José Martí (1853-1895) est une personnalité majeure de l’histoire cubaine et latino-américaine. Né à La Havane le 28 janvier 1853, d’une mère originaire des Canaries, Leonor Perez y Cabrera, et d’un père espagnol, Mariano de los Santos Martí y Navarro, il est une figure de l’indépendance de Cuba. Pour évoquer sa mémoire, les Cubains utilisent les dénominations de “Héros national” ou de “l’Apôtre”. Fidel Castro, lors du procès en octobre 1953 de l’assaut de la caserne de Moncada, le désigne comme “l’auteur intellectuel” de l’insurrection contre le régime despotique de Batista (voir la fiche de lecture La Historia me absolverá [L’Histoire m’acquittera]). Auteur de très nombreux textes (ouvrages, articles poésies, pièces de théâtre, etc.), il inspire la pensée cubaine, et se fonde lui-même sur l'enseignement de ses maîtres : Rafael Maria de Mendive, le plus connu, dénommé “le maître du Maître”, ou encore Rafael Sixto Casado, son premier professeur. Il s’inscrit également dans la lignée de la culture philosophique de Cuba, avec des penseurs comme José Agustin Caballero, auteur de la première oeuvre philosophique cubaine - Philosophia Electiva -, Félix Varela, celui qui a appris aux Cubains la primauté de la pensée sur l’action, ou encor José de la Luz y Caballero, “père fondateur” comme le surnomme José Martí. En 1895 il prend la tête de l’insurrection contre les espagnols qui aboutira à la libération de Cuba de ses colonisateurs historiques. Il meurt au combat le 19 mai 1895.
La pièce de théâtre Abdala est datée du 23 janvier 1869. José Martí est alors un adolescent âgé de 16 ans. La guerre dite des “Dix ans” vient de commencer en 1868, à l'initiative de Carlo Manuel de Céspedes, futur président de Cuba, et dénommé le “Père de la Patrie” par les Cubains. La veille de la publication de la pièce dans l’hebdomadaire Patria - périodique publié par José Martí -, le 22 janvier 1869, ont lieu les événements du théâtre Villanueva. Lors d’une représentation théâtrale, des partisans de l’indépendance de Cuba présents dans la salle sont tués par des membres du corps des volontaires espagnols, pour avoir clamé leur volonté de libération de l’île. José Martí est un témoin indirect de ces événements sanglants, qui se déroulent à La Havane, où il réside alors chez son professeur Rafael Maria de Mendive, dont la maison est située juste à côté du théâtre Villanueva. Dans la foulée de ces événements, José Martí écrira un poème, et la pièce de théâtre Abdala. Pour mémoire, il sera arrêté par les espagnols quelques mois plus tard, sous le prétexte du lettre écrite à un de ses compagnons d’école, dénonçant son rattachement aux colons. Il sera condamné, à 16 ans, aux travaux forcés, puis à l’exil en Espagne.
Le sous-titre de la pièce Abdala mentionne qu’elle a été écrite “expressément pour La Patrie”. Le sous-titre recèle un double sens : les mots “La Patria” peuvent signifier “la patrie” que représente Cuba pour José Martí ; ils peuvent aussi indiquer que le texte est rédigé spécialement pour la revue hebdomadaire “La Patria Libre”, dirigée par le même José Martí. La typographie toutes en majuscules qui apparaît sur le fac-similé de la revue ne permet pas de déterminer le sens précis, entre ces deux possibles. Ce poème dramatique en huit actes exalte le sentiment patriotique, incarné par le personnage d’Abdala, un jeune guerrier. L’histoire se passe en Nubie, mais il semble évident, de par l’indication du sous-titre, que c’est Cuba qui est ici symbolisée. Les termes espagnols “Nubia” et “Cuba” présentent par ailleurs une morphologie très proche.
Les personnages sont Espirta, mère d’Abadla, Elmira, sa soeur, Abdala, un sénateur, des conseillers et des guerriers. Les propos volontaires et patriotiques d’Abdala, et ses échanges avec sa mère expriment une allégorie où José Martí prend les traits du jeune guerrier, et Leonor Pérez, sa propre mère, prend ceux de la mère d’Abdala. La tirade, célèbre dans la culture cubaine et latino-américaine, de l’amour de la patrie - “El amor, madre a la patria / No es el amor ridículo a la tierra [...]” -, fait irrémédiablement penser à la lettre ultime que José Martí adresse à sa mère le 25 mars 1895, quelques semaines avant qu’il périsse au combat (traduction par Jacques-François Bonaldi, Cf. Bibliographie) :
[Montecristi, le lundi] 25 mars 1895
Ma mère
Aujourd’hui, 25 mars, à la veille d’un long voyage, je pense à vous. Je pense sans cesse à vous. Vous souffrez, dans la colère de votre amour, du sacrifice de ma vie. Et pourquoi suis-je né de vous doté d’une vie qui aime le sacrifice ? Des mots, je ne peux. Le devoir d’un homme est là où il est le plus utile. Mais, dans ma croissante et nécessaire agonie, le souvenir de ma mère m’accompagne toujours.
