Camus présente la place occupée dans son oeuvre par le Mythe de Sisyphe.
Je voulais d’abord exprimer la négation. Sous trois formes. Romanesque : ce fut L’étranger. Dramatique : Caligula, Le malentendu. Idéologique : Le mythe de Sisyphe. Je prévoyais le positif sous trois formes encore. Romanesque : La peste. Dramatique : L’état de siège et Les justes. Idéologique : L’homme révolté. J’entrevoyais déjà une troisième couche autour du thème de l’amour.
[Avant-propos du Mythe de Sisyphe, p. 10.]Le Mythe de Sisyphe a pour sous-titre"Essai sur l’absurde". L’ouvrage comprend quatre parties :
Le raisonnement absurde
L’homme absurde
La création absurde
Le mythe de Sisyphe.
Le terme “absurde” vient du latin absurdus, du préfixe ab et surdus, sourd : qui sonne faux, discordant ; qui choque la raison, incohérent, inconséquent. En voici la définition en lien avec Camus :
On a appelé philosophes de l’absurde (Kafka, A. Camus, J.-P. Sartre) les auteurs athés qui insistent sur ce que le monde, la vie, l’existence ont d’inexplicable, d’injustifiable. Ce sont souvent des philosophes de la liberté, des humanistes, pour qui l’homme a seul la charge de donner sens à ses actions comme à toutes choses, mais qui n’excluent pas le bonheur (“Il faut imaginer Sisyphe heureux”, A. Camus, dernière phrase du Mythe de Sisyphe). Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines.
Ô mon âme, n'aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible. Pindare, 3e Pythique.
[Incipit du Mythe de Sisyphe.]Le chapitre sur le raisonnement absurde débute par l’affirmation qu'il n'y a qu'un seul problème philosophique sérieux : le suicide. La question philosophique fondamentale est de juger si la vie vaut ou non d’être vécue. Le suicide est considéré comme une solution à une existence absurde - l’autre solution est l’espoir.
Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est la question fondamentale de la philosophie. p. 17
[Ce] qu’on appelle une raison de vivre est en même temps une excellente raison de mourir. p. 18.
Commencer à penser, c’est commencer d’être miné. p. 19.
Nous prenons l’habitude de vivre avant d’acquérir celle de penser. p. 23.
Camus reprend le lien entre la vie d’habitude — “machinale”, toujours sur le même rythme —, et la prise de conscience de l’absurdité de cette vie — penser — qui provoque l’éveil et la lassitude, et conduit au suicide ou au rétablissement. L’absurde vient de la confrontation entre l’homme qui veut comprendre le monde et le caractère irrationnel de ce monde.Le drame humain vient de la “nostalgie d’unité” que l’homme cherche dans le monde en voulant l’unifier pour le comprendre.
Toutes les grandes actions et toutes les grandes pensées ont un commencement dérisoire. Les grandes œuvres naissent souvent au détour d’une rue ou dans le tambour du restaurant. p. 28.
La lassitude est à la fin des actes d’une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience. (...) Car tout commence par la conscience et rien ne vaut que par elle. p. 29.
Quels que soient les jeux de mots et les acrobaties de la logique, comprendre c’est avant tout unifier. p. 34.
S’il fallait écrire la seul histoire significative de la pensée humaine, il faudrait faire aussi celle de ses repentirs successifs et de ses impuissances. p. 36.
L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde. p. 46.
L’absurde n’existe que dans la pensée humaine. Il y a un lien entre l’absurde et le religieux. L’homme n’a besoin de Dieu que lorsqu’il veut l’impossible. Le suicide philosophique est identique à l’attitude existentielle. La négation est le Dieu des existentialistes. Le suicide comme les dieux correspond à un “saut”. Camus consacre quelque paragraphes à la phénoménologie de Husserl : la phénoménologie ne cherche pas à comprendre le monde en l’unifiant par la raison, mais vise à décrire le vécu. Il revient sur le thème de la nostalgie qui est l’essentiel de la pensée humaine. Désirer savoir est le seul péché humain.
