Nous allons aborder la notion de l’histoire en cernant d’abord ce qu’elle est, sous deux aspects complémentaires et indissociables. Nous verrons ensuite différentes conceptions de ce que peut être et de ce que peut représenter l’histoire. L’étude succincte de l’histoire biblique nous montrera une description chronologique de l’humanité et notamment de sa fin. Le napolitain Giambattista Vico, considéré comme le premier philosophe de l’histoire, nous donnera une version revisitée du Cogito cartésien. Hegel nous décrira la rationalité du monde et de son histoire. Enfin, Michelet, le “théologien-peuple”, nous montrera que si c’est sans doute l’homme qui fait l’histoire, c’est l’histoire qui fait l’historien.
Avant d’étudier les textes bibliques, examinons la définition du terme “histoire” telle que la présente Simone Manon, professeur de philosophie :
Le mot désigne soit : - La connaissance historique, le récit ou le discours que les hommes élaborent de la vie des sociétés humaines dans le temps. - La réalité historique, l’ensemble des événements et des faits historiques. Le même mot renvoie donc à la connaissance d’un objet et à l’objet même de cette connaissance. Cette ambiguïté n’est pas innocente : - D’une part parce que le passé, l’histoire comme objet n’a existence ou réalité que pour l’esprit qui en cultive la mémoire. - D’autre part parce que la manière dont les hommes font leur histoire au présent est largement tributaire des représentations qu’ils entretiennent de l’histoire passée. Simone Manon, L’histoire.
L’histoire est donc, avant d’être un récit, un ensemble d’événements qui se sont déroulés dans le passé, et dont nous avons pu garder une trace. Sans aucun trace, sans aucun témoignage, il ne peut pas exister de fait historique, ni donc de récit de ce fait. C’est en quelque sorte la même situation que celle décrite par ce koan Zen :
L'arbre qui tombe dans la forêt fait-il du bruit si personne ne l'entend ?
Cela s’est peut-être produit, mais personne n’en a gardé la trace. Cette trace peut revêtir plusieurs formes qui ne sont pas nécessairement celle de l’écriture. La connaissance que nous avons de la préhistoire se fonde sur des éléments matériels qui nous sont parvenus par-delà du temps : fossiles, vestiges paléontologiques, art pariétal, etc. Si les dessins des grottes préhistoriques comme Lascaux ou Chauvet, ou les peintures rupestres d’Australie sont des témoignages qui s’apparentent à l’écrit, il nous est bien plus difficile de les interpréter que le plus obscur des hiéroglyphes traduit grâce à la pierre de Rosette. L’histoire est ce qui s’est passé, et comment cela a été raconté, relaté, transcrit. Il faut donc que quelqu’un témoigne ou recueille des témoignages sur ce qui s’est passé. Ce quelqu’un est un sujet doué de conscience, de mémoire : c’est l’historien, et c’est avant tout - et cela ne peut être que cela - un être humain. Selon l’objet sur lequel portera l’histoire, cela pourra être un astrophysicien pour l’histoire de l’Univers, un paléontologue ou un biologiste pour l’histoire de l’évolution des espèces, ou encore un historien au sens de celui qui étudie l’histoire de l’humanité. L’histoire, en tant que récit, prendra la forme fondamentale d’un écrit, permettant ainsi de conserver la mémoire du passé et de la transmettre.
Le premier livre occidental a été imprimé vers 1450 : c’est la Bible de Gutenberg. L’ouvrage et le récit d’événements qui se seraient produits dans le passé, et qui concerne en premier lieu l’être humain. Le récit va même au-delà du passé et même du présent comme nous le verrons plus loin. Les événements relatés se déroulent dans le temps, avec cette particularité : il y a un début, puis un long espace de temps où l’histoire humaine va se dérouler, et ce qui est présenté comme une fin. Examinons à présent cette chronologie historique.
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre, la terre était déserte et vide, et la ténèbre à la surface de l’abîme ; le souffle de Dieu planait à la surface des eaux, et Dieu dit : “Que la lumière soit !” Et la lumière fut. Dieu vie que la lumière était bonne. Dieu sépara la lumière de la ténèbre. Dieu appela la lumière “jour” et la ténèbre il l’appela “nuit”. Il y eut un soir, il y eut un matin : premier jour. Genèse 1:1-5.