Embrassez mes sœurs et leurs compagnons. Si seulement je pouvais un jour les voir tous autour de moi, contents de moi ! Et alors, oui, je veillerai sur vous avec des gâteries et de l’orgueil. À présent, bénissez-moi, et croyez bien qu’il ne sortira jamais de mon cœur d’œuvre sans pitié et sans pureté. Votre bénédiction.
Votre
J. Martí
J’ai des raisons d’aller plus content et plus sûr que vous ne pourriez imaginer. Elles ne sont pas inutiles, la vérité et la tendresse. Ne souffrez pas.
Les deux textes montrent les capacités prémonitoires de José Martí : sur son destin funeste, et sur les liens qu’il aura toute sa vie avec sa mère. La lettre, écrite peu de temps avant sa mort au combat, évoque “la veille d’un long voyage”, la pièce verra Abdala, de retour du champ de bataille, expirer dans les bras de sa mère suite à ses blessures mortelles. Les deux concepts clefs (Cf. J.-F. Bonaldi) - accomplir son devoir envers la patrie et servir son peuple -, qui ont guidé la pensée et l’action de José Martí sont également présents. Abdala veut servir sa patrie jusqu’à mourir pour elle ; José Martí estime que “le devoir d’un homme est là où il est le plus utile”. Sa mère lui reprochera toujours de privilégier les autres au détriment de sa propre famille ; Espirta, la mère d’Abdala pleure son fils l’abandonnant pour partir au combat.
Espirta, mère d’Abdala ; Elmira, soeur d’Abdala ; Abdala ; un sénateur ; des conseillers, des soldats, etc.
La scène se passe en “Nubie”.
Abdala, un sénateur et des conseillers.
Le sénateur vient avertir Abdala qu’un tyran, à la tête d’une immense armée, veut conquérir la Nubie. Il le supplie de prendre la tête de l’armée nubienne pour repousser l’oppresseur.
En Nubie nous sommes nés, pour la Nubie
Nous saurons mourir : enfants de la patrie,
Pour elle nous mourrons, et le dernier soupir
Qui sortira de mes lèvres
Sera pour la Nubie, c’est par la Nubie que
Notre force et notre courage furent créés.
A plusieurs reprises, le concept martinien de la mort nécessaire pour la patrie apparaît dans le texte. C’est le même esprit qui se retrouve dans la Bayamesa - l’hymne de Bayamo -, l’hymne national de Cuba :
Au combat courez, Bayamais
La patrie vous contemple orgueilleuse
Ne redoutez pas une mort glorieuse
Car mourir pour la patrie, c’est vivre.
C’est aussi la phrase qui concluait les discours de Fidel Castro : “”patria o muerte !” [“La patrie ou la mort”].
La scène est une tirade d’Abdala, qui se décrit comme le libérateur qui arrachera le peuple à son oppresseur : c’est l’esclave qui secoue son joug et plante sa massue dans la poitrine de son maître ; c’est le combat qui fait couler le sang en torrents. Abdala proclame sa volonté, son désir, son “invincible ardeur” de partir à la lutte. L’opprimé, devenu un homme libre, se venge de son oppresseur, le tyran.
Les guerriers viennent chercher Abdala pour partir au combat. Si le “noble chef” nubien vainc le tyran, il sera couronné de lauriers - symbole d’honneur et de victoire -; s’il meurt en luttant, il sera honoré comme un martyr de la patrie.
Les restes de José Martí, mort au combat le 19 mai 1895, reposent au cimetière de Santa Ifigenia, à Santiago de Cuba, dans un mausolée de 24 mètres de haut. Le caveau contient ses cendres, et une poignée de la terre de chaque pays d’Amérique. Le drapeau national de Cuba, ainsi qu’un bouquet de fleurs fraîches accompagnent le “Héros national”, pour respecter ses dernières volontés :
Je veux quand je mourrai, / sans patrie, mais sans maître, / avoir sur ma pierre tombale un bouquet / de fleurs et un drapeau. José Martí, Versos Sencillos, XXV.