L’irrationnel, la nostalgie humaine et l’absurde qui surgit de leur tête-à-tête, voilà les trois personnages du drame qui doit nécessairement finir avec toute la logique dont une existence est capable. p. 47.
Il ne peut y avoir d’absurde hors d’un esprit humain. Ainsi l’absurde finit comme toutes choses avec la mort. p. 51.
L’absurde n’a de sens que si l’on n’y consent pas. p. 52.
La seule vraie issue est précisément là où il n’y a pas d’issue au jugement humain. Sinon, qu’aurions-nous besoin de Dieu ? On ne se tourne vers Dieu que pour obtenir l’impossible. Quant au possible, les hommes s’y suffisent. Chestov, cité par Camus, p. 54.
Dans son échec, le croyant trouve son triomphe. Kierkegaard, cité par Camus, p. 59.
L’important disait l’abbé Galiani à Mme d’Epinay, n’est pas de guérir, mais de vivre avec ses maux. p. 60.
Chercher ce qui est vrai n’est pas chercher ce qui est souhaitable. p. 63.
Mais comme les suicides, les dieux changent avec les hommes. Il y a plusieurs façons de sauter, l’essentiel étant de sauter. p. 64.
[A propos de “l’Intention” dans la phénoménologie de Husserl] Penser, ce n’est pas unifier, rendre familière l’apparence sous le visage d’un grand principe. Penser, c’est réapprendre à voir, diriger sa conscience, faire de chaque image un lieu privilégié. p. 65.
La pensée d’un homme est avant tout sa nostalgie. p. 71.
Le péché n’est point tant de savoir (à ce compte, tout le monde est innocent), que de désirer savoir. Justement, c’est le seul péché dont l’homme absurde puisse sentir qu’il fait à la fois sa culpabilité et son innocence. p. 72.
La conscience s’oppose au monde par la raison. La révolte, par la remise en question du monde, est une des seules positions philosophiques cohérentes. Il faut “vivre le plus” et non “vivre le mieux”. La vie sera mieux vécue si elle n’a pas de sens. “Le suicide résout l’absurde.”Être conscient et se révolter s’opposent au fait de renoncer. “Vivre plus”, c’est vivre une quantité d’expériences, cela dépend de nous et non des circonstances :”Maintenant, il s’agit de vivre.
Ce que je touche, ce qui me résiste, voilà ce que je comprends. p. 75
Si j’étais arbre parmi les arbres, chat parmi les animaux, cette vie aurait un sens ou plutôt ce problème n’en aurait point car je ferais partie de ce monde. Je serais ce monde auquel je m’oppose maintenant par toute ma conscience et par toute mon exigence de familiarité. p. 76.
L’une des seules positions philosophique cohérentes, c’est ainsi la révolte. Elle est un confrontement perpétuel de l’homme et de sa propre obscurité. Elle est exigence d’une impossible transparence. Elle remet le monde en question à chacune de ses secondes. p. 78.
Savoir si l’homme est libre commande qu’on sache qu’il peut avoir un maître. p. 81.
Si je me persuade que cette vie n’a d’autre face que celle de l’absurde, si j’éprouve que tout son équilibre tient à cette perpétuelle opposition entre ma révolte consciente et l’obscurité où elle se débat, si j’admets que ma liberté n’a de sens que par rapport à son destin limité, alors je dois dire que ce qui compte n’est pas de vivre le mieux mais de vivre le plus. p. 86.
En forçant un peu les choses, les Grecs avaient la morale de leurs loisirs comme nous avons celle de nos journées de huit heures. p. 87.
