Sénèque, philosophe latin, naît à Cordoue en -4 av. J.-C. Il se suicide en 65 apr. J.-C., sur l’ordre de Néron. Sénèque fait partie de l’école stoïcienne ou “philosophie du portique”. Zénon de Citium, fondateur du stoïcisme, avait créé son école près d’une galerie couverte, d’où le nom de “portique” (du grec stoa, portique sous lequel enseignait Zénon - Morfaux).
Le stoïcisme est divisé en trois périodes : l’ancien stoïcisme (en Grèce : Zénon, Cléanthe, Chrysippe), le moyen stoïcisme (de la Grèce à Rome), le stoïcisme nouveau ou époque impériale (Rome : Sénèque, Épictète, Marc Aurèle).
La doctrine stoïcienne comprend trois parties : la logique, la physique, la morale. Les Stoïciens comparaient la philosophie au corps humain (Godin) :
Le squelette pour la logique, le bien-penser ;
La chair pour la physique, le bien-ordonner ;
L’âme pour la morale ou éthique, le bien-vivre.
C’est une “morale de l’acceptation” (Rosenberg) : accepter l’ordre naturel du monde et s’y conformer ; pratiquer l’apathie c’est-à-dire ne pas être esclave de ses passions (du grec a- privatif, et pathos, affection, impression sensible - cnrtl.fr).
Sénèque était le précepteur de Néron, il se suicida à la demande de ce dernier. Nietzsche le surnomme “le toréador de la vertu” (Le Crépuscule des Idoles). Ses principaux ouvrages sont : Des bienfaits, De la brièveté de la vie, De la clémence, Lettres à Lucilius, De la tranquillité de l’âme, De la vie heureuse. Pour Sénèque, la philosophie est une pratique quotidienne, c’est la quête d’une sagesse concrète et non encyclopédique. Il considère les anciens philosophes comme des guides et non comme des maîtres.
Aussi n’éprouve-t-il aucun scrupule à ranger Épicure parmi les prudentiores, auprès de qui l’on prend conseil, et à le mettre avec Zénon et Socrate parmi ceux dont l'exemple et le caractère ont eu une influence plus grande que les paroles et l'enseignement. E. Bréhier, Histoire de la philosophie.
Le caractère exemplaire de Socrate, lorsqu’il ingère de lui-même la ciguë qui va le faire mourir, se retrouve dans le “choix” du suicide par Sénèque, orienté malgré tout par l’ordre que lui donne Néron pour mettre à l’épreuve sa pratique du stoïcisme.
[Les éléments ci-dessous sont tirés de la notice sur les Lettres à Lucilius, dans l’ouvrage Les Stoïciens, de E. Bréhier et P.-M. Schuhl - voir bibliographie].
Les Lettres à Lucilius sont, avec les Questions naturelles, le dernier ouvrage de Sénèque. Leur rédaction s’étale de l’été 63 à l’automne 64 (Sénèque se suicide en 65). 124 lettres nous sont parvenues, une quinzaine a été perdue. Cette fiche de lecture se fonde sur les lettres 71 à 74, traduites et présentées dans l’ouvrage d’Émile Bréhier.
Sénèque y présente les traits essentiels de sa pensée de stoïcien, enrichie par l’expérience de toute une vie.
Nous retrouvons les grands thèmes moraux familiers au Portique : la vertu est le seul bien, sans aucune part avec le plaisir ; ni les avantages extérieurs, ni les revers de la vie n’ont de prise sur le sage ; tous les biens sont égaux et se suffisent à eux-mêmes ; la mort est indifférente au vrai philosophe. E. Bréhier, Les Stoïciens.
Lucilius est un ami de Sénèque, qui lui consacre deux autres ouvrages : Des questions naturelles et De la providence. À l’époque des Lettres, Lucilius est procurateur en Sicile. Après avoir été épicurien, il s’oriente vers le stoïcisme grâce aux conseils de Sénèque.
Note : la pagination renvoie à l’ouvrage d’Émile Bréhier et Pierre-Maxime Schuhl, Les Stoïciens, tome II, Gallimard.
