Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
En vain le réaliste vante-t-il l’efficacité de ses méthodes, l’utilité des résultats obtenus ; aux yeux des moralistes épris des seuls principes éternels, son action apparaît toujours comme futile, indifférente ; quels que soient les succès dont il se targue, le politique est incapable d’atteindre le véritable bien [...]. Mais en vain le moraliste reproche-t-il à l’homme d’action les fautes dont il se souille, la futilité de ses buts ; [...] dans ce monde qui est le sien, malgré les fables édifiantes à l’usage des enfants, la vertu est mal récompensée ; [...] les discours moraux ne sont pour lui qu’un vain bavardage, les scrupules une faiblesse tactique. p. 57-58.
Faut-il sacrifier la classe à la nation, la nation à la classe ? La génération d’aujourd’hui à celle de demain ? [...] Que doit-on vouloir ? Et pour atteindre ce qu’on veut, que doit-on faire ? Les hommes hésitent à répondre ; à l’idée de trancher ces questions, ils s’angoissent ; ils sont encore mal habitués à régner seuls sur la terre, leur liberté leur fait peur. Aussi beaucoup d’entre eux cherchent un refuge dans une de ces deux attitudes opposées, mais également capables de les délivrer d’eux-mêmes : un moralisme intransigeant, ou un réalisme cynique [...]. p. 60.
Engagé dans le présent, occupé à construire l’avenir, le politique éprouve le caractère historique et contingent des choses humaines et il dénie à la morale tout caractère absolu et intemporel ; celle-ci s’efforce de se retirer hors du temps, mais ce faisant elle se relègue simplement dans le passé [...] ; se voulant absolue, elle coupe ses racines terrestres et l’homme d’action enraciné dans la terre ne lui découvre plus aucun fondement. p. 63.
[L’opinion publique] admet qu’il y a une grande part de vérité dans la maxime : “La fin justifie les moyens” [...]. Le réaliste méprise l’utopiste qui méconnaît les résistances du monde, et l’idéaliste qui, par ses vains scrupules, introduit dans ce monde des résistances superflues ; il prétend, quant à lui, avoir des choses une connaissance exacte et répondre à leur appel sans hésiter sur le choix des moyens. [Les réalistes] veulent subordonner leurs activités à la seule réalité ; et [...] se refusent à intégrer à cette réalité la liberté humaine dont ils souhaitent précisément se masquer la présence angoissante. p. 64-65.
Il est bien évident qu’aucune fin ne peut être inscrite dans la réalité ; par définition, une fin n’est pas : elle a à être ; elle exige la spontanéité d'une conscience qui, dépassant le donné, se jette vers l’avenir. [...] Qu’on lutte pour l’indépendance de son pays, pour son intégrité, pour son prestige, pour sa prospérité, qu’on lutte pour le bonheur des hommes, pour la paix, pour la justice, pour le confort, pour la liberté, le but à atteindre est un irréel. p. 66.
[Les] frontières qui séparent l’utopie du réalisme apparaissent à l’analyse plus incertaines qu’il ne pouvait sembler d’abord. En effet, on peut démontrer que la quadrature du cercle ou le mouvement perpétuel sont impossibles, mais l’homme n’est pas ce qu’il est à la manière d’un cercle dont les rayons demeurent invariablement égaux : il est ce qu’il se fait être, ce qu’il choisit d’être. Quelle que soit la situation donnée, elle n'implique jamais nécessairement tel ou tel avenir, puisque la réaction de l’homme à sa situation est libre. p. 67-68.
[La] prise de conscience n’est jamais une opération purement contemplative, elle est engagement, adhésion ou refus. p. 69.
Une défaite n’est jamais consommée tant que le vaincu ne l’a pas accepté comme telle. La première erreur du réaliste politique, c’est qu’il méconnaît l’existence et le poids de sa propre réalité ; et celle-ci n’est pas donnée, elle est ce qu’elle décide d’être. Le politique lucide et qui véritablement a prise sur les choses, c’est celui qui a conscience en lui et chez les autres du pouvoir de la liberté. p. 70.
