Bac Philo - II.1. Le Langage - Fiche n° 2. Des Langages et des hommes

Saussure, Cours de linguistique générale
Bac Philo - II. La Culture - Chapitre 1. Le Langage

Introduction

Des Langages et des hommes

Platon (427-347 av. J.-C.)

Dans le Cratyle (voir la fiche de lecture sur cet ouvrage), Platon expose un dialogue où Socrate examine la dénomination des noms. La question porte sur la “rectitude” des noms, c’est-à-dire le fait que le nom corresponde bien à la réalité qu’il désigne : le nom “cheval” désigne la réalité qu’est un cheval. Il s’agit de savoir quelle est l’origine de cette dénomination. Deux thèses s’affrontent : la dénomination est arbitraire, elle dérive d’une convention (thèse d’Hermogène) ; la dénomination est naturelle, originelle (thèse de Cratyle).

Prenons d’abord la thèse d’Hermogène, pour qui la rectitude de dénomination n’existe que par une convention et un accord.

Le fait est que, par nature et originellement, aucun nom n’appartient en rien en particulier, mais bien en vertu d’un décret et d’une habitude, à la fois de ceux qui ont pris cette habitude et de ceux qui ont décidé l’appellation. Platon, Cratyle, 384 d.

Le nom “cheval” “n’appartient en rien en particulier”, autrement dit, il pourrait désigner n’importe quoi. Il est décidé que ce nom corresponde à la réalité qu’est un cheval : une convention est établie entre ceux qui décident de l’appellation et ceux qui vont l’utiliser. Cette convention peut varier : les noms peuvent différer selon les peuples. Dans les langues actuelles, un cheval aura l’appellation “cheval” en français, “horse” en anglais, “cavallo” en italien, “caballo” en espagnol, etc. En poussant cette variation jusqu’à l’absurde, chacun pourrait décider d’appeler un cheval comme il lui plaira. Si l’on se fonde sur l’affirmation du sophiste Protagoras “L’homme est la mesure de toutes choses”, il pourrait y avoir autant d’appellations que d’humains. Pour nous en faire une petite représentation, il suffit de considérer la réalité d’un cheval selon le point de vue de celui qui va le désigner, en restant dans la seule langue française : le zoologiste verra un “mammifère herbivore et ongulé à sabot unique, appartenant aux espèces de la famille des Équidés” ; le poète verra la plus belle conquète de l’homme ; le biologiste verra un être vivant pluricellulaire ; le cavalier verra une monture qu’il va ménager pour voyager loin, etc. Il faut donc revenir à l’origine de la dénomination arbitraire : quelqu’un doit décider du nom à donner, il doit créer ce nom. Socrate l’appellera le législateur”, “artisan des noms”, celui qui crée les noms. Notons que Platon insiste, toujours dans le cadre de la thèse d’une dénomination arbitraire par convention, sur la nécessité pour le législateur d’avoir “le regard tendu vers l’essence idéale du nom en soi, qu’il doit fabriquer”. Même s’il crée le nom “de toutes pièces”, le législateur doit garder à l’esprit la nature, l’essence de la réalité que le nom va désigner, et donc à laquelle le nom va se référer.

Passons à présent à la thèse de Cratyle, pour qui la rectitude des mots est naturelle. Dans le texte de l’oeuvre, Socrate examine avec ses interlocuteurs les dénominations considérées par eux comme originelles : les poèmes légendaires d’Homère et la théogonie d’Hésiode. Cette dernière expose la généalogie des dieux et leurs noms. La recherche de Socrate va se fonder sur l’étymologie des noms donnés aux dieux, à l’homme et à d’autres éléments. Le choix de la méthode est meilleur qui soit : le terme “étymologie” vient du grec etumos, vrai, et logos, traité, et signifie “qui fait connaître le vrai sens des mots” (Larousse étymologique). Pour rechercher la rectitude de la dénomination des noms, leur vérité, il faut remonter à leurs racines originelles. dans un passage assez connu du texte, Socrate montre que l’appellation du “corps” de l’homme, soma, va pouvoir signifier le tombeau ou la prison de l’âme (Cratyle, 400 b-c). Le nom ainsi dénommé permet de connaître l’essence de la réalité désignée : ce qu’est le corps en soi, pour l’âme. Dépassant la thèse de Cratyle, Socrate montre que, même si les noms ont une origine “primitive”, ils consistent en des imitations de la réalité des choses en elles-mêmes. Les noms, composés de leurs racines primitives - étymologiques - constituent des signes permettant de révéler une réalité :

Chaque fois que moi j’énonce ce mot-ci, je pense à cette chose-là, et toi, de ton côté, tu te rends compte que c’est à cette chose-là que je pense (...). Mais si tu t’en rends compte lorsque moi, j’énonce le mot, c’est qu’un signe révélateur s’est, grâce à moi, produit chez toi. Ibid., 434 e - 435 a.