Voici le premier jour de l’histoire biblique : le temps a commencé à exister et à s’écouler, l’histoire peut commencer. Mais voilà qu’à peine l’histoire commencée, les questions naissent, aussi vides de réponses que la terre à ses origines. Y avait-il quelque chose avant, et quoi ? Nous pouvons supposer que Dieu préexistait au monde qu’il a créé, mais alors le temps n’existait pas. La question est analogue à celle que nous pouvons nous poser avec la théorie de l’origine de notre Univers, dite du “Big Bang”. Y avait-il quelque chose avant ce “Big Bang” ? Bon, à son avantage, Dieu est considéré comme éternel, il n’est donc pas concerné par la notion de temps ni de durée. Quoi qu’il en soit, ce qu’il y avait avant la création divine du monde ne peut être un fait historique, puisque personne n’était là pour en témoigner. Mais justement, vient une autre question : qui était là pour être témoin de la création du monde, puisque “la terre était déserte et vie” ? Plusieurs hypothèses sont avancées par les théologiens : Moïse, qui a eu des contacts directs avec Dieu, un historien appelé le “Yahviste” ou un prêtre de Jérusalem du VIe siècle. Mais notons qu’il s’agit là d’hypothèses sur l’identité de l’auteur de la Genèse, en tant qu’historien, mais pas en tant que témoin direct.
Venons-en maintenant à la fin de l’histoire. Nous laisserons le lecteur découvrir par lui-même le déroulé complet de l’évolution humaine selon la Bible, si le coeur ou la conscience lui en disent. Le dernier livre de la Bible s’intitule L’Apocalypse. Il raconte la fin de l’humanité, dans les deux sens du terme “fin” : l’achèvement, la terminaison, la conclusion de l’histoire de l’humanité ; et la finalité, le but visé, l’accomplissement du projet. Nous sommes ici dans le domaine de “l’eschatologie”, du grec eschatos, dernier, et logos, doctrine (voir ce terme dans le Carnet de Vocabulaire). Voici la définition du terme “eschatologie” :
Doctrine concernant les fins dernières soit de l’individu après la mort (ce qui implique la croyance à la vie future), soit de l’humanité ou de la nature (fin du monde, “jugement dernier”). Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines.
Nous retrouvons ici les deux sens du mot “fin”. La “fin du monde” revient à ce que rien n’existe plus - de ce monde - après sa fin, tout comme rien n’existait avant son commencement. La fin d’un monde, que marque l’idée d’un “jugement dernier”, est son accomplissement : ce monde particulier qu’est l’humanité sur la terre se termine car il a atteint son but, la “vie future” de l’être humain. L’histoire de l’humanité se termine, et “on démarre une autre histoire, mais ça c'est une autre histoire”. C’est là qu’il nous faut revenir sur le terme “Apocalypse” et son étymologie. Le terme apparaît en latin chrétien au XIIe siècle, et vient du grec apokalupsis, qui signifie “révélation”. Mais il ne prendra son sens de “catastrophe finale” qu’au XXe siècle (Larousse étymologique). Examinons le début du texte de L’Apocalypse :
Révélation de Jésus-Christ : Dieu la lui donna pour montrer à ses serviteurs ce qui doit arriver bientôt. Il la fit connaître en envoyant son ange à Jean son serviteur, lequel a attesté comme Parole de Dieu et témoignage de Jésus-Christ tout ce qu’il a vu. Apocalypse 1:1-3.