Peu à peu, les hommes ont pris conscience de cette vérité : qu’ils sont à eux-mêmes leur propre fin. Ce que Marx a formulé par ces paroles : “L’homme est ce qu’il y a de plus haut pour l’homme.” Le politique qui se veut réaliste peut espérer trouver dans cette affirmation la justification objective de ses entreprises ; il sait ce qu’il doit vouloir ; il doit vouloir servir l’homme. p. 71.
On peut distinguer en gros, à l’heure qu’il est, deux espèces de réalisme : un réalisme conservateur dont une certaine bourgeoisie se sert comme d’une arme défensive ; un réalisme révolutionnaire qui essaie, au contraire, de capter et d’utiliser avec une exacte économie les forces capables de construire l’avenir. p. 71-72.
Au nom de sa supériorité spirituelle, le bourgeois se déclare capable de définir mieux que la classe ouvrière elle-même les conditions de vie convenables pour elle ; celui lui permet de prôner en toute tranquillité d’âme un régime autoritaire qui, assurant à l’ouvrier ce qu’il exige, l’assouvissement de ses instincts matériels, permettrait de réserver à l’élite l’exercice de la liberté et les avantages qu’elle comporte. p. 72-73.
Se placer sur un plan politique c’est s’arracher à sa situation individuelle, c’est se transcender vers les autres et transcender le présent vers l’avenir. p. 74.
Il n’y a pas de distance entre la matière et l’idée qui s’y incarne, entre la chose et sa signification. Le niveau de vie que l’ouvrier réclame n’est ni exigé par ses besoins immédiats, ni appelé par des rêves de compensation : il est l’actualisation, l’expression de l'idée que l’ouvrier se fait de lui-même, au sens où notre corps est l’expression de notre existence ; il est la forme objective que revêt une transcendance. [...] C’est là ce que le bon sens borné du conservateur se refuse à comprendre. Il s’amuse avec Pascal de ce que le chasseur s’intéresse non au lièvre mais à la chasse : en vérité, il s’intéresse au lièvre qu’il chasse ; il y a là une totalité indissoluble. p. 74-75.
[Le] révolutionnaire ne vise [...] pas seulement le lendemain de la révolution ; il veut la révolution pour elle-même, il cherche à travers elle l’affirmation de sa liberté et de sa transcendance. Le bien de l'homme ne peut lui être donné du dehors, il est un bien seulement par ce que l’homme y engage de lui-même. p. 76.
Fascisme, paternalisme, toutes les formes d’autoritarisme reposent sur un mensonge. p. 77.
Le moyen ne se comprend qu’à la lumière de la fin qu’il vise, mais inversement la fin est solidaire du moyen par lequel elle s’actualise et il est faux qu’on puisse atteindre une fin par n’importe quel moyen. Le réaliste se représente mal la relation du moyen à la fin : il pense la fin comme une chose figée, fermée sur soi, séparée du moyen qui est défini, lui aussi, comme une chose, un simple instrument [...]. p. 77.
Ce n’est pas par vain scrupule d’idéaliste que l’antifasciste hésite à se faire fasciste contre les fascistes, le pacifiste, guerrier contre les guerriers : à quoi bon lutter si on abolit dans la lutte toutes les raisons pour lesquelles on avait choisi de lutter ? p. 79.
Dans ce jeu des moyens et des fins, si la fin recule indéfiniment à l’horizon, c’est le moyen qui apparaît comme étant lui-même une fin ; mais une fin dénuée de tout sens et de toute signification. Sous prétexte d’aller devant soi d’un pas ferme, le réaliste finit par ne plus aller nulle part. p. 80-81.
Je peux mentir à quelques hommes aujourd’hui pour qu’un jour tous les hommes possèdent la vérité ; je peux faire tuer quelques hommes (un million est peu de chose au prix de l’infini) pour amener au monde la paix définitive. Ainsi se justifie le réaliste. p. 82.