Les noms ont une dénomination ayant une origine, mais il prennent sens par la convention passée entre ceux qui les utilisent et ceux qui les ont “fabriqués”. Cette dernière citation du Cratyle comprend plusieurs éléments majeurs concernant le langage : il exprime la pensée, il permet de communiquer cette pensée et de la faire naître chez l’interlocuteur, au moyen de signes imitant la réalité d’une chose.  

Aristote (384-322 av. J.-C.)

(...) il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille ou n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite le juste et l’injuste. Aristote, Les Politiques, 1253 a.

Selon Aristote, la faculté de communiquer est commune à tous les animaux y compris l’homme. Les émotions et affects ressentis instantanément peuvent être transmis immédiatement : nous pouvons faire l’expérience d’un chien qui remue la queue pour signifier son contentement ou d’un chat qui hérisse ses poils et miaule de colère. Il s’agit là de réactions instinctives ou comportementales devant un environnement concret. L’homme est seul à avoir un langage qui lui permet de communiquer sur des choses abstraites : ce qui est bien ou mal, juste ou injuste. Le langage qui permet d’exprimer des abstractions diffère de la voix qui transmet des émotions instantanées.

Mais cette faculté humaine d’exprimer par le langage a, comme toute chose chez Aristote, une finalité. Pouvoir dire  : “Ceci est bien, cela est mal”, n’a de sens que parce que l’homme est naturellement un “animal politique”. L’homme est fait pour vivre dans une cité, polis en grec, avec d’autres hommes (et femmes). La cité grecque est gouvernée par des lois qui assurent la justice entre les citoyens. Le principe de justice est fort simple :

Est juste ce qui assure le bonheur aux citoyens. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1129 b.

Aristote montre l’importance de pouvoir établir l’équité pour assurer la justice avec l’exemple d’un cordonnier et d’un bâtisseur. Le cordonnier donne la chaussure au bâtisseur, et le bâtisseur donne en retour une maison au cordonnier. Sans langage permettant de “manifester l’avantageux et le nuisible”, le marché semblerait certes égal : une chaussure = une maison ; mais il serait “manifestement” inéquitable, donc injuste. Pour établir l’équité, Aristote donne la mesure par l’utilisation de la monnaie dans l’échange :

La monnaie donc constitue une sorte d’étalon qui rend les choses commensurables et les met à égalité. Sans échange en effet, il n’y aurait pas d’association, ni d’échange sans égalisation, ni égalisation sans mesure commune. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1133 b.

La monnaie permet l’équité : une chaussure vaut un certain prix, une maison en vaut un autre. L’échange est précédée de l’établissement de ce juste prix. Sans langage permettant de dire le juste et sans cité politique pour échanger, il serait impossible de parvenir à ce juste prix. Pour ceux qui ont connu ce jeu télévisé qui s’intitulait précisément “Le juste prix”, il fallait estimer le prix d’objets en indiquant un montant, auquel le présentateur répondait “C’est plus” ou “C’est moins”, par rapport au “juste prix”. Supprimez le langage, et cette émission devient impossible à réaliser, ni même à concevoir. 

Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genres. Or avoir de telles notions en commun c’est ce qui fait une famille et une cité. Aristote, Les Politiques.

Vous ai-je parlé du jeu télévisé “Une famille en or” ?

René Descartes (1596-1650)

Nous allons retrouver chez le découvreur du cogito une conception du langage analogue avec le Stagirite. En clair, Descartes pense - ce fait est assez bien connu et documenté par lui -, comme Aristote, que le langage est le propre de l’homme. Là où les animaux communiquent, l’homme exprime sa pensée.

Et je m’étais ici particulièrement arrêté à faire voir que, s’il y avait de telles machines, qui eussent les organes et la figure d’un singe, ou de quelque autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ; au lieu que, s’il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu’elles ne seraient point pour cela de vrais hommes. Dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles, ni d’autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées. (...) Et le second est que, bien qu’elles fissent plusieurs choses aussi bien, ou peut-être mieux qu’aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. Descartes, Discours de la méthode, V.