Le premier mot “Révélation” est la traduction du terme grec apokalupsis. A l’inverse du début du texte de la Genèse, que nous avons vu au début de cette partie, nous avons ici la description du “comment” a été retranscrite, sous forme de récit, cette histoire d’événements qui ne se sont pas encore produits, mais dont “le temps est proche”. Il s’agit donc plus ici du récit d’un autre récit. C’est l’histoire relatée de l’histoire racontée dans le passé d’une histoire à venir. Le “fait” historique est le discours - l’histoire qui a été racontée - et non son contenu - l’histoire à venir qui n’est pas encore survenue. Tentons d’établir une chronologie des “faits” : Dieu révèle à Jésus ce qui va arriver aux hommes, Jésus témoigne de cette “parole” en la transmettant à Jean, l’un des apôtres, par l’intermédiaire d’un ange, son envoyé. Enfin, Jean retranscrit ce témoignage de la parole dans le texte de L’Apocalypse. Nous avons trois intermédiaires entre le discours initial - la “Révélation” - et nous lecteurs : Jean retranscrit ce que l’ange lui rapporte de Jésus, témoin direct de la parole divine. Retenons juste que l’historien, le sujet qui fait le récit des événements - Jean en l’occurrence ici - a rarement un témoignage direct de ce qui s’est produit ou de ce qui a été dit.
Voici pour la “Révélation”. Terminons cette partie justement par cette fin apocalyptique. Nous avons vu que le terme “apocalypse” avait pris le sens de catastrophe au XXe siècle. Dans le texte biblique, le “jugement dernier” sépare les âmes des morts selon “leurs oeuvres” : certains reviennent à la vie et deviennent immortels, d’autres subissent une “seconde mort”. Cette apocalypse correspond à la définition du terme “catastrophe” :
La catastrophe peut être définie comme un événement d’une intensité tragique maximale accompagné ou suivi de destructions multiples. Elle fait planer sur l’existence humaine une mort de masse. C. Godin, Ouvertures à un concept : la catastrophe.
La situation décrite dans L’Apocalypse est tragique puisqu’elle entraîne des morts en nombre considérable : lâches, infidèles, dépravés, meurtriers, impudiques, magiciens, idolâtres et menteurs, telle est la liste de ceux qui mourront une deuxième fois “dans l’étang embrasé de feu et de soufre”. Mais, d’une part, l’origine biblique de l’Apocalypse (avec une majuscule) est surnaturelle : elle est causée par Dieu, qui est au-dessus de la nature et de l’humanité. D’autre part, l’Apocalypse est la fin au sens d’achèvement du projet divin, et au sens de fin du monde comme disparition du “monde ancien”. Le monde “nouveau” voit la naissance d’une “nouvelle” humanité, hors du temps, puisqu’elle régnera pour les “siècles des siècles”. Il y a ici une notion de cycle, non de fin définitive. Le XXe siècle voit la survenue de catastrophes majeures, les guerres mondiales, l’utilisation de la bombe atomique, et surtout la Shoah, la volonté d’êtres humains d’exterminer tout un peuple en “raison” de sa religion, de ses origines, de sa sexualité, etc. L’apocalypse (avec une minuscule, même si les catastrophes sont considérables et terriblement tragiques) est causée par les hommes. Le terme “apocalypse” devient synonyme de catastrophe, parce qu’il n’est plus une révélation d’une humanité nouvelle, mais celle de la noirceur que peut prendre la nature humaine. Et il n’est plus question d’un cycle.
Désormais, depuis Auschwitz et Hiroshima, nous sommes dans « le temps de la fin » et rien ne pourra jamais faire que nous n’y soyons plus. Nous sommes, dit Anders, la première génération des derniers hommes. Même si nous ne vivons pas actuellement la fin des temps, nous sommes dans le temps de la fin, ce qui signifie qu’à tout moment la fin peut advenir. Ce temps de la fin est définitif : nous ne pourrons jamais aller en deçà de lui, revenir à un avant de lui. Pour toujours notre temps est celui de la fin. C. Godin, Op. cit.
Il n’y a plus d’après. Ce n’est pas la fin des temps de L’Apocalypse divine, c’est “le temps de la fin” qui suit celui des apocalypses humaines, des catastrophes causées par les hommes. Pourtant, il reste du temps pour écrire - et vivre - encore une histoire. Mais gardons à l’esprit les leçons du passé, comme nous y engage implicitement Simone Manon : la manière dont nous écrirons notre histoire au présent doit tirer des leçons de notre histoire passée, et des représentations que nous nous en faisons.
