Après avoir parcouru, dans le premier volet des doctrines sur l’existence et le temps, l’éternité puis les trois dimensions du temps, nous allons aborder “maintenant” les visions sur ces notions, depuis Pascal le roseau pensant à Dieu, jusqu’à Sartre à l’existentialisme athée. Notre misérable condition nous fait fuir le présent, nous errons ainsi, selon Pascal, dans des temps - le passé, le futur - qui ne sont pas nôtres. Kant nous montrera que nous ne pouvons connaître ce monde que parce que nous connaissons au préalable l’intuition du temps et de l’espace. Bergson fera jouer sa mélodie, “plus pure impression de succession” du temps que nous puissions avoir. Le Dasein de Heidegger nous fera découvrir la réalité humaine de notre existence d’être jeté au monde et anticipant son avenir par un projet. Nous terminerons avec Sartre avec qui nous existerons d’abord, condamnés ensuite à construire l’essence de notre être dans le temps qui nous reste.
Cacher ce présent que je ne saurais voir
Pascal considère que la condition de l’homme est misérable. L’homme est faible tel un roseau : “une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer” (Pensées, 347). Même si nous puisons notre dignité dans la faculté de penser et notre grandeur de nous connaître comme misérable (Pensées, 397), nous restons mortels. Face à la perfection divine et l’infini de son éternité, nous sommes limités par notre finitude. Cela ne signifie pas hélas que, grâce à notre dignité et notre grandeur, nous vivions notre existence dans le bonheur. Notre vie se passe à perdre notre temps, c’est-à-dire le temps qui nous serait réellement bénéfique.
Nous ne tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt : si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont plus rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse. Pascal, Pensées, 172.
Nous craignons ce présent qui nous rappelle à notre condition misérable. Nous fuyons ainsi dans un avenir fort désiré, mais si incertain, ou nous ruminons notre passé en nous noyant sous les regrets. Nous perdons notre temps, et nous nous perdons dans ce temps, dans cette errance entre des temps qui ne sont plus ou qui ne sont pas encore. Nous oublions ainsi de vivre, en tentant d’oublier notre condition.
L’espoir fait vivre
En errant dans ces temps “qui ne sont pas nôtres”, nous passons à côté de notre vie. Il suffit pour s’en convaincre de se faire spectateur de notre vie et de son temps perdu.
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. Ibid.
Nous vivons dans l’illusion de ce que le futur pourra nous apporter, en nous servant de nos expériences passées, et de notre condition actuelle, pour élaborer des projets, des buts que nous voulons atteindre. C’est un peu une vie par procuration : nous donnons mandat et tout pouvoir à l’avenir pour nous rendre heureux. Soyons heureux de vivre, mais plus tard. Mais comment en avoir la certitude ? Pascal nous rappelle que notre condition de roseau pensant :
L’homme est visiblement fait pour penser ; c’est toute sa dignité et tout son métier ; et tout son devoir est de penser comme il faut. Or l’ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et sa fin. Ibid., 146.
Nous devons ainsi réfléchir à ce que c’est qu’être homme, à ce que signifie notre existence et ce temps qui nous est donné. Pour être heureux, pensons à nous, dans ce présent qui est le seul temps qui soit nôtre. Sans doute nous faut-il ici méditer le carpe diem issu du poème d’Horace :
Cueille le jour présent, croyant le moins possible à celui du lendemain. Horace, Odes.
Pour être heureux, soyons présents au présent.
Le temps est une forme pure de l’intuition sensible, donnée a priori
Pour Kant, l’expérience que nous avons du monde nous vient de deux modes de connaissance : la sensibilité et l’entendement.
(...) il y a deux souches de la connaissance humaine (...) à savoir la sensibilité et l’entendement, par la première desquelles des objets nous sont donnés, tandis que par la seconde, ils sont pensés. Kant, Critique de la raison pure, Introduction.