Descartes a une conception mécaniste des animaux, et aussi du corps humain (voir l’article Descartes, le Corps-machine). Selon lui, l’homme est seul à être doué de la pensée et de la raison. Et même ceux qui sont atteints de maladie mentale, de “folie”, ou qui sont “hébétés” ou “stupides”, c’est-à-dire qui ont des déficiences mentales, sont en capacité d’exprimer leur pensée et de “composer un discours”. Descartes écarte l’objection des animaux, à l’instar des perroquets, qui peuvent prononcer comme nous des paroles. Grâce aux organes dont ils sont dotés, ils ne font qu’imiter mécaniquement le langage, sans que ce discours exprime une quelconque pensée, puisqu’ils n’en sont pas dotés. L’exemple des hommes sourds et muets montre que, même privés des organes de la paroles (ou en tout cas de la possibilité de les utiliser), ceux-ci peuvent s’exprimer par des signes - c’est le langage des signes désormais bien codifié à notre époque -, parce qu’ils ont la capacité de penser. Le cogito, “Je suis, j’existe” montre que l’homme est une “chose pensante” :

Un autre [attribut de l’âme] est de penser : et je trouve ici que la pensée est un attribut qui m’appartient. Elle seule ne peut être détachée de moi. Je suis, j’existe : cela est certain ; mais combien de temps ? A savoir de temps que je pense ; car peut-être se pourrait-il faire, si je cessais de penser, que je cesserais en même temps d’être ou d’exister. Je n’admets maintenant rien qui ne soit nécessairement vrai : je ne suis donc, précisément parlant, qu’une chose qui pense. Descartes, Méditations métaphysiques, II.

Le propre de l’homme est de penser, il est aussi d’être capable d’exprimer cette pensée : l’homme est donc une “chose langagière”. Descartes s’accorde ainsi avec Aristote pour affirmer que “seul parmi les animaux l’homme a un langage”.

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)

[Note : les éléments qui suivent se fondent sur l’excellente analyse de l’Essai sur l’origine des langues effectuée par Eric Zernic (voir bibliographie).]

La parole distingue l’homme entre les animaux : le langage distingue les nations entre elles ; on ne connaît d’où est un homme qu’après qu’il a parlé. L’usage et le besoin font apprendre à chacun la langue de son pays ; mais qu’est-ce qui fait que cette langue est celle de son pays et non pas d’un autre ? Il faut bien remonter pour le dire à quelque raison qui tienne au local, et qui soit antérieure aux moeurs mêmes : la parole étant la première institution sociale ne doit sa forme qu’à des causes naturelles. Rousseau, Essai sur l’origine des langues.

Dans son Essai sur l’origine des langues, Rousseau va faire un cheminement similaire à celui du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Il part ainsi de l’état de nature de l’homme, celui où il vit isolé dans un environnement où sa seule préoccupation est de satisfaire ses “premiers besoins”, les plus élémentaires comme boire, manger et se reposer. Le premier langage de l’homme, dans cet état primitif, est “le cri de la nature”. Il l’utilise alors pour “implorer du secours dans les grands dangers, ou du soulagement dans les maux violents” (Discours sur l’origine (...) de l’inégalité). Ce langage n’était pas une parole, mais un cri proche de celui des animaux, liés à des besoins de base : se protéger, fuir la douleur. La thèse de Rousseau est que l’invention du langage sous sa forme de parole est liée aux passions éprouvées par l’homme.

On ne commença pas par raisonner mais par sentir. On prétend que les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paraît insoutenable. L’effet naturel des premiers besoins fut d’écarter les hommes et non de les rapprocher. Il le fallait ainsi pour que l’espèce vint à s’étendre et que la terre se peuplât promptement, sans quoi le genre humain se fût entassé dans un coin du monde et tout le reste fût demeuré désert. Ibid.

Ce n’est donc ni l’expression des besoins, ni la raison qui sont à l’origine du langage : devoir se nourrir impliquait de se rechercher de nouvelles zones de chasse ou de cueillette pour ne pas épuiser les ressources, et la raison n’est pas apparue en premier. Les premiers besoins restaient purement matériels : ils ne visaient que la satisfaction du corps. La parole prit son origine dans les “besoins moraux” de l’esprit “débutant”, des passions.

Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s’en nourrir sans parler, on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître ; mais pour émouvoir un jeune coeur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes : voici les anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passionnées avant d’être simples et méthodiques. Ibid.