Par l’intermédiaire de leurs échanges par lettres, Lucilius prend conseil auprès de Sénèque. Mais qui dit échange épistolaire (l’épître est une longue lettre missive, c’est-à-dire envoyée à un correspondant - cnrtl.fr) dit espace, puisque les deux correspondants sont dans des lieux différents, et dit temps (de rédaction, de lecture, de réponse, d’envoi et de réception).
Les conseils en effet sont liés aux événements. Or les événements de nos vies changent, bien plus ils passent en tourbillon. Aussi c’est le jour même que le conseil doit naître, et cela déjà se trouve tardif, il faut qu’il naisse, comme l’on dit, sur-le-champ. [...] Chaque fois que tu voudras savoir ce qui est, soit à éviter, soit à rechercher, porte tes regards vers le souverain bien, but de toute vie. Car avec lui doit s’accorder quelle chose que nous fassions : on ne saurait régler les détails de la conduite sans d’abord proposer le but de l’ensemble. p. 777.
Comme à d’autres endroits des lettres, Sénèque illustre cette quête du souverain bien par une métaphore.
Il faut connaître la cible, quand on veut lancer une flèche ; ensuite on pourra de la main diriger et régler le trait. Nos conseils vont à l’aventure, car ils n’ont pas de ligne directrice ; pour qui ignore à quel port se rendre, aucun vent n’est propice. p. 777.
Souvent, c’est le hasard qui guide nos vies ; Nous ignorons même parfois ce que pourtant nous connaissons déjà, comme lorsque nous cherchons quelqu’un qui se trouve juste à côté de nous. Ainsi, le “souverain bien” est là, près de nous. Il est donc à notre portée. Voici comment Sénèque le définit :
[Le] souverain bien, c’est l’honnête. p. 778.
Tout ce qui arrive par la vertu est une félicité : même la torture et la maladie, tout ce qui est considéré par les autres hommes comme des maux peuvent être neutres voire favorables si la vertu les domine.
Que ceci soit donc clair : il n’y a de bien que l’honnête ; et, à bon droit, nous appelons biens toutes les incommodités que la vertu aura seulement touchées. p. 778.
Le problème est de ne considérer que le corps : c’est l’âme, d’origine divine pour les Stoïciens comme Sénèque, qui doit donner la mesure des choses. Notons la différence à explorer, lorsque Protagoras le Sophiste affirme que “L’homme est la mesure de toutes choses” (Platon, Théétète, 152 a).
Sénèque critique les philosophes “qui réduisent à des syllabes la science la plus magnifique” qu’est la philosophie. Ceux-ci n’enseignent que des petits détails et donnent à la philosophie “l’apparence d’une chose plus difficile que grande.” Socrate, selon Sénèque, recommandait pour être heureux d’accepter d’être méprisé.
La même vertu surmonte la mauvaise fortune et règle la bonne. La vertu ne peut devenir ni plus grande, ni plus petite : elle possède une taille unique. p. 779.
C’est l’idée que tous les biens sont égaux, développée dans le paragraphe suivant. Il faut accepter n’importe quel événement qui se présente, car il suit l’ordre universel qui est fait d’impermanence.
Toute chose qui est ne sera plus : elle ne périra point mais se résoudra. Pour nous se résoudre, c’est périr, car nous ne voyons que ce qui est proche. Notre esprit grossier et livré au corps ne porte pas ses regards jusqu’aux choses dernières ; il supporterait avec plus de courage sa propre fin et celles des siens, s’il avait l’espoir que, comme toutes choses, la vie et la mort vont par alternance, que les composés se dissolvent, que les éléments dissous se recomposent, que dans cette œuvre se trouve présent l’art éternel de Dieu réglant toutes les choses. p. 780.
La présentation de cet ordre universel rappelle l’atomisme d’Épicure : tout ce qui existe est fait d’atomes, soit sous formes simples, soit sous formes composées. Le corps humain est lui-même composé d’atomes. Lorsque ce corps meurt, ses atomes se séparent puis se regroupent dans une autre forme. Ce que nous voyons périr sous nos yeux, c’est-à-dire par l’intermédiaire de nos sens, ne fait que changer, et ce changement est sans fin, éternel.