La sensibilité est le domaine des intuitions. Le terme “intuition” vient du latin intuitio, regard, d’intueri, regarder (Morfaux). L’intuition sensible nous permet de percevoir les objets, les phénomènes qui se présentent à notre regard et à nos sens plus généralement. L’entendement est le domaine des concepts, c’est-à-dire ce qui représente un type de choses : si je vois un chêne par intuition sensible, mon entendement utilisera le concept d’arbre pour se le représenter. Pour pouvoir faire l’expérience du monde qui nous entoure, il nous faut deux intuitions qui ne peuvent être issues d’une quelconque expérience, car sans elle, aucune expérience ne serait possibles. Ces deux intuitions pures, que nous connaissons a priori, donc avant toute expérience, sont l’espace et le temps. Sans l’espace, nous ne pourrions ni percevoir ni nous représenter des objets extérieurs à nous-mêmes : nous ne saurions pas situer ce chêne : est-il en nous ou en dehors de nous, à quelle distance ? Nous ne pourrions même pas connaître sa forme dans l’espace puisque cette intuition nous ferait défaut. De même, sans l’intuition a priori du temps, nous ne ferions aucun lien entre ce chêne dépourvu de toutes ses feuilles en hiver, et le même chêne feuillu en été. Ces deux phénomènes seraient dissociés, nous ne pourrions pas les associer sans l’intuition du temps qui nous permet de percevoir le changement selon les saisons d’un seul et même arbre.
Le temps est une représentation nécessaire qui joue le rôle de fondement pour toutes les intuitions. On ne peut, à l’égard des phénomènes en général, supprimer le temps lui-même, bien que l’on puisse assurément tout à fait bien soustraire du temps les phénomènes. Ibid.
Les intuitions pures que sont l’espace et le temps nous sont donc nécessaires comme connaissances a priori, pour faire l’expérience du monde, de ses phénomènes, et ainsi acquérir une connaissance empirique, par cette expérience.
Le temps n’existe pas (ou presque)
L’espace et le temps, intuitions pures a priori, nous permettent de prendre conscience de l’existence de ce qui nous entoure. Qui plus est, le temps nous permet aussi les rapports des objets dans le temps. Ceux-ci sont de trois sortes :
Les trois modes du temps sont la permanence, la succession et la simultanéité. De là vient que trois règles structurant, entre les phénomènes, tous les rapports temporels d’après lesquels chacun d’eux peut voir déterminer son existence relativement à l’unité de tout temps précéderont toute expérience et seules la rendront possibles. Ibid.
La permanence est le cas où la durée du temps serait illimitée : est-ce là l’infini ou un temps immobile ? La succession est une série chronologique : des phénomènes se suivent - l’exemple des saisons pour le chêne. La simultanéité est totale ou partielle : deux évènements ont lieu en même dans ou pendant un temps commun. Nous pouvons ainsi “déterminer” l’existence de chaque objet, phénomène ou événement qui se produisent devant nous, dans l’expérience que nous en faisons. Les objets existent donc bien au travers de notre expérience, au travers de l’intuition que nous avons du temps qui passe. Mais Kant va se démarquer de la métaphore classique du temps tel celle d’Héraclite où nous ne pouvons jamais nous baigner deux fois dans le même fleuve :
Le temps ne s’écoule pas, mais en lui s’écoule l’existence de ce qui est soumis au changement. Au temps donc, qui est lui-même immuable et stable, correspond dans le phénomène ce qui est immuable dans l’existence, c’est-à-dire la substance, et c’est en elle uniquement que peuvent être déterminées la succession et la simultanéité temporelles des phénomènes. Ibid.