Les premiers mots furent inventés pour exprimer ces pensées particulières que sont les passions, les émotions, qui ne sont pas encore de l’ordre de la raison “méthodique”, mais qui ne sont déjà plus des cris primaux. La langue primitive, selon Rousseau, était poétique, métaphorique, onirique : elle exprimait les sentiments de l’homme devant l’univers qui l’entourait. Avec l’apparition de l’écriture et l’évolution des sociétés, la langue de la passion devint la langue de la raison : la langue, comme l’homme, subit une dénaturation, en passant de l’état sauvage ou barbare à celui de société.

Friedrich Nietzsche (1844-1900)

Nietzsche est connu comme le philosophe qui va “dynamiter” les valeurs. En philosophie, le cogito est le concept qui mériterait que Descartes ait son étoile sur le Hollywood Walk of Fame. POurtant, il ne va pas échapper à la philosophie à coups de marteau de l’auteur du Zarathoustra.

(...) une pensée vient quand “elle” veut, et non pas quand “je” veux ; de sorte que c’est une falsification de l’état de fait que de dire : le sujet “je” est la condition du prédicat “pense”. Ça pense : mais que ce “ça” soit précisément le fameux vieux “je”, c’est, pour parler avec modération, simplement une supposition, une affirmation, surtout pas une “certitude immédiate”. En fin de compte, il y a déjà de trop dans ce “ça pense” : ce “ça” enferme déjà une interprétation du processus et ne fait pas partie du processus lui-même. On raisonne ici en fonction de l’habitude grammaticale : “penser est une action, toute action implique quelqu’un qui agit, par conséquent -”. Nietzsche, Par-delà bien et mal, 17.

Le “fameux vieux « je »” a pris son coup de marteau nietzschéen. Le langage est composé de mots - noms, verbes, pronoms, etc… - et est soumis aux règles grammaticales. Le prédicat est l’attribut d’un sujet, qui affirme ou nie quelque chose” à propos de ce sujet (voir ce terme dans le Carnet de Vocabulaire). Ici, le “je” cartésien a son prédicat, “pense”. Là où Descartes découvre sa première certitude à l’issue du doute hyperbolique, qui met en question la vérité de tout ce qui l’entoure, et croit pouvoir affirmer que parce qu’il est - “je suis” -, il est certain qu’il existe -”j’existe” -, Nietzsche renverse tout en montrant qu’il ne s’agit là que d’une “routine grammaticale”. Il n’y a pas un sujet, mais quelque chose qui pense. La structure grammaticale aurait donné naissance au concept de sujet. Il n’y a pas un sujet pensant le monde qui l’entoure, il n’y a que des interprétations : tout est figure, tout est métaphore. Le langage ne peut donc pas nous conduire à une vérité pure, puisqu’il ne fait que mettre en signes, en symboles, le monde lui-même. Les coups (de marteau, quand ils vous arrivent, oh oui, ça fait mal…

Les mots sont des signes sonores désignant des concepts ; mais les concepts sont des signes imagés plus ou moins déterminés désignant des sensations fréquemment récurrentes et associées, désignant des groupes de sensations. Il ne suffit pas encore d’utiliser les mêmes mots pour désigner le même genre d’expériences vécues intérieures, il faut enfin avoir son expérience en commun. C’est pourquoi les hommes appartenant à un même peuple se comprennent mieux entre eux que des hommes appartenant à des peuples différents, même s’ils se servent de la même langue ; ou plutôt, lorsque des hommes ont longtemps vécu ensemble dans des conditions semblables (de climat, de sol, de danger, de besoins, de travail), il en naît quelque chose qui “se comprend”, un peuple. Nietzsche, Op. cit., 268.

Non seulement les mots ne sont qu’une interprétation du monde, mais ils ne se comprennent vraiment qu’au travers des expériences vécues, notamment en commun. La langue ne suffira pas à elle seule à créer la culture d’un peuple, c’est sa combinaison avec le vécu, les conditions d’existence, qui vont réellement faire naître une culture. Un Londonien et un New-yorkais parleront certes la même langue, mais l’un va s’enthousiasmer pour le cricket quand l’autre va applaudir le home-run d’un match de base-ball. Et quand bien même vous parleriez un anglais des plus parfaits, il vous faudrait encore tenter de comprendre les règles cabalistiques de ces deux sports, et leur vocabulaire abscons (cherchez pas, c’est obscur).