La mère d’Abdala, Espirta, entre et tente de retenir son fils pour l'empêcher de partir combattre au front. Seule la foudre pourrait retenir Abdala de courir à la guerre.
Je suis Nubien ! Le peuple entier
Pour défendre sa liberté m’attend :
Un peuple étranger détruit nos terres
Nous menace d’un vil esclavage ;
L’audace nous montre ses puissantes piques,
Et l’honneur nous commande et Dieu nous commande
De mourir pour la patrie, avant de la voir
Esclave du lâche oppresseur barbare !
La métaphore est évidente : la Nubie, c’est Cuba ; le peuple étranger esclavagiste, ce sont les colons espagnols. Et encore une fois, la mort pour la patrie est nécessaire, pour repousser l’esclavage et rester libres.
La scène est un dialogue poignant entre Espirta et Abdala, qui semble préfigurer la relation qui se déroulera tout au long de la vie de José Martí, avec sa mère, Leonor Pérez. Abdala demande pardon à sa mère, mais réaffirme son devoir de lutter pour sa patrie pour la laver de sa souillure, pour la défendre contre l’oppresseur.
L'amour, mère, de la patrie
N’est pas l’amour ridicule de la terre,
Ni de l’herbe foulée par nos pieds ;
C’est la haine invincible envers celui qui l’opprime,
C’est la rancune éternelle envers celui qui l’attaque ;--
Et un tel amour réveille dans notre poitrine
Le monde des souvenirs qui nous appelle
A la vie encore une fois, quand le sang
Meurtri jaillit avec angoisse de l’âme ;--
L’image de l’amour qui nous console
et des souvenirs plaisants qu’il conserve !
La Nubie réclame Abdala, il ne doute plus, il part défendre sa patrie. L’amour de sa mère ne suffit pas à le retenir, à l’empêcher de faire son devoir et d’accomplir son destin. La scène est véritablement prémonitoire, si l’on la lit en parallèle avec l’ultime lettre de José Martí à sa mère, quelques semaines avant de terminer le “long voyage” du devoir qui lui ôtera la vie.
Comme la scène II pour Abdala, la scène VI est une tirade d’un seul personnage, Espirta, la mère du jeune Nubien. Elle expose la tragédie qui oppose l’amour de la patrie à l’amour maternel. Elle résume ainsi le destin des mères - autres “tyrans” - dont les fils partent pour mourir au combat.
Tyranniques,
Qui veulent noyer dans l’amour maternel
L’amour de la patrie ? Oh, non ! Elles répandent
Leurs larmes brûlantes, et se plaignent
Parce que leurs fils s’avancent vers la mort !
Parce que si nous sommes nubiennes, nous sommes aussi mères !
Elmira, la soeur d’Abdala, entre en scène pour un dialogue avec sa mère. Elmira célèbre son frère patriote, à qui elle a même remis le cimeterre avant son départ. Ici aussi, l’amour de la patrie est plus fort que l’amour maternel. Le combat est glorifié, jusque dans son “fracas”, dans l’esprit du “Patria o muerte” évoqué plus haut.
Espirta
Toi aussi comme Abdala, pour la guerre
Tu abandonnerais ta mère dans ton foyer ?
Et tu partirais mourir au front avec audace ?
Elmira
Moi aussi, mère moi aussi ! Que les disgrâces
De la patrie malheureuse se lamentent et entendent
Les pierres que nos pieds défont !
Et vous pleurez encore ? Alors de la trompe
Le son plaisant n’entendez-vous pas comme se remue l’âme ?
Ne l’entendez-vous pas, ô mère ? Il ne vous parvient pas
Le sublime fracas de la bataille ?
Le dialogue est interrompu par quelqu’un qui frappe à la porte et demande d’ouvrir.
La dernière scène décrit la fin d’Abdala, blessé mortellement au combat, et qui revient rendre son dernier souffle dans les bras maternels. C’est la célébration ultime de la mort nécessaire pour la patrie.
La Nubie a vaincu ! Je meurs heureux : la mort
M’importe peu, puisque j’ai réussi à la sauver…
Oh, qu’il est doux de mourir, quand on meurt
En luttant avec audace pour défendre la patrie !
José Martí, Abdala :
Versions en espagnol : Biblioteca virtual Miguel de Cervantes ; Portal José Martí.
Texte intégral traduit en français par mes soins.
EcuRed, Abdala.(présentation de l’oeuvre, texte en espagnol).
Lettres de Cuba, Adieu. Sois juste. Les “Testaments” de José Martí, [Lettre ultime de José Martí à sa mère], traduit par Jacques-François Bonaldi.
Patrick Moulin, MardiPhilo, février 2025.
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