Ce n’est donc pas le temps qui change en s’écoulant, mais ce qui existe et peut changer. La substance est l’essence, la chose en soi, immuable comme le sont les Idées chez Platon. La substance relève de l’existence permanente. Ce qui change, ce sont les modes d’existence de la substance, comme peuvent changer les feuilles caduques d’un chêne, sans que le chêne change sa nature propre. Si le temps ne s’écoule pas, alors nous ne pouvons percevoir que le passage du temps, parce que le temps n’est perçu que par nous. Se pose alors la question de l’existence réelle du temps :
Le temps n’est pas quelque chose qui existerait pour soi-même ou qui serait attaché aux choses comme une détermination objective, et qui par conséquent subsisterait quand bien même l’on ferait abstraction de toutes les conditions subjectives de leur intuition. Ibid.
Le temps n’existe pas en lui-même : sans objet réel, point de réalité du temps ; et sans sujet, point de phénomènes connus par l’expérience. Le temps n’est perçu que par nous, en notre for intérieur - notre “sens interne” -. Il est une abstraction, une intuition a priori, qui nous permet de connaître l’existence de ce qui nous entoure.
Un pont trop loin
Dans l’approche de la notion de temps, Bergson distingue la science physique et la philosophie. La science physique va considérer le temps comme un mouvement uniforme que peut avoir par exemple une planète ou un objet mobile ayant une trajectoire. Cette trajectoire peut se décomposer en autant de points qui diviseront ainsi la ligne parcourue. Mais cette approche ne conduira qu’à un nombre d’instants ou d’intervalles, d’unités de temps d’un processus, qui ne seront que des points fixes et ne tiendront donc aucun compte du caractère de flux qu’est le temps, ni du contenu de ces intervalles de temps.
Ce qui importe au physicien, c’est le nombre d’unités de durée que le processus remplit : il n’a pas à s’inquiéter des unités elles-mêmes, et c’est pourquoi les états successifs du monde pourraient être déployés d’un seul coup dans l’espace sans que sa science en fût changée et sans qu’il cessât de parler de temps. Mais pour nous, êtres conscients, ce sont les unités qui importent, car nous ne comptons pas des extrémités d’intervalle, nous sentons et nous vivons les intervalles eux-mêmes. Bergson, L’évolution créatrice.
Là où le physicien ne voit dans le temps que des unités à dénombrer, pour pouvoir calculer des trajectoires, des orbites ou la position d’une planète dans un futur donné, le philosophe - et tout être humain - vit ces unités ou intervalles de temps comme se succédant. Le physicien voit la quantité de temps, nous vivons la qualité du temps qui passe, sous la forme d’une succession et comme un devenir. Pour montrer que la science ne s’applique pas au devenir, Bergson utilise l’image d’un pont :
[La science] ne s’applique pas plus au devenir, dans ce qu’il a de mouvant, que les ponts jetés de loin en loin sur le fleuve ne suivent l’eau qui coule sur les arches. Ibid.
Pour penser le temps comme un flux, un devenir, une évolution telle que nous la vivons, il faut changer de point de vue, comme l’analyse Philippe Touchet à partir de l’image de Bergson :
Tout se passe comme si, pour reprendre l’image de Bergson, on se mettait désormais à regarder le le temps à partir du fleuve lui-même, et non plus, comme le fait le physicien, à partir du pont. P. Touchet, Bergson - L’évolution créatrice. Du temps à la durée créatrice.
Il s’agit donc, pour le philosophe, de quitter une vision homogène du temps sous la forme d’intervalles pouvant être décomposés, découpés, dénombrés, pour concevoir un temps où toute durée est hétérogène et où l’essence des choses est de devenir, de changer.
La mélodie, plus pure impression de succession
Bergson donne un autre exemple de la différence entre le temps conçu par le scientifique et le temps vécu. La musique ne fait pas qu’adoucir les moeurs, elle nous aide à mieux comprendre ce qu’est le temps.
Quand nous écoutons une mélodie, nous avons la plus pure impression de succession que nous puissions avoir - une impression aussi éloigné que possible de la simultanéité - et pourtant c’est la continuité même de cette mélodie et l’impossibilité de la décomposer qui font sur nous cette impression. Bergson, La Pensée et le Mouvant.