Ferdinand de Saussure (1857-1913)

Lorsque l’on étudie la notion de langage, il est un nom qui semble incontournable : en linguistique, tous les chemins mènent à Saussure. Nous allons ici tenter de comprendre les éléments fondamentaux que sont le signe, le signifiant et le signifié.

Nous pouvons distinguer les signes naturels et les signes intentionnels (Morfaux). Voyons d’abord en quoi peuvent consister les signes naturels La perception d’un phénomène par nos sens nous permet parfois d’affirmer la présence d’un autre phénomène ou objet, que pourtant nous ne percevons pas par nos sens au même moment. L’exemple le plus simple est l’expression “il n’y a pas de fumée sans feu”, qui signifie, au sens propre, que, lorsque nous voyons une fumée, il est très vraisemblable qu’elle soit la manifestation visible d’un feu ; ou encore, au sens figuré, la croyance qu’une rumeur, même démontrée rationnellement comme infondée, naît sur un fond de vérité. Il y a donc attribution d’une signification à quelque chose qui est caché de prime abord, mais lié à une réalité. Le signe intentionnel, comme son nom l’indique, porte une intention volontaire de communiquer un message : cela peut être un geste comme saluer de la main, des paroles prononcées, ou un langage artificiel comme les points en relief de l’écriture braille. IL y a encore ici l’attribution d’une signification à quelque chose (le geste, la parole, le langage) qui se réfère à une réalité. En linguistique, le signe combine un concept et son “image acoustique”. Le concept, c’est par exemple le mot “arbre”, qui désigne de façon générale, unifiée, toutes les sortes d’arbres. L’image acoustique, c’est le son formé par les syllabes du mot, qu’il soit prononcé ou pensé : lorsque nous pensons le mot “arbre”, nous entendons en nous-mêmes le son produit par ce mot.

Nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total [concept + image acoustique], et de remplacer concept et image acoustique respectivement par signifié et signifiant. Saussure, Cours de linguistique générale.

Récapitulons les trois termes pour bien les saisir, en conservant l’exemple de l’arbre : 

Retenons l’équation : Signe linguistique = Signifié + Signifiant. Saussure énonce les deux principes qui caractérise le signe linguistique : l’arbitraire du signe et le caractère linéaire du signifiant.

Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l’association d’un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire. Ainsi l’idée de “soeur” n’est liée par aucun rapport intérieur à la suite de sons s-ö-r qui lui sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n’importe quelle autre : à preuve les différences entre les langues et l’existence même de langues différentes : le signifié “boeuf” a pour signifiant b-ö-f d’un côté de la frontière, et o-k-s (ochs) de l’autre. Ibid.

Si le signe linguistique est arbitraire, il ne peut pourtant pas être choisi n’importe comment par celui qui l’utilise. Le langage, la langue est arbitraire mais fait l’objet d’une convention entre ceux qui la parlent. L’arbitraire du signe ne réside pas dans une totale liberté d’utiliser n’importe quel signe pour désigner n’importe quelle réalité ou n’importe quel signifiant (son) pour désigner n’importe quel signifié (l’idée, le concept). L’arbitraire du signe réside dans le fait qu’il n’a “aucune attache naturelle dans la réalité”. Je peux regarder aussi longtemps que possible un arbre, mais jamais il ne me montrera d’une quelconque manière qu’il s’appelle “arbre”, puisqu’il n’a aucun lien avec la convention qui nous fait le nommer ainsi.

Second principe : caractère linéaire du signifiant. Le signifiant, étant de nature auditive, se déroule dans le temps seul et a les caractères qu’il emprunte au temps : a) il représente une étendue, et b) cette étendue est mesurable sur une seule dimension : c’est une ligne. Ibid.

Le signifiant est l’image acoustique, le son produit par le mot utilisé pour décrire une chose. La durée d’un son, même le plus bref fut-il et prononcé par un expert de la célérité de l’élocution - ou de la pensée auditive -, reste non égale à zéro en terme de temps. La vitesse du son, certes rapide, est d’environ 340 mètres par seconde dans l’air. Le temps s’écoule toujours, si l’on exclut la théorie de la relativité, dans un sens linéaire et constant, comme une ligne qui serait tracée, toujours dans le même sens. Le signifiant, étant un son produit, a donc pour caractère d’être linéaire. Saussure nous donne un exemple évident de cette linéarité avec l’écriture. En effet, que nous écrivions ou que nous lisions, nous ne pourrons jamais recopier les oeuvres complètes de Platon en un seul instant, et le temps qu’il nous faudra pour les lire intégralement, même en diagonale, est loin d’un zéro absolu. Le temps, c’est du signifiant - et, accessoirement, de l’argent pour l’auteur prolixe.

