Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
La belle Fanny [...] se mit en tête de cueillir elle-même une branche en fleurs ; une épine la blessa et, comme sortie des roses aux teintes sombres, une goutte de pourpre coula sur sa main délicate.[...] Un homme silencieux, mince, maigre, assez long et d’un certain âge, qui marchait près de nous et que je n’avais pas encore remarqué, mit aussitôt la main dans la poche plate qui s’ouvrait sur le côté de son vieil habit franconien de satin gris, en tira un petit portefeuille, l’ouvrit et tendit à la dame, avec une respectueuse révérence, l’objet désiré [du taffetas anglais]. p. 11.
Si embarrassé et si humble que parût l’homme, si peu d’attention que les autres lui accordassent, sa pâle figure, dont je ne pouvais détourner les yeux, me causait tant de frayeur que je ne pus en supporter la vue plus longtemps. p. 14-15.
Pendant le court moment que j’ai eu le bonheur de passer près de vous, j'ai plusieurs fois [...] réellement contemplé avec une indicible admiration l’ombre si belle, si belle que vous projetez au soleil, avec une sorte de noble dédain, sans y faire attention - oui, cette ombre superbe que voilà à vos pieds. Pardonnez-moi une proposition téméraire sans doute. Répugneriez-vous beaucoup à me céder cette ombre ? p. 16.
“Tope ! marché conclu ; donnez la bourse, mon ombre est à vous.” Il topa, s’agenouilla aussitôt devant moi, et, sous mes yeux, avec une merveilleuse adresse, détacha délicatement mon ombre du gazon, depuis la tête jusqu’aux pieds, la souleva, la roula, la plia et enfin la mit dans sa poche. [...] Je crus alors l’entendre rire doucement à part lui. p. 18.
À la porte, je dus entendre de même la sentinelle dire : “Où monsieur a-t-il laissé son ombre ?” puis ce fut le tour de deux ou trois femmes : “Jésus-Marie ! le pauvre homme n’a pas d’ombre !” Cela commençait à m’ennuyer et j’évitai soigneusement de marcher au soleil. p. 19.
“Les gens comme il faut avaient coutume de prendre leur ombre avec eux quand ils allaient au soleil.” p. 20.
Déjà naissait en moi le pressentiment qu’autant l’or en ce monde l’emporte sur le mérite et la vertu, autant l’ombre surpasse dans l’opinion l’or lui-même ; de même qu’auparavant j’avais sacrifié la richesse à ma conscience, j’avais maintenant abandonné mon ombre simplement pour de l’or ; que pouvait-il, que devait-il advenir de moi sur terre ? p. 20.
[L’hôte] me recommanda, pour mon service personnel, un certain Bendel [...]. C’est lui qui, par son attachement, a été depuis mon consolateur et mon compagnon de misère dans l’existence, c’est lui qui m’a aidé à supporter mon triste sort. p. 22.
[L’homme] gris avait disparu comme une ombre, sans laisser de traces. p. 27.
Que pourrait-il faire d’ailes, l’homme à qui l’on aurait solidement rivé des chaînes ? Son désespoir n’en serait que plus cruel. [...] Renfermant en moi-même mon triste secret, je redoutais le moindre de mes valets, sans pouvoir m’empêcher de l’envier en même temps, car il avait une ombre, il pouvait se montrer au soleil. p. 28.
“Malheureux que je suis, d’être né pour servir un maître dépourvu d’ombre ! [..] Non, [...] quoi qu’en pense le monde, je ne puis ni ne veux abandonner mon bon maître pour une question d’ombre, j’agirai en honnête homme et non en homme prudent, je resterai près de vous, je vous prêterai mon ombre, je vous aiderai là où je pourrai, et là où je ne pourrai pas, je pleurerai avec vous.” p. 30-31.
Cependant quelque chose se trouva qui me retint un temps rivé à ma vanité : c’est chez l’homme l’endroit où l’ancre touche le fond le plus sûr. p. 32.
“D'un homme sans ombre je n’accepte rien.” p. 50.
