à une critique forte. Là où nous attendons, où nous espérons connaître la vérité, l’historien ne fera que nous fournir la sienne, qu’il aura tôt fait d’inventer avec son habileté sophistique. L’historien, cet être perfectible comme tout être humain, l’historien, cet être si subjectif, se révèle le vraisemblable détenteur de la réponse à une seule question pouvant relever du domaine historique : “Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ?” Question posée par le même Rousseau dans son Discours sur l’origine de l’inégalité. On n’est jamais si bien servi que par soi-même.
Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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