En écoutant un morceau de musique, nous oublions vite qu’il est un “fragment complet d’une oeuvre instrumentale” (c’est la définition du terme “morceau” dans le domaine musical - cnrtl.fr). La mélodie se déroule dans le temps, et notre conscience nous permet de “vivre” cette mélodie, et non de percevoir des notes qui ne seraient que juxtaposées les unes aux autres. Notons ici encore cette différence avec la science du physicien, qui ne ferait que calculer le tempo, la durée du morceau en minutes et secondes, le nombre de mesures ou le type de notes - rondes, blanches, noires, croches, etc. - qui caractérisent le morceau de musique dans le temps. Notre conscience va ici être à la fois conscience du présent, de l’instant où la note est jouée, mais aussi de la mémoire des notes qui l’ont précédée, pour avoir au final conscience de la succession et des modulations opérées par la mélodie.
Dans le temps du physicien, durer signifie demeurer le même, et varier seulement en quantité. Dans le temps de la conscience [et dans celui de l’univers et de la vie], durer, c’est changer de nature, c’est-à-dire succéder à son propre passé, différer. C’est donc définir la nouveauté du présent à partir de la présence à soi du passé. P. Touchet, Op. cit.
Là où le musicologue analysera la partition musicale pour comprendre la structure du morceau, le mélomane écoutera la mélodie s’écouler dans un présent enrichi de la conscience du passé. Nous vivrons ainsi le temps comme la succession de changements. La musique elle-même ne peut exister que par ces changements incessants, au moins lorsqu’elle se veut mélodie.
L’oubli de l’être et le Dasein
Avons-nous aujourd’hui une réponse à la question de savoir ce que nous entendons à proprement parler par le mot “étant" ? Nullement. Ainsi, il s’impose de poser à neuf la question du sens de l’être. Heidegger, Être et Temps.
La question de l’être a été posée dès les Présocratiques comme Parménide, “qui a entrepris de penser et dire l’être, l’être comme tel, ni divin, ni périssable, ni physique” (Morfaux). Lorsque la philosophie est devenue la “servante de la théologie” (Thomas d’Aquin), la question s’est orientée vers un étant suprême, Dieu. Descartes a fourni la preuve ontologique de l’existence de Dieu (voir cette notion dans le Carnet de Vocabulaire) ; Spinoza a consacré le premier livre de son Éthique à Dieu (voir la fiche de lecture sur le Livre I de l'Éthique). La métaphysique, selon Heidegger, a oublié la question de l’être en la recouvrant par des traditions. Il faut ici bien faire la différence entre le verbe “être” et son participe “étant”. La “différence ontologique” se pose pour l’être entre son essence - “l’être tel”, “ce que c’est” -, et son existence - le “fait d’être”. La théologie va répondre à ces deux divisions de la question de l’être en affirmant que nous sommes des créatures créées par Dieu - c’est notre nature, notre essence -, et que nous existons comme tel parce que Dieu a créé “le meilleur des mondes possibles”, comme l’écrit Leibniz dans sa Théodicée. Heidegger va reprendre la question de l’être dans sa dimension humaine avec la notion de Dasein (voir ce terme dans le Carnet de Vocabulaire). Le terme nécessite d’être bien explicité :
Dans l’allemand courant, le terme signifie simplement “existence”. Il a au reste constitué originellement la traduction allemande du latin existentia ou du français existence, avant d’être supplanté par Existenz, dont il est, dans la langue usuelle, le parfait synonyme. Heidegger l’entend cependant tout autrement, d’une manière qui en rend la traduction difficile. Les traducteurs ont ainsi parlé de “réalité humaine” (...), puis d’“être-là”. Renaut, Leçons de la philosophie.
Retenons qu’il s’agit de l’être humain, se questionnant (ou non) sur l’étant, l’être qu’il est tel qu’il est. Nous allons voir maintenant que le Dasein, cette réalité humaine, dans le rapport qu’il a au temps.