Les philosophes ont engourdi les esprits avec la méthode de Descartes en prétendant avec leur perception claire et distincte, retrouver sans dépense ni fatigue tout ce qu’il y a dans les bibliothèques. [...] Descartes s’est acquis une grande suite, grâce à cette faiblesse de notre nature humaine, qui voudrait tout savoir dans le temps le plus court et avec la moindre peine. G. Vico, cité par E. Bréhier in Histoire de la philosophie.
Giambattista Vico, philosophe né et mort à Naples, est considéré comme celui qui aurait inauguré la philosophie de l’histoire. Il vit à une époque riche en courants philosophiques : l’empirisme, avec Hobbes, Locke, Berkeley et Hume, et le rationalisme avec Leibniz ou Spinoza. Empirisme et rationalisme fondent leur division sur la pensée de Descartes et sa célèbre méthode, qui ne voir de vérité que dans ce qui se conçoit clairement et distinctement, comme une évidence (voir l’article La « Méthode » selon Descartes). Vico se démarque de cette “évidence immédiate de la vérité” du cartésianisme, comme l’indique la citation ci-dessus. Sans doute n’aurait-il pas apprécié nos moteurs de recherche ou nos assistants vocaux actuels, qui prétendent nous fournir “sans dépense ni fatigue tout ce qu’il y a dans les bibliothèques”, “dans le temps le plus court et avec la moindre peine”. Là où Descartes conçoit la vérité sur le modèle des mathématiques, sciences qui donnent un résultat immédiat, clair et distinct, Vico va élaborer sa philosophie de la sagesse humaine sur la philologie et le droit.
La conception de Vico de la philologie et du droit, comme paradigmes de la philosophie, peut nous faire entrevoir que selon le philosophe italien on ne peut connaître que ce qui est productible par l'homme, tandis que le monde de la nature, qui a été créé par Quelqu'un d'infiniment plus puissant que l'homme, ne peut en conséquence être entièrement connu. Maria Rosaria Natale, La sagesse de l'histoire. Jean-Baptiste Vico et la philosophie pratique.
Vico se base sur ce que produit l’homme : les textes qu’il étudie avec la philologie (du grec philos ami et logos langage) et le droit positif, c’est-à-dire les “droit, loi, religion tels qu'ils existent en fait et qui sont établis par une autorité divine ou humaine” (cnrtl.fr), ce qui inclut les lois naturelles, divines. Il y a d’un côté la nature, mais dont les lois divines ne sont pas aisément accessibles : “Dieu seul, qui l’a faite, en connaît et en possède la loi” et, de l’autre côté, le “monde des nations”, qui est fait par les hommes, et qui constitue leur histoire. C’est ce monde historique que Vico veut explorer :
Dans ces conditions, comment ne pas espérer, demande Vico, que ce monde “fait par les hommes, puisse être connu et expliqué par la science humaine” ? Cette thèse très importante est couramment désignée par celle du “verum factum” : “le vrai est ce qui est fait”, c’est-à-dire produit par des opérations humaines. A. Renaut, Leçons de la philosophie.
Nous serions ici dans un cogito - le “Je suis, j’existe” de Descartes - quelque peu remanié : “Je fais, je produis, donc j’existe en vérité”. Vico étudie le fait historique : ce qui s’est produit, et plus précisément ce qui a été produit par les hommes (textes, droit et lois). Mais il l’étudie avec un postulat de départ : la Providence divine, appliquée à l’histoire de l’humanité. Rien ne se produit par hasard, contrairement à ce que pensent notamment les Épicuriens et leurs atomes qui se rencontrent aléatoirement (voir l’article Lucrèce – La théorie atomiste d’Épicure). La science nouvelle - la Scienza nuova en italien - qu’est la philosophie de l’histoire selon Vico est une “Théologie civile et raisonnée de la Providence divine” :
Cette science apparaît ainsi comme une démonstration, pour ainsi dire, historique de la Providence ; c’est en effet une histoire des lois par lesquelles cette Providence a régi la grande cité du genre humain sans qu’il soit besoin de faire appel à la prévoyance humaine ou à des décisions prises par les hommes et souvent même de façon opposée aux projets qu’ils ont faits ; c’est ainsi que ces lois apparaissent comme universelles et éternelles bien que le monde ait été créé dans le temps et dans certaines circonstances particulières. G. Vico, Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations.