“La prière, dit Alain, c’est quand la nuit vient sur la pensée. - Mais il faut que l’esprit rencontre la nuit”, répondent les mystiques et les existentiels. Certes, mais non pas cette nuit qui naît sous les yeux fermés et par la seule volonté de l’homme - nuit sombre et close que l’esprit suscite pour s’y perdre. S’il doit rencontrer une nuit, que ce soit plutôt celle du désespoir qui reste lucide, nuit polaire, veille de l’esprit, d’où se lèvera peut-être cette clarté blanche et intacte qui dessine chaque objet dans la lumière de l’intelligence. p. 90.
Ce qui précède définit seulement une façon de penser. Maintenant, il s’agit de vivre. p. 92.
Il faut être conscient de ses expériences pour qu’elles nous servent (pour ce qui dépend de nous).
On peut être vertueux par caprice. p. 96.
[Les] défaites d’un homme ne jugent pas les circonstances, mais lui-même. p. 98.
Don Juan n’est pas un “illuminé en quête de l’amour total”. Il est un “séducteur ordinaire” mais à la différence qu’il en est conscient. Il pratique une “éthique de la quantité”. Un amour éternel est un amour contrarié. Il n’y a pas de passion tranquille.
S’il suffisait d’aimer, les choses seraient trop simples. Plus on aime et plus l’absurde se consolide. (...) Pourquoi faudrait-il aimer rarement pour aimer beaucoup ? p. 99.
[Les] tristes ont deux raisons de l’être, ils ignorent ou ils espèrent. Don juan sait et n’espère pas. Il fait penser à ces artistes qui connaissent leurs limites, ne les excèdent jamais, et dans cet intervalle précaire où leur esprit s’installe; ont toute la merveilleuse aisance des maîtres. Et c’est bien là le génie : l’intelligence qui connaît ses frontières. p. 100.
Collectionner, c’est être capable de vivre de son passé. p. 103.
Tous les spécialistes de la passion nous l’apprennent, il n’y a d’amour éternel que contrarié. Il n’est guère de passion sans lutte. p. 103.
L’homme “quotidien” — qui n’est pas conscient — recherche l’espoir. Il aime le théâtre qui lui fait vivre de multiples destins sans risques. L’acteur vit dans l’éphémère. Il vit en trois heures ce que le spectateur mettra toute sa vie à vivre.
L’homme quotidien n’aime guère à s’attarder. Tout le presse au contraire. Mais en même temps, rien plus que lui-même ne l’intéresse, surtout dans ce qu’il pourrait être. De là son goût pour le théâtre, pour le spectacle, où tant de destins lui sont proposés dont il reçoit la poésie sans en souffrir l’amertume. p. 108.
La moitié d’une vie d’homme se passe à sous-entendre, à détourner la tête et à se taire. p. 112.
[Le] génie n’excuse rien, justement parce qu’il s’y refuse. p. 115.
Être un homme, c’est plus taire les choses que les dire. On devient homme en choisissant entre la contemplation et l’action. Conquérir est un effort absurde, une action inutile. “L’homme est sa propre fin” : il ne sera homme que dans cette vie. La liberté est de connaître ses servitudes. Le seul luxe est “celui des relations humaines.” Il faut être clairvoyant devant “ce monde absurde et sans dieu”, alors nous penserons clairement.
A la fin d’une vie, l’homme s’aperçoit qu’il a passé des années à s’assurer d’une seule vérité. (...) Un homme est plus un homme par les choses qu’il tait que par celles qu’il dit. p. 117.
Il vient toujours un temps où il faut choisir entre la contemplation et l’action. Cela s’appelle devenir un homme. p. 119.
Il n’y a qu’un seul luxe pour eux et c’est celui des relations humaines. p. 122.
Dans les musées italiens, on trouve quelquefois de petits écrans peints que le prêtre tenait devant les visages des condamnés pour leur cacher l’échafaud. p. 125.
L’opposition entre art et philosophie est arbitraire : l’artiste comme le philosophe “se devient dans son oeuvre.” Penser, c’est vouloir créer un monde. Le roman est une philosophie non exprimée.
Créer, c’est vivre deux fois. p. 130.