“Seul l’homme est historique”
Le Dasein, la réalité humaine présente deux déterminations : l’anticipation et la déréliction. Commençons par la déréliction, terme choisi par Sartre pour traduire celui employé par Heidegger, Gewortfenheit, qui désigne le fait pour le Dasein d’être jeté dans un monde déjà existant, abandonné à un monde qu’il n’a pas choisi (Renaut). Dans ce monde où il n’a pas choisi d’être, le Dasein va se projeter vers un avenir : il va être dans l’anticipation de soi. Ainsi posé dans le temps, le Dasein va exister sur le mode du souci :
Combinant ces deux déterminations spécifiques de la façon humaine d’exister (ce que Heidegger désigne comme des “existentiaux” de la réalité humaine : l’anticipation et l’être-jeté), le § 41 [de l’ouvrage Être et Temps] propose la notion de “souci” : exister sur le mode du souci (non pas au sens où l’on a des soucis, mais au sens où l’homme est souci), c’est en effet très précisément cette manière d’“être-en-avant-de-soi-même” dans l’“être-déjà-au-monde”. Elle implique que toute anticipation de soi (toute visée d’un avenir) vienne, pour se déployer en un présent, s’inscrire dans les possibilités délivrées par le passé. Renaut, Op. cit.
L’anticipation de soi, le projet que va construire le Dasein, va se fonder dans le monde déjà existant où il a été “jeté”. Ce monde est une première limitation des possibilités offertes au projet d’avenir. Le champ des possibles pour un projet humain va dépendre par exemple du lieu où il naît et existe, comme de la période de l’histoire à laquelle il naît et existe, ou encore les conditions sociales de son milieu d’existence. Le souci va prendre “la tonalité affective de l’angoisse” (Morfaux), car il est aussi confronté à la finitude de la réalité humaine : la mort va limiter les possibilités du projet d’avenir.
(...) se décider ainsi, à partir de la finitude radicale éprouvée dans l’être-face-à-la-mort, en optant pour un présent parmi les possibilités héritées d’un passé sur lequel nul ne peut rien, c’est pour chacun choisir son “destin”. Renaut, Op. cit.
En reprenant la question de l’être, Heidegger replace la réalité humaine dans le rapport entre son existence et le temps. L’être humain va exister en reliant les trois dimensions du temps que sont le passé - le monde où il est “jeté” -, le présent -où il va construire son projet -, et l’avenir - incluant la finitude de sa condition mortelle. L’être humain va être ainsi le seul à se placer dans l’histoire :
En ce sens, seul l’homme est historique, puisque lui seul a pour propriété essentielle, en tant que souci, de relier entre elles les trois dimensions du temps. L’animal n’existe que dans le présent, il est, Nietzsche le notait déjà, “rivé au piquet de l’instant”. Quant aux choses, elles ne sont que ce qu’elles sont (hic et nunc) et n’acquièrent une dimension historique (celle, par exemple, d’un monument) que dans la mesure où elles ont appartenu à un monde humain qui n’est plus. Renaut, Op. cit.
Notre existence va s’inscrire dans le temps. Et la spécificité de la réalité humaine sera de pouvoir choisir, même si les possibilités seront limitées par le passé, dans un monde non choisi, et par l’avenir, par un terme déjà connu, il nous restera la liberté de devenir, et au moins de nous projeter vers un avenir depuis notre présent.
L’existence précède l’essence
Parler d’existence avec Sartre, c’est parler d’existentialisme. C’est lui qui a créé ce terme, pour désigner une doctrine qui va à l’inverse de la philosophie classique, qui s’est beaucoup interrogée sur les essences, comme Platon avec sa théorie des Idées.
Strictement le terme s’applique seulement à son inventeur J.-P. Sartre et à ses disciples. Il implique une systématisation qui est paradoxale quand il s’agit de l’existence. Sartre utilise le vocabulaire de Husserl, de Heidegger, mais aussi de Hegel et de Descartes pour décrire un homme qui n’a ni nature, ni essence et pour qui, selon une formule célèbre, l’existence précède l’essence. Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines.