Vico va ainsi établir deux lois qui montrent comment la Providence se manifeste dans l’histoire de l’humanité, dans l’histoire des nations. L’évolution des nations montre toujours la même succession de périodes : l’âge des dieux, l’âge des héros et l’âge des hommes. L’âge des dieux ou théocratie est celui la force qui contraint les hommes, qui sont à l’état sauvage, est la force des dieux. La crainte des dieux est le seul moyen pour contenir la “liberté bestiale” des premiers hommes. L’âge des héros est celui où les hommes s’organisent en cité aristocratique composée de citoyens ayant des privilèges et d’un peuple aux droits très restreints. Le troisième âge, celui de la raison, voit les droits devenir universels entre les hommes. L’autre loi, dite loi des ricorsi, montre une conception cyclique de l’histoire des nations.
L’histoire romaine, par exemple, depuis le temps fabuleux des rois jusqu’à la destruction de l’Empire par les Barbares, forme un de ces touts complets, dont les phases successives [...] peuvent et doivent être retrouvées dans l’histoire de toute autre nation. Le temps est donc de forme cyclique, tournant et retournant sur lui-même (corsi e ricorsi) ; l’histoire recommence avec chaque nation. E. Bréhier, Op. cit.
L’histoire ne serait donc qu’un éternel recommencement. Platon avait développé cette conception avec le cycle des réincarnations de l’âme (voir l’article Platon, Phédon – Le corps prison de l’âme) Nous retrouverons également une conception similaire du temps chez Nietzsche avec la notion de “l’éternel retour” :
Tout passe et tout revient, éternellement tourne la roue de l’être. Tout meurt, tout refleurit ; éternellement se déroule le cycle de l’être. Tout se brise, tout se rajuste ; éternellement s’édifie la même demeure de l’être. Tout se disjoint, tout se retrouve ; le cycle de l’existence demeure éternellement fidèle à lui-même. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.
La spécificité de Vico dans cette approche de l’histoire conçue comme un ensemble de cycles commun à toutes les nations, à toutes les sociétés humaines, est d’attribuer cette forme cyclique à la manifestation de la Providence divine. Chaque nation, chaque société est particulière, singulière, mais l’ordre providentiel crée l’unité dans leur évolution sous la forme de ces cycles gouvernés par la loi des trois âges de l’humanité et la loi des ricorsi, du “retour régulier de l’humanité à ses origines” (N. Piqué, L’histoire). L’histoire de l’humanité ne se produit donc pas par hasard, Vico aurait sans doute approuvé la phrase d’Albert Einstein : “Dieu ne joue pas aux dés”.
Pour Hegel , “Tout ce qui est rationnel est réel ; tout ce qui est réel est rationnel" (Préface de la Philosophie du Droit). Il reprend comme présupposé la formule d’Anaxagore, penseur présocratique, selon laquelle c’est la raison qui gouverne le monde, “et par conséquent gouverne et a gouverné l’histoire universelle” (La Raison dans l’histoire). Mais il ne s’agit pas de la raison humaine, d’un individu ou d’une société.
La Raison est présente dans l’histoire universelle - non la raison subjective particulière, mais la Raison divine, absolue. Hegel, La Raison dans l’histoire.
Il ne s’agit pas non plus de la Providence, qui, même si elle ne laisse pas de place au hasard comme nous avons pu le voir avec l’ordre providentiel de Vico, ne fait que donner une orientation générale au cours de l’histoire. C’est par exemple la loi des trois âges du même Vico, âges par lesquels les nations, les sociétés humaines passent, mais sans pour autant respecter à chaque fois un ordre préétabli. Pour Hegel, l’histoire universelle se déroule rationnellement jusque dans les actions des hommes, et ce, malgré les apparences.