Il n’y a pas de frontières entre les disciplines que l’homme se propose pour comprendre et aimer. p. 133.
L’oeuvre d’art naît du renoncement de l’intelligence à raisonner le concret. p. 134.
Penser, c’est avant tout vouloir créer un monde (ou limiter le sien, ce qui revient au même). p. 136.
On s’habitue si vite. On veut gagner de l’argent pour vivre heureux et tout l’effort et le meilleur d’une vie se concentrent pour le gain de cet argent. Le bonheur est oublié, le moyen pris pour la fin. p. 140.
Kirilov est un personnage du roman Les Possédés, de Dostoïevski. C’est un ingénieur, nihiliste et suicidaire. Il raisonne sur le suicide logique : Il condamne la nature, le “grand tout” qu’il ne peut pas concevoir, en se suicidant, anéantissant en même temps cette nature. “Si Dieu n’existe pas, Kirilov est Dieu. Si Dieu n’existe pas, Kirilov doit se tuer.”
L’artiste crée “pour rien”. Sa création est unique, exprimée dans ses œuvres, avec une pensée en continuel devenir. La pensée qui renonce à unifier “exalte la diversité”, qui est le “lieu de l’art”. La création absurde, comme la pensée exige “la révolte, la liberté et la diversité”. Elle est profondément inutile. “Créer, c’est ainsi donner forme à son destin.”
Ce sont les philosophes ironiques qui font les œuvres passionnées. p. 157.
Sisyphe est un personnage de la mythologie grecque. Il est le fils d’Éole, et a fondé la Corinthe. Il a été puni par les dieux après qu’il ait révélé leurs secrets. Il doit sans fin faire pousser un rocher énorme, lui faire gravir la pente d’une montagne. Arrivé au sommet, il voit alors son rocher dévaler la pente, l’obligeant à recommencer éternellement de le faire remonter au sommet. Le mythe est tragique parce que “son héros est conscient”. Il n’a aucun espoir de réussir. Cette clairvoyance est sa victoire, par le mépris qu’il porte consciemment à son destin. La descente du rocher génère de la douleur, mais aussi de la joie. Le destin de Sisyphe lui appartient, le rocher est “sa chose”. “Il est “toujours en marche”. “Il faut imaginer Sisyphe heureux".
Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris. p. 166.
Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers .(...) La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un coeur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. p. 168.
“Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide.” Avec cette formule foudroyante, qui semble rayer d’un trait toute la philosophie, un jeune homme de moins de trente ans commence son analyse de la sensibilité absurde. Il décrit le “mal de l’esprit” dont souffre l’époque actuelle : “l’absurde naît de la confrontation de l’appel humain avec le silence déraisonnable du monde.”
CAMUS A., Le mythe de Sisyphe, Paris, Folio essais, 2017.
MORFAUX L.-M., Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 2014.
« Le Syndrome du Funambule - Essai sur le Midi de l'Être » :
« Qu’est-ce que ça fait, si on accepte tout ? » Camus, alors âgé de vingt-deux ans, pose cette question dans son premier recueil de nouvelles, « L’Envers et l’Endroit », publié en 1937. Si vous en comprenez pleinement le sens, alors il est inutile d’ouvrir cet essai sur le Midi de l’Être, vous êtes arrivé. À l’opposé, si le simple questionnement fait naître en vous l’étonnement qui mène à la philosophie, alors vous êtes atteint du syndrome du funambule. Il est temps de se mettre en route.
Un fil, deux pieds, un esprit qui s’agite et qui agit : voilà tout ce qu’il vous faut pour entreprendre ce parcours. Le voyage commence dans les ténèbres du vide originel. Nietzsche allume les premiers feux de l’aurore pour nous conduire peu à peu vers son grand Midi. Camus prend le relais, depuis Midi le juste où règne la lumière verticale de sa pensée, jusqu’au crépuscule des cerfs-volants. Et bientôt la nuit se referme pour préparer, peut-être, le chemin d’un nouveau matin.
Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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