J’avais si bien perdu l’esprit que je me mis à parler comme un homme égaré : Après tout, une ombre n’était qu’une ombre, on pouvait s'en passer et ce n’était pas la peine de faire tant de bruit pour ça. [...] J’ajoutai encore que ce que l’on avait perdu, on pouvait le retrouver. p. 52.
Je ne sais depuis combien de temps cela pouvait durer quand, sur une bruyère ensoleillée, je me sentis saisir par la manche. Je m’arrêtai et me retournai… C’était l’homme à l’habit gris, qui paraissait m’avoir poursuivi jusqu’à perdre haleine. p. 53.
“Je ne demande pour moi qu’une bagatelle en souvenir : ayez seulement la bonté de me signer ce billet-là.” Sur le parchemin se trouvaient ces mots : / “Je, soussigné, lègue au porteur mon âme après séparation naturelle de mon âme et de mon corps.” p. 53-54.
Et puis-je vous demander ce que c’est que votre âme ? L’avez-vous jamais vue ? Et que comptez-vous en faire quand vous serez mort ? Estimez-vous heureux de trouver un amateur qui, de votre vivant, veuille vous donner, pour le legs de cet X, de cette force galvanique ou de cette activité polarisante, pour ce drôle de je-ne-sais-quoi, une chose d’un prix réel, à savoir votre ombre elle-même, qui vous permettra [...] de voir s’accomplir tous vos vœux. p. 54-55.
Il tira aussitôt mon ombre de sa poche, et, la déployant d’un geste adroit sur la lande, l’étendit à ses pieds du côté du soleil ; il se trouva ainsi marcher entre deux ombres attentives à le servir, la mienne et la sienne ; car la mienne était obligée de lui obéir tout comme l’autre et devrait se conformer et se plier à tous ses mouvements. p. 56.
Mettez-vous ceci dans l’esprit, Schlemihl : ce qu’on ne fait pas de bon gré dès l’abord, on finit par le faire malgré soi. p. 63.
Cher ami, celui qui par étourderie met seulement le pied hors du droit chemin est entraîné sans qu’il y prenne garde dans de nouveaux sentiers qui le mènent toujours plus bas ; il voit en vain briller dans le ciel les étoiles conductrices, il n’a plus le choix, il doit bon gré mal gré descendre la pente et s’immoler lui-même à la Némésis. p. 67.
Il arriva ici, comme si souvent déjà dans ma vie et d’une façon générale dans l’histoire du monde, qu’un événement prit la place d’une action. J’ai d’abord appris à révérer la nécessité, et qu’est-ce qui est, plus que l'action accomplie et l’événement arrivé, sa propriété ? Ensuite, j’ai appris aussi à révérer cette nécessité comme un judicieux agencement qui règne dans tout ce vaste mécanisme où nous nous engrenons comme de simples rouages travaillant à l’œuvre commune, recevant et transmettant le mouvement. Ce qui doit être arrive nécessairement, et ce qui devait être arriva, en vertu de cet agencement que j’ai appris enfin à révérer dans ma propre destinée et dans la destinée de ceux que la mienne a lésés. p. 68.
Le temps cependant avait passé ; insensiblement l’aurore, éclairant le ciel, avait succédé à la nuit ; je tressaillis lorsque, levant soudain les yeux, je vis se déployer à l’orient cette orgie de couleurs qui annonce l’approche du soleil. Et je m’apercevais pour me protéger contre lui, dans cette région découverte, à cette heure où les ombres s’étalent fastueusement de toute leur longueur, ni abri, ni rempart ! et je n’étais pas seul ! Je jetai un coup d'œil sur mon compagnon, et je tressaillis de nouveau. - Cet homme n’était autre que l’homme à l’habit gris. p. 75.
Nous nous trouvions assis un jour devant une caverne que les étrangers de passage dans la montagne ont coutume de visiter. On y entend monter de profondeurs immenses le mugissement de torrents souterrains, et aucun fond ne semble arrêter dans sa retentissante chute la pierre que l’on y précipite. p. 78-79.