Nous disons donc que rien ne s’est fait sans être soutenu par l’intérêt de ceux qui y ont collaboré. Cet intérêt, nous l’appelons passion lorsque, refoulant tous les autres intérêts ou buts, l’individualité tout entière se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir et concentre dans ce but ses forces et tous ses besoins. En ce sens, nous devons dire que rien de grand ne s’est accompli sans passion. Ibid
Ce que nous percevons dans les actes historiques de grands hommes la volonté d’un individu d’accomplir un but, poussé par son intérêt pour ce but, autrement mû par la passion (voir ce terme dans le Carnet de Vocabulaire). La passion est ici à entendre non comme quelque chose de simplement subi “passivement”, mais comme une force qui pousse qui élève l’âme aux “grandes choses” (Morfaux). Les grands hommes sont donc poussés par cette force, par un instinct qui les fait agir dans le sens de la Raison absolue. Ils n’agissent pas au sein d’une orientation très générale de la Providence, mais pour accomplir la “fin de l’histoire”, en tant que finalité absolue.
Les grands hommes de l’histoire sont dont les fins particulières contiennent la substantialité que confère la volonté de l’Esprit du monde. C’est bien ce contenu qui fait leur véritable force. Ce contenu se trouve aussi dans l’instinct collectif inconscient des hommes et dirige leurs forces les plus profondes. C’est pourquoi ils n’opposent aucune résistance conséquente au grand homme qui a identifié son intérêt personnel à l’accomplissement de ce but. Les peuples se rassemblent sous sa bannière : il leur montre et accomplit leur propre tendance immanente. Ibid.
L’histoire est donc un enchaînement d’étapes déterminés par la Raison absolue, la “volonté de l’Esprit du monde”. Elle nous apparaît sous la forme des actions des grands hommes, qui sont eux-mêmes mûs, comme les autres hommes, par ces forces inconscientes. Il n’y a plus ici aucune place pour le hasard : les “dés” de Dieu n’existent même pas à l’état d’idée. Notons enfin que Hegel situe la phase ultime de la “fin de l’histoire” avec l’avènement de l'État moderne en Occident, l’Asie étant le commencement de cette histoire. Nous ne sommes plus ici dans un mouvement cyclique, dans un éternel recommencement. L’histoire a bien une fin, même si elle n’est pas la fin du monde, mais plus exactement la fin des étapes du processus de l’accomplissement de la Raison absolue à travers l’histoire.
Michelet est un écrivain et historien du XIXe siècle. Il est “un fils de la Révolution et du Siècle des Lumières” (Larousse). Né à Paris, neuf ans après la Révolution de 1789, il connut une enfance pauvre,. Son père lui donna une éducation intellectuelle, d’abord en lui racontant sa propre expérience de lutte d’ouvrier, puis il fit des études littéraires. Il enseigna ensuite l’histoire et la philosophie, avant d’écrire ses différents ouvrages sur l’histoire, et traduisit notamment l’oeuvre de Giambattista Vico, Scienza nuova. Son approche de l’histoire se fonde sur l’histoire du peuple, comme Vico, à partir de l’étude des textes - la philologie - et du droit.
Plutôt qu'à la vérité que la conscience recherche dans le cogito cartésien, il s'intéressa dès lors à celle que la vie des nations pourrait manifester. Dans une telle perspective, l'histoire lui parut digne de devenir la première des sciences. Encore fallait-il la réformer. Michelet ne pouvait, en effet, s'accommoder ni de l'histoire providentialiste, qui subordonne les initiatives humaines à la volonté de Dieu, ni de l'histoire chronique, qui fait la part trop belle aux actions individualistes. Larousse, Jules Michelet.
Il va construire son histoire de France en se fondant sur le témoignage du peuple, en allant chercher les “sources primitives”, préférant les manuscrits; les documents des archives, plutôt que les faits historiques décrits dans les “livres imprimés”. Et il veut surtout envisager cette histoire comme une totalité où chaque élément a son importance et est solidaire de tous les autres, comme peuvent l’être les organes du corps humain. Il décrit même la France dont il veut écrire l’histoire comme un être vivant.
Elle avait des annales, et non point une histoire. Des hommes éminents l’avaient étudiée surtout au point de vue politique. Nul n’avait pénétré dans l’infini détail des développements divers de son activité (religieuse, économique, artistique, etc.). Nul ne l’avait encore embrassée du regard dans l’unité vivante des éléments naturels et géographiques qui l’ont constituée. Le premier je la vis comme une âme et une personne. J. Michelet, Histoire de France.