Qu’une grande âme obéisse à Dieu, qu’elle accepte sans hésitation ce qu’ordonne la loi universelle : ou bien, partie pour une vie meilleure, elle aura au milieu des êtres divins un séjour plus lumineux et plus tranquille ; ou bien, sans subir aucun dommage, elle sera mêlée à la nature et retournera au tout. p. 780.
Nous retrouvons ici la description de la mort faite par Socrate lors de son procès, retranscrit dans l’Apologie de Socrate (40 c) : soit la mort n’a pas d’existence et alors le corps et l’âme se dissolvent tous deux (c’est la conception d’Épicure) ; soit la mort est un changement d’existence pour l’âme, qui migre vers un autre lieu (le monde intelligible des Idées pour Platon). Quoi qu’il arrive, la mort n’est rien pour nous, comme le dit Épicure dans son Manuel.
Il n’y a pas de vérité plus ou moins vraie : soit une affirmation est vraie, soit elle est fausse. De même, il n’y a pas de petite ou de grande vertu, elle ne peut ni augmenter ni diminuer : “la vertu n’a pas de degré.” Il n’y a qu’une seule vertu, qu’un seul bien, et il est donc inadmissible, inacceptable de vouloir établir une hiérarchie des biens.
La vertu juge de tout et n'est jugée par rien. p. 781.
Il faut juger de tout à l’aune de la vertu. Elle est comme une règle qui vérifie la rectitude d’une ligne : la règle ne fléchit pas. Si la ligne fléchissait sous l’influence d’une règle “irrégulière”, elle ne serait plus une droite rectiligne. C’est la vertu qui est la mesure de tout.
Ce n’est pas la matière de ces actes qui les rend bons ou mauvais, mais la disposition vertueuse. Partout où celle-ci apparaît, tout prend même mesure et même valeur. p. 782.
Cette mesure par la vertu peut donner des résultats qui semblent paradoxaux au premier abord. Sénèque donne l’exemple d’un banquet auquel il peut être honteux de participer, alors que l’honneur peut nous placer sur un “chevalet de torture”.
Tel Protagoras et son homme mesure de toutes choses, certains ont un jugement de la vertu qui n’est que relatif à eux-mêmes : ils sont persuadés qu’il est impossible de réaliser ce dont eux sont incapables. Ils jugent d’après leur faiblesse : le voluptueux fuit la sobriété, le paresseux voit le travail comme un supplice.
C’est avec une grande âme qu’il faut juger des grandes choses, autrement nous leur attribuons un défaut qui est nôtre. Ainsi les objets les plus droits, lorsqu’ils ont été enfoncés dans l’eau, prennent pour qui les regarde l’apparence d’être courbés et brisés. Ce n’est pas tant ce que l’on voit, mais la façon de voir qui importe : notre âme voit trouble lorsqu’il s’agit de distinguer le vrai. p. 782.
L’opposition entre la vision des sens et la vision de l’âme est maintes fois évoquée par les philosophes. Platon distingue le monde sensible qui n’est qu’apparence, et le monde intelligible qui est la réalité véritable, celle des Idées. Descartes montre combien nos sens sont trompeurs : des tours carrées paraissent rondes vues de loin et, comme dans l’exemple de Sénèque, le bâton plongé dans l’eau paraît brisé, à cause du phénomène de réfraction de la lumière.
Quand donc on dit qu’un bâton paraît rompu dans l’eau, à cause de la réfraction, c’est de même que si l’on disait qu’il nous paraît d’une telle façon qu’un enfant jugerait de là qu’il est rompu, et qui fait aussi que, selon les préjugés auxquels nous sommes accoutumés dès notre enfance, nous jugeons la même chose. [...] et partant, dans cet exemple même, c’est l’entendement seul qui corrige l’erreur du sens, et il est impossible d’en apporter jamais aucun, dans lequel l’erreur vienne pour s’être plus fié à l’opération de l’esprit qu’à la perception des sens. Descartes, Méditations métaphysiques, Réponses aux Sixièmes Objections.