J’étais assis là, sans ombre et sans argent ; mais un grand poids m’était ôté de la poitrine, j’étais serein. N’eût été mon amour perdu, ou si seulement, l’ayant perdu, je m’étais senti sans reproche, je crois que j’aurais pu être heureux. p. 82.
Je vis dans un rêve délicieux une joyeuse danse entrelacer de gracieuses images. [...] [Une] vive lumière brillait, et pourtant personne n’avait d’ombre ; chose plus étrange, ce n’était pas choquant. p. 82-83.
Une merveilleuse succession de pays, de plaines, de campagnes, de montagnes, de steppes, de déserts, se déroula sous mon regard étonné : point de doute, j’avais aux pieds des bottes de sept lieues. p. 87.
Je n’ai fait depuis que chercher à réaliser fidèlement, avec une application tranquille, inflexible, continuelle, l’idéal qui se présenta alors clair et complet à ma conscience, et de l’accord entre la réalité et cet idéal a toujours dépendu ma satisfaction intérieure. p. 88.
Comme, en Égypte, je regardais bouche bée les Pyramides et les temples antiques, j’aperçus dans le désert, non loin de Thèbes aux cent portes, les grottes qu’habitaient autrefois les ermites chrétiens. Ce fut pour moi une illumination : ici est ma demeure, me dis-je. Je choisis une des plus secrètes, une grotte à la fois spacieuse, commode et inaccessible aux chacals, pour en faire mon futur séjour, puis je repris mon bâton de voyageur. p. 89.
Quand je repris connaissance, j’étais couché bien à mon aise dans un bon lit qui se trouvait au milieu de beaucoup d’autres dans une belle et vaste salle. Quelqu’un était assis à mon chevet ; des gens allaient d’un lit à l’autre dans la salle. Ils arrivèrent devant le mien et s’entretinrent de moi. Mais ils m’appelaient le Numéro Douze et pourtant au mur, à mes pieds - il n’y avait pas d’erreur je pouvais le lire distinctement - en lettres d’or, sur une plaque de marbre noir, se détachait mon nom / Peter Schlemihl / très correctement écrit. p. 94.
Notre destinée a été pourtant bien étrange ; nous avons trouvé dans la coupe pleine bien des joies et bien des douleurs amères, nous y avons puisé étourdiment. Elle est vide aujourd’hui ; on pourrait croire que tout cela n’a été qu’une épreuve et attendre, ainsi armé de prudence, le véritable commencement. Mais le véritable commencement est autre ; on ne regrette pas ses premières illusions et cependant on est heureux somme toute de les avoir vécues telles qu’elles étaient. p. 96.
Votre vieil ami lui aussi est plus heureux aujourd’hui qu’autrefois ; s’il expie, cette expiation est celle de la réconciliation. p. 96-97.
Et c’est toi, mon cher Chamisso, que j’ai choisi pour dépositaire de mon étrange histoire, afin que peut-être, quand j’aurai disparu de cette terre, elle serve d’utile leçon à plus d’un de ses habitants. Quant à toi, mon ami, si tu veux vivre parmi les hommes, apprends à révérer d’abord l’ombre, ensuite l’argent. Si tu veux vivre seulement pour toi et pour la meilleure partie de toi-même, alors tu n’as besoin d’aucun conseil. Explicit. p. 99.
[Explicit : Abréviation de la formule latine “explicitus est liber”, le livre est terminé. Note n° 1, p. 99.]
CHAMISSO A. (von), L'étrange histoire de Peter Schlemihl, Paris, Folio Gallimard, 2022.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
Philosophie, Mardi c’est Philosophie, #MardiCestPhilosophie, Contemplation, Notes contemplatives, Chamisso, Étrange, Histoire, Peter Schlemihl, Ombre, Diable, PacteNotes contemplatives - Chamisso, L'étrange histoire de Peter Schlemihl #Philosophie #MardiCestPhilosophie #Contemplation #Ombre #Diable #Pacte