L’étude de l’histoire de France, telle qu’elle avait été entreprise avant Michelet, lui paraît trop partielle, voire même trop partiale. Il évoque ainsi la notion de race, qui semble avoir été un élément important dans les considérations historiques de l’époque, en indiquant que cette notion s’était “effacée presque” avec la constitution des nations, même si certains attribuent à la notion de race une importance exagérée, et en font une explication “trop aisée” pour “attribuer les différences de caractères, de conduite, à des différences naturelles indestructibles”.
La France a fait la France et l’élément fatal de race m’y semble secondaire. Elle est fille de sa liberté. Dans le progrès humain ; la part essentielle est à la force vive, qu’on appelle l’homme. L’homme est son propre Prométhée. Ibid.
Prométhée, selon la légende, est un Titan qui a volé le feu et la technique pour la donner aux hommes, afin que ceux-ci puissent survivre et conserver leur espèce (voir la leçon de philosophie sur Le Travail et la Technique). L’homme, quel qu’il soit, est celui qui transformera les éléments, notamment ceux de l’histoire, pour évoluer et progresser. Quel qu’il ou elle soit, car Michelet reconnaît dans les “héros”, comme Jeanne d’Arc, “non des surhommes, mais des individus capables de partager, en s’oubliant, les douleurs et les attentes de leurs frères” (Larousse). Nous retrouvons ici un peu des “grands hommes” de Hegel, lorsqu’ils agissent en accomplissant quelque chose de grand avec cette passion commune avec l’intérêt collectif, même si Michelet n’y voit pas une Providence ou une Raison divine et absolue. Cette force vive qui fait évoluer l’homme est décrite sous une autre forme par Michelet, dans l’influence que l’histoire peut avoir sur celui qui en fait le récit, l’historien :
C’est que l’histoire, dans le progrès du temps, fait l’historien bien plus qu’elle n’est faite par lui. Mon livre m’a créé. C’est moi qui fus son oeuvre. Ce fils a fait son père. [...] Si nous nous ressemblons, c’est bien. Les traits qu’il a de moi sont en grande partie ceux que je lui devais, que j’ai tenu de lui. Ibid.
L’histoire, ou plus précisément son récit, fait l’historien qui le conte. Tout comme le père de Michelet, ouvrier d’imprimerie, homme de la rue, a fait de son fils ce “théologien-peuple”, en lui contant ses récits de lutte d’un peuple qui sortait d’une Révolution où la liberté avait voulu guider l’histoire.
L’histoire (S. Manon)
Le mot désigne la connaissance d’un objet (l’histoire en tant que récit des événements passés) et l’objet de cette connaissance (les événements eux-mêmes) ;
L’histoire n’existe que si elle est tracée dans la mémoire, et elle influe sur les représentations des hommes au présent.
La Bible
La Bible raconte une histoire chronologique de l’humanité qui a un début, un déroulement et une fin ;
La notion d’apocalypse, fin décrite dans la Bible, devient synonyme de catastrophe au XXe siècle avec des événements comme la Shoah - l’extermination du peuple juif - ou l’utilisation de l’arme atomique.
Vico
Vico se démarque de l’approche mathématique de Descartes dans la recherche de la vérité et étudie l’histoire de l’humanité à partir des textes - philologie - et du droit créé par les hommes ;
La vérité est dans ce qui est produit par l’homme, c’est la thèse du verum factum, “le vrai est ce qui est fait”.
Hegel
“Tout ce qui est rationnel est réel ; tout ce qui est réel est rationnel”, selon Hegel, une Raison absolue, divine, gouverne l’histoire du monde ;
Les actions des grands hommes sont accomplies sous l’impulsion de la force de cette Raison, qui est la volonté de l’Esprit du monde.
Michelet
L’histoire n’est liée ni à la Providence, ni aux seules actions individualistes de héros surhumains ;
L’histoire est une totalité où chaque élément est essentiel, et solidaire avec tous les autres ;
“L’homme est son propre Prométhée”, c’est l’homme - et le peuple - libre qui est la force vive du progrès.
Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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