[Mille] hommes sont plus qu’un homme si on regarde l’homme comme chose nombrable. Mais quantité n’est pas valeur ; mille francs sont plus qu’un franc pour acheter des objets eux-mêmes valables ; dans un désert, mille francs ou un centime s’équivalent ; une cataracte ne vaut pas plus qu’un modeste ruisseau pour un homme assoiffé ; c’est un pur mirage mathématique qui nous fait donner un sens absolu aux mots plus et moins. Si l’homme n’est pas à fin d’autre chose que lui-même, pour qui mille hommes valent-ils plus qu’un seul ? Une seule réponse est possible : pour lui-même. p. 82-83.
[Ce] qui fait la valeur de l’avenir, c’est qu’il est l’avenir de mon présent, l’accomplissement de mon projet ; présent et avenir sont rassemblés dans l’unité du projet, celui-ci n’est que vide s’il ne s’accomplit pas ; mais avant de s’accomplir, il faut qu’il soit, qu’il jaillisse de moi, et ce jaillissement définit mon présent. Ce n’est donc pas par sa situation temporelle que le résultat apparaît comme désirable ; c’est parce qu’il est résultat, parce que en lui tout mon élan vers lui se rassemble et se concrétise. Ici encore ce n’est pas la réalité qui me dicte aucun choix, c’est seulement à partir du choix que la réalité revêt une valeur. p. 83-84.
La morale n’est pas un ensemble de valeurs et de principes constitués, elle est le mouvement constituant par lequel valeurs et principes ont été posés ; c’est ce mouvement que l’homme authentiquement moral doit reproduire pour son compte. p. 85.
[Être] moral, c’est chercher à fonder son être, à faire passer au nécessaire notre existence contingente ; mais l’être de l’homme est “un être dans le monde” ; il est indissolublement lié à ce monde qu’il habite, sans lequel il ne peut exister ni même se définir ; il y est lié par des actes et ce sont ces actes qu’il faut justifier. Tout acte étant le dépassement d’une situation concrète et singulière, on devra chaque fois inventer à neuf un mode d’action qui porte en soi sa justification. p. 85.
[La] morale authentique est réaliste ; par elle, l’homme se réalise en réalisant les fins qu’il choisit. On peut même dire que l’homme authentiquement moral est plus réaliste qu’aucun autre ; car il n'y a pas de réalité plus achevée que celle qui porte en soi-même ses raisons. p. 87.
L’homme est un, le monde qu'il habite est un, et dans l’action qu’il déploie à travers le monde s'il s’engage dans sa totalité. / Réconcilier morale et politique, c’est donc réconcilier l’homme avec lui-même, c’est affirmer qu’à chaque instant il peut s’assumer totalement. Mais cela exige qu’il renonce à la sécurité qu’il espérait atteindre en s’enfermant dans la pure subjectivité de la moralité traditionnelle ou dans l’objectivité de la politique réaliste. p. 88.
Est-ce à dire qu’il nous faut en revenir à justifier par la fin n’importe quel moyen ? Non ; ce qu’il faut comprendre, c’est que fin et moyen forment une totalité indissoluble ; la fin est définie par les moyens qui reçoivent d’elle leur sens ; une action est un ensemble signifiant qui se déploie à travers le monde, à travers le temps, et dont l’unité ne peut être brisée. C’est cette totalité singulière qu’il s’agit à chaque instant de construire et de choisir. p. 90.
[L’homme] doit assumer sa liberté. À ce prix seulement il devient capable de dépasser réellement le donné, ce qui est la véritable morale, de fonder réellement l'objet dans lequel il se transcende, ce qui est la seule politique valable ; à ce prix son action s’inscrit concrètement dans le monde, et le monde où il agit est un monde doué d’un sens, un monde humain. p. 91.
BEAUVOIR, S. de, Idéalisme moral et réalisme politique, Paris, Folio Gallimard, 2017.
« De Spinoza à Sartre - Philosophie - Fiches de lecture, tome 2 » : Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Fiche de lecture n° 5.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, octobre 2024.
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