Le petit plus :

Verba volant, scripta manent (Les paroles s’envolent, les écrits restent). Comme l’indique cette locution latine, le langage utilise globalement deux modes de communication : la parole et l’écrit. Le passage de la langue parlée à l’écriture va permettre de transmettre un message longtemps après que son auteur ait disparu : sans les oeuvres de Platon sous forme écrite, nous n’aurions aucun accès à sa pensée, ni même sans doute connaissance du fait qu’il ait existé. Dans son Essai sur l’origine des langues, Rousseau trois phases distinctes de ce passage à l’écriture, qui sont en corollaire avec trois types de sociétés (Zernic).

Un autre moyen de comparer les langues et de juger de leur ancienneté se tire de l’écriture et cela en raison inverse de la perfection de cet art. Plus l’écriture est grossière, plus la langue est antique. La première manière d’écrire n’est pas de peindre les sons mais les objets mêmes, soit directement, comme faisaient les Mexicains, soit par des figures allégoriques, comme firent les Égyptiens. Cet état répond à la langue passionnée, et suppose déjà quelque société et des besoins que les passions ont fait naître.

La seconde manière est de représenter les mots et les propositions par des caractères conventionnels, ce qui ne peut se faire que quand la langue est tout à fait formée et qu’un peuple entier est uni par des lois communes, car il y a déjà ici double convention. Telle est l’écriture des Chinois ; c’est là véritablement peindre les sons et parler aux yeux. La troisième est de décomposer la voix parlante en un certain nombre de parties élémentaires soit vocales, soit articulées, avec lesquelles on puisse former tous les mots et toutes les syllabes imaginables. Cette manière d’écrire, qui est la nôtre, a dû être imaginée par des peuples commerçants qui, voyageant en plusieurs pays et ayant à parler plusieurs langues, furent forcés d’inventer des caractères qui pussent être communs à toutes. Ce n’est pas précisément peindre la parole, c’est l’analyser.

Ces trois manières d’écrire répondent assez exactement aux trois divers états sous lesquels on peut considérer les hommes rassemblés en nations. La peinture des objets convient aux peuples sauvages ; les signes des mots et des propositions aux peuples barbares, et l’alphabet aux peuples policés. Rousseau, Essai sur l’origine des langues, chapitre V.

La première phase est celle où l’écriture peint les objets : ce sont les taureaux et les chevaux de la grotte de Lascaux ou les hiéroglyphes des Egyptiens. C’est la “langue passionnée” d’une société à l’état sauvage, mais où existent déjà des relations humaines débutantes et sans convention.

La deuxième phase est celle où l’écriture peint les paroles : c’est l’écriture qui utilise des idéogrammes, des symboles graphiques, comme le Chinois. Il y a ici une double convention : entre la chose et le mot qui la désigne, et entre ce mot et sa traduction graphique. La société est à l’état barbare, avec des lois communes “plus ou moins tacites” régissant les échanges entre individus.

La troisième phase est celle de l’écriture alphabétique. Les mots sont composés de voyelles et de consonnes. C’est la phase de rationalisation de l’écriture. La société est “policée”, réglementée par des lois édictées par un État qui a le monopole de la puissance publique. Notons que la description de Rousseau correspond à un monde où règne l’économie marchande et les relations internationales, à une société mondialisée nécessitant un code commun, et des règles communes entre peuples ne parlant pas les mêmes langues pour favoriser les échanges commerciaux. Ce monde, auquel Rousseau voue “une hostilité ouverte”, présente bien des ressemblances avec notre monde actuel.

Lorsque les nations sont amenées à s’ouvrir les unes aux autres, les liens sociaux se distendent. Les moeurs et la culture, issues de conditions géographiques et historiques, se dégradent. E. Zernic, commentaires de l’Essai sur l’origine des langues.

C’est ce que Rousseau va reprocher à l’écriture : elle semble fixer la langue, mais lui ôte son génie ; elle transmet des idées mais efface les sentiments. En perdant “les sons, les accents, les inflexions”,  l’écriture, par sa “puissance d’abstraction”, retire à la parole sa force, son énergie et ses propres origines culturelles.

En disant tout comme on écrirait, on ne fait plus que lire en parlant. Rousseau, Op. cit.

En bref/L’essentiel

Platon

Aristote

Descartes

Rousseau

Nietzsche

Saussure

Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.

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