Pour Sartre comme pour Heidegger, l’être humain est d’abord jeté dans un monde qu’il n’a pas choisi. C’est Sartre qui va utiliser le terme de “déréliction” pour signifier la condition humaine, et l’absence de justification de notre venue à l’existence. L’existentialisme de Sartre est athée, ce qui implique qu’il n’y a pas de Dieu qui ait eu l’idée de l’homme avant de déterminer son existence. Nous ne sommes donc pas créés en prévision d’un but.
(...) l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et (...) il se définit après. L’homme tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Sartre, L’existentialisme est un humanisme (voir la fiche de lecture sur cet ouvrage).
L’être humain existe sans que rien ne soit à son origine en tant qu’essence. Il surgit, est jeté dans ce monde où “il n’est d’abord rien”. Il va donc se construire, décider de qu’il sera. C’est la notion de projet : il y a donc d’abord l’existence - le “fait d’être” - qui précède la mise en oeuvre de ce projet d’être, de déterminer librement son essence - “être tel” (notions que nous avions vu chez Heidegger).
Condamné à être libre (et responsable)
La liberté de déterminer son essence est le choix que fait l’être humain “par lui-même”. Le seul choix que nous n’ayons pas c’est celui de la liberté :
L’homme est condamné à être libre. Ibid.
Comme il n’y a pas de Dieu pour nous créer, ni pour nous donner des signes pour orienter nos choix, nous sommes “condamnés” à nous inventer, en toute liberté. L’être humain va donc devoir exécuter cette condamnation, s’engager dans un choix d’essence, pour être tel qu’il décidera d’être. Mais cette liberté et cet engagement ont un corollaire : la responsabilité.
L’homme qui s’engage (...) est non seulement celui qu’il choisit d’être, mais encore un législateur choisissant en même temps que soi l’humanité entière, ne saurait échapper au sentiment de sa totale et profonde responsabilité. Ibid.
L’acte individuel du choix de l’être humain n’engage pas que lui, mais engage toute l’humanité. C’est en ce sens que, pour Sartre “l’existentialisme est un humanisme” : l’être humain ne peut pas ne pas choisir, mais il doit aussi choisir par rapport aux autres. L’être humain n’est pas seul avec lui-même, “mais présent toujours dans un univers humain”. C’est là l’importance que Sartre attribue à autrui (voir la notion d’Autrui dans le Bac Philo). Avec le Cogito, Descartes se découvrait lui-même comme existant. Le Cogito existentialiste de Sartre se fonde sur l’intersubjectivité :
L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi. Ibid.
Nous existons sans qu’un “être suprême” ait eu l’idée préalable de nous, mais nous n’existons pas seuls : autrui est la condition de mon existence. Avec la liberté à laquelle nous sommes “condamnés”, la responsabilité envers autrui va donc devoir fonder le choix du projet de la construction de notre essence.
L’affirmation de Sartre selon laquelle “l’existence précède l’essence” est posée dans le cadre d’un existentialisme athée, sans Dieu pour nous créer ni pour nous orienter dans la construction de notre essence, de notre destin. L’homme surgit dans le monde, puis il doit choisir par lui-même ce qu’il sera, ce que sera son projet. Pic de la Mirandole, philosophe italien (1463-1494) et “prince des érudits”, décrit la place spécifique de l’homme dans la création du monde par Dieu. Voici ce qu’il écrit dans son ouvrage De la dignité de l’homme :
[Dieu] prit donc l’homme, (...) et l’ayant placé au milieu du monde, il lui adresse la parole en ces termes : “Si nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c’est afin que ta place, l’aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton voeu, à ton idée. Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme.