Pour bien juger des choses, il ne faut pas s’en remettre au seul jugement des sens, mais utiliser l’âme et l'entendement, autrement dit l’âme raisonnable. Le sage peut ainsi tout supporter par l’usage de la raison. Son âme est composée de deux parties : l’une irrationnelle et l’autre raisonnable, dans laquelle se situe le souverain bien. Celui qui pratique la philosophie voit son âme peu à peu s’équilibrer entre ces deux parties, pour parvenir à la stabilité de la sagesse. Cette bipartition de l’âme simplifie la tripartition selon Platon (âmes désirante, irascible, rationnelle) ou selon Aristote (végétative, sensitive, intellective).
Il faut cultiver la vertu pour parvenir aux “sommets” de la sagesse. Lorsque l’homme fait ainsi face aux épreuves, Sénèque préfère parler de celui qui devient de plus en plus un homme de bien grâce à ses efforts, plutôt que de dire qu’il est de plus en plus heureux.
Où est le mal véritable ? C’est seulement si ces affections enlèvent le courage, si elles amènent l’homme à se déclarer esclave, si elles font naître un regret de la situation. [...] En ce domaine notre faute est d’exiger de l’homme en progrès autant que nous exigeons du sage lui-même. p. 784.
Parvenir à la sagesse nécessite du temps. Sénèque prend l’image de la laine qui doit subir plusieurs bains de teinture pour se colorer, pour s’imprégner de la couleur. Il peut sembler facile d’enseigner rapidement ce qu’est la sagesse : il n’y a qu’un seul bien, qu’une seule vertu, qui se situe déjà dans la meilleure partie de nous-même, la raison. Mais dans la pratique, les aspirants à sagesse vont progresser de façons très diverses, plus ou moins rapidement, plus ou moins facilement. Il faut absolument de la constance dans l’effort pour atteindre la sagesse. Le plus important est de vouloir y parvenir.
On ne trouve jamais un aspirant à la sagesse au point où on l’avait laissé. Aussi il faut nous appliquer et persévérer. Il reste encore plus de chemin que nous n’en avons parcouru ; mais pour une grande part le progrès c’est la volonté de progresser. [...] Faisons en sorte que tout le temps soit à nous ; or il ne le sera pas si nous ne commençons d’abord à nous appartenir à nous-mêmes. p. 785.
S’appartenir à soi-même, c’est lutter contre ses passions et les soumettre. Nos ennemis ne sont pas extérieurs, mais intérieurs : “la cupidité, l’ambition, la crainte de la mort”.
Ce qui arrive aux livres dont les feuillets se collent quand on ne les bouge pas, c’est, je crois, ce qui m’est arrivé. Il faut déplier son âme et remuer continuellement ce qu’on y a mis en dépôt, afin que cette richesse soit prête chaque fois que le besoin l’exige. p. 785-786.
Lorsqu’il rédige les Lettres à Lucilius, Sénèque a une soixantaine d’années, et il se suicidera peu de temps après. Jusqu’au bout, il pratique la philosophie en se considérant comme un “aspirant à la sagesse”. Même s’il reste critique envers la doctrine d’Épicure, il applique les recommandations de ce dernier.
Quand on est jeune il ne faut pas remettre à philosopher, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser de philosopher. Car il n’est jamais trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l’âme. Épicure, Lettre à Ménécée.
Il ne faut jamais arrêter de philosopher. Sénèque distingue deux catégories d’hommes : d’un côté, les oisifs qui pratiquent l’otium, exerçant leur esprit par la pratique de la philosophie ; de l’autre, les gens affairés ou occupati, qui sont aliénés par leurs responsabilités et par leurs occupations. Ces derniers ne trouvent jamais le temps du repos, et ne s’accordent jamais la liberté de philosopher : il y a toujours quelque chose à faire, et jamais de temps consacré à être soi-même, à penser. Les occupati pratiquent la procrastination de la raison : ils remettent toujours à plus tard le temps de philosopher.
Toujours en effet nous arriveront de nouvelles occupations ; nous les semons, voici que d’une seule plusieurs surgissent. