Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
La nature véritable de l’identité narrative ne se révèle [...] que dans la dialectique de l’ipséité et de la mêmeté. En ce sens, cette dernière représente la contribution majeure de la théorie narrative à la construction du soi. p. 167.
Rappelons d’abord ce que dans Temps et Récit on entend par identité au plan de la mise en intrigue. On la caractérise, en termes dynamiques, par la concurrence entre une exigence de concordance et l’admission de discordances qui, jusqu’à la clôture du récit, mettent en péril cette identité. Par concordance, j’entends ce qu’Aristote appelle “agencement des faits”. Par discordance, j’entends les renversements de fortune qui font de l’intrigue une transformation réglée, depuis une situation initiale jusqu’à une situation terminale. p. 168.
Est personnage celui qui fait l’action dans le récit. p. 170.
La corrélation entre histoire racontée et personnage est simplement postulée par Aristote dans la Poétique. Elle y paraît même si étroite qu’elle prend la forme d’une subordination. C’est en effet dans l'histoire racontée, avec ses caractères d'unité, d'articulation interne et de complétude, conférés par l’opération de mise en intrigue, que le personnage conserve tout au long de l’histoire une identité corrélative de celle de l’histoire elle-même. p. 170.
Raconter, c’est dire qui a fait quoi, pourquoi et comment, en étalant dans le temps la connexion entre ces points de vue. p. 174.
Le récit construit l’identité du personnage, qu’on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l’histoire racontée. C’est l’identité de l’histoire qui fait l’identité du personnage. p. 175.
Cette fonction médiatrice que l’identité narrative du personnage exerce entre les pôles de la mêmeté et de l’ipséité est essentiellement attestée par les variations imaginatives auxquelles le récit soumet cette identité. À vrai dire, ces variations, le récit ne fait pas que les tolérer, il les engendre, il les recherche. p. 176.
Les personnages de théâtre et de roman sont des humains comme nous. Dans la mesure où le corps propre est une dimension du soi, les variantes imaginatives autour de la condition corporelle sont des variations sur le soi et son ipséité. p. 178.
Selon [le rêve technologique], le cerveau est tenu pour l’équivalent substituable de la personne. C’est le cerveau qui est le point d’application de la plus haute technologie. [...] C’est de ce rêve technologique, illustré par les manipulations cérébrales, que se rend solidaire le traitement impersonnel de l’identité au plan conceptuel. p. 178-179.
Il faudra sans doute interdire un jour ce à quoi la science-fiction se borne à rêver. Mais le rêve n’a-t-il pas toujours été transgression de l’interdit ? p. 180.
[Les actions de base sont] ces actions que nous savons faire et que nous faisons en effet, sans avoir à faire une autre chose en vue de faire ce que nous faisons : tels sont en gros les gestes, les postures, les actions corporelles élémentaires, que nous apprenons certes à coordonner et à maîtriser, mais dont nous n’apprenons pas véritablement les rudiments. p. 181.
[Les] actes illocutoires, tels que promettre, commander, avertir, constater, se distinguent par leur “force” qui est elle-même constituée par la règle qui dit, par exemple, que promettre c’est se placer sous l'obligation de faire demain ce que je déclare aujourd'hui que je ferai. / Il importe de bien noter que les règles constitutives ne sont pas des règles morales. [...] Certes, les règles constitutives mettent sur la voie des règles morales, dans la mesure où celles-ci régissent les conduites susceptibles de revêtir une signification. Mais ce n’est là que le premier pas en direction de l’éthique. p. 183-184.
Se rapporter à, tenir compte de la conduite des autres agents, c’est là l’expression la plus générale et la plus neutre qui puisse couvrir la multitude des relations d’interaction que l’on rencontre au niveau de ces unités d’actions que sont les pratiques. p. 184.
[Omettre] et supporter, voire subir, souffrir, sont autant des faits d’interaction que des faits de compréhension subjective. Ces deux termes rappellent qu’au plan de l’interaction comme à celui de la compréhension subjective, le non-agir est encore un agir : négliger, omettre de faire, c’est aussi laisser faire par un autre, parfois de façon criminelle ; quant à supporter, c’est se tenir soi-même, de gré ou de force, sous la puissance d’agir de l’autre ; quelque chose est fait à quelqu'un par quelqu’un ; supporter devient subir, lequel confine à souffrir. p. 185-186.
Le même rapport entre praxis et récit se répète à un degré plus élevé d’organisation [...]. Avant de considérer [...] l’“unité narrative d’une vie” [...], il vaut la peine de s’arrêter à un niveau médian entre les pratiques - métiers, jeux, arts - et le projet global d’une existence ; on appellera plans de vie ces vastes unités pratiques que nous désignons comme vie professionnelle, vie de famille, vie de loisir, etc. p. 186.
C’est le moment de dire un mort de la notion d’ “unité narrative d’une vie” que MacIntyre place au-dessus de celles de pratiques et de plans de vie. [...] Dans une perspective délibérément éthique [...], l’idée d’un rassemblement de la vie en forme de récit est destinée à servir de point d’appui à la visée de la vie “bonne”, clé de voûte de son éthique. p. 187.
Il faut que la vie soit rassemblée pour qu’elle puisse se placer sous la visée de la vraie vie. Si ma vie ne peut être saisie comme une totalité singulière, je ne pourrai jamais souhaiter qu’elle soit réussie, accomplie. Or, rien dans la vie réelle n’a valeur de commencement narratif ; la mémoire se perd dans les brumes de la petite enfance ; ma naissance et, à plus forte raison, l’acte par lequel j’ai été conçu appartiennent plus à l’histoire des autres, en l’occurrence celle de mes parents, qu’à moi-même. Quant à ma mort, elle ne sera fin racontée que dans le récit de ceux qui me survivront ; je suis toujours vers ma mort, ce qui exclut que je la saisisse comme fin narrative. p. 190.
[Sur] le parcours connu de ma vie, je peux tracer plusieurs itinéraires, tramer plusieurs intrigues, bref raconter plusieurs histoires, dans la mesure où, à chacune manque le critère de la conclusion [...]. Des tranches entières de ma vie font partie de l’histoire de la vie des autres, de mes parents, de mes amis, de mes compagnons de travail et de loisir. [...] Peut-on encore parler alors de l’unité narrative de la vie ? p. 190-191.
En faisant le récit d’une vie dont je ne suis pas l’auteur quant à l’existence, je m’en fais le coauteur quant au sens. Bien plus, ce n’est ni un hasard ni un abus si, en sens inverse, maints philosophes stoïciens ont interprété la vie elle-même, la vie vécue, comme la tenue d’un rôle dans une pièce que nous n’avons pas écrite et dont l’auteur, par conséquent, recule au-delà du rôle. p. 191.
C’est précisément en raison du caractère évasif de la vie réelle que nous avons besoin du secours de la fiction pour organiser cette dernière rétrospectivement dans l’après-coup, quitte à tenir pour révisable et provisoire toute figure de mise en intrigue empruntée à la fiction ou à l’histoire. p. 191-192.
[Le] récit raconte aussi le souci. En un sens, il ne raconte que le souci. C’est pourquoi il n’y a pas d’absurdité à parler de l’unité narrative d’une vie, sous le signe de récits qui enseignent à articuler narrativement rétrospective et prospection. p. 193.
W. Benjamin rappelle que, sous sa forme la plus primitive, encore discernable dans l’épopée et déjà en voie d’extinction dans le roman, l’art de raconter est l’art d’échanger des expériences ; par expériences, il entend non l’observation scientifique, mais l'exercice populaire de la sagesse pratique. p. 193.
Les expériences de pensée que nous conduisons dans le grand laboratoire de l’imaginaire sont aussi des explorations menées dans le royaume du bien et du mal. Transvaluer, voire dévaluer, c’est encore évaluer. Le jugement moral n’est pas aboli, il est plutôt lui-même soumis aux variations imaginatives propres à la fiction. p. 194.
C’est au moins sur le mode de l’imagination et de la sympathie que [l’historien] fait revivre des manières d’évaluer qui continuent d’appartenir à notre humanité profonde. Par là, l’historiographie est rappelée à sa relation de dette à l’égard des hommes du passé. En certaines circonstances, en particulier lorsque l’historien est confronté à l'horrible, figure limite de l’histoire des victimes, la relation de dette se transforme en devoir de ne pas oublier. p. 194.
Dans la section consacrée à la problématique de l’identité, nous avons admis que l'identité-ipséité couvrait un spectre de signification depuis un pôle extrême où elle recouvre l’identité du même jusqu’à l’autre pôle extrême où elle s’en dissocie entièrement. Ce premier pôle nous a paru symbolisé par le phénomène du caractère, par quoi la personne se rend identifiable et réidentififable. Quant au deuxième pôle, c’est par la notion, essentiellement éthique, du maintien de soi qu’il nous a paru représenté. Le maintien de soi, c’est pour la personne la manière telle de se comporter qu’autrui peut compter sur elle. Parce que quelqu’un compte sur moi, je suis comptable de mes actions devant un autre. Le terme de responsabilité réunit les deux significations : compter sur… être comptable de… Elle les réunit, en y ajoutant l’idée d’une réponse à la question : “Où es-tu ?”, posée par l’autre qui me requiert. Cette réponse est : “Me voici !” Réponse qui dit le maintien de soi. p. 195.
En opposant polairement le maintien de soi au caractère, on a voulu cerner la dimension proprement éthique de l’ipséité, sans égard pour la perpétuation du caractère. On a ainsi marqué l’écart entre deux modalités de la permanence dans le temps, que dit bien le terme de maintien de soi, opposé à celui de perpétuation du même. p. 195.
L’identité narrative fait tenir ensemble les deux bouts de la chaîne : la permanence dans le temps du caractère et celle du maintien de soi. p. 196.
[Les] récits qui racontent la dissolution du soi peuvent être tenus pour des récits interprétatifs à l’égard de ce qu’on pourrait appeler une appréhension apophatique du soi. L’apophase du soi consiste en ceci que le passage du “Qui” suis-je ? au “Que” suis-je ? a perdu toute pertinence. Or, le “quoi” du “qui” [...], c’est le caractère, c’est-à-dire l’ensemble des dispositions acquises et des identifications-avec sédimentées. L’impossibilité absolue de reconnaître quelqu’un à sa manière durable de penser, de sentir, d’agir, n'est peut-être pas praticable, du moins est-elle pensable à la limite. p. 197.
Dans une philosophie de l’ipséité comme la nôtre, on doit pouvoir dire : la possession n’est pas ce qui importe. Ce que suggèrent les cas limites engendrés par l’imagination narrative, c’est une dialectique de la possession et de la dépossession, du souci et de l’insouciance, de l’affirmation de soi et de l’effacement de soi. Ainsi le néant imagine du soi devient-il “crise” existentielle du soi. p. 198.
RICŒUR P., Soi-même comme un autre, Paris, Éditions Points, 2015.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecture - SommairePatrick Moulin, MardiPhilo, septembre 2024.
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