Dieu place l’homme “au milieu du monde” : c’est donc que l’homme surgit dans ce monde, que Dieu certes a créé - pas d’athéisme ici -, mais que l’homme n’a pas choisi. L’homme naît dans ce monde sans que sa place, son aspect et ses dons ne soient déterminés à l’avance : la nature, l’essence de l’homme n’est pas déterminée a priori par Dieu. Soulignons ici un paradoxe : Dieu aurait fait l’homme à son image, ce qui signifierait que Dieu n’a ni place déterminée, ni aspect, ni dons particuliers. Spinoza botterait ici en touche avec son Deus sive Natura : “Dieu, autrement dit la Nature” (voir à ce sujet la fiche de lecture du Livre I de L'Éthique où Dieu est décrit comme n’étant pas au-dessus de nous, n’ayant pas créé le monde et surtout n’ayant pas fait l’homme à son image). L’homme va pouvoir se déterminer par lui-même : la nature de l’homme, son essence au départ de sa vie est d’être totalement libre de choisir ce qu’il sera : où sera sa place, quel sera son aspect, quels seront les dons qu’il souhaitera développer. Aucune loi divine ne va le limiter, il sera son propre juge : Sartre dirait ici que “l’homme est condamné à être libre”. Un juge qui se condamne lui-même, étrange paradoxe. Voici la synthèse - involontaire car il semble que Sartre ne connaissait pas les propos de Pic de la Mirandole - que Sartre aurait pu faire en se référant à l’exposé de Pic de la Mirandole sur l’homme “créateur de lui-même” :
(...) l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et (...) il se définit après. Sartre, L’existentialisme est un humanisme.
L’homme est créé, son existence vient en premier. Il rencontre Dieu qui lui dit que c’est à lui, l’homme, de se “modeler”, de se “façonner”, de se “donner la forme” (Pic de la Mirandole, Op. cit.) qui aura sa préférence, autrement dit de définit son essence, ce qu’il sera, “tel qu’il se sera fait” (Sartre, Op. cit.). Voilà une excellente synthèse, faite par un existentialiste athée, de l’existentialisme religieux selon le “prince des érudits”
Pascal :
Nous fuyons le présent en désirant déjà être dans l’avenir ou en ruminant notre passé, ainsi “nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres” ;
Nous vivons dans l’illusion d’un bonheur futur, alors que nous devrions vivre dans le seul temps qui est vraiment le nôtre : le présent (“Carpe diem”).
Kant :
Le temps est une forme pure de l’intuition sensible, donnée a priori, autrement dit, nous pouvons faire l’expérience du monde qui nous entoure parce nous avons déjà la connaissance intuitive du temps, ainsi que de l’espace ;
Le temps n’existe pas en lui-même, il existe au travers des choses qui existent et changent, et que nous observons par l’expérience.
Bergson :
Le temps ne doit pas être conçu de façon quantitative comme homogène, composé d’intervalles pouvant être décomposés ou dénombrés, il doit être conçu de façon qualitative, comme hétérogène et toujours en devenir, en changement ;
Écouter une mélodie permet d’avoir “la plus pure impression de succession que nous puissions avoir”, nous écoutons la mélodie s’écouler dans le présent, enrichie de la mémoire de ce que nous venons d’entendre, dans la succession de ses changements.
Heidegger :
La métaphysique a oublié la question de l’être en la recouvrant par des traditions, la “différence ontologique” entre l’essence ou “l’être tel” et l’existence “le fait d’être” est questionnée à nouveau par Heidegger avec le Dasein, la réalité humaine ;
L’homme est jeté dans le monde, et il doit anticiper ce qu’il va être, c’est le “souci”, qui va faire naître le projet d’un avenir, parmi le choix des possibilités qui sont offertes selon la condition de notre existence, celle-ci va alors s’inscrire dans le temps.
Sartre :
L’existence précède l’essence : l’homme naît sans but prédéterminé, il se définit ensuite dans un projet de vie ;
L’homme est “condamné à être libre”, il n’a pas d’autre choix que de choisir ce qu’il sera, et cette liberté le rend responsable devant les autres, devant l’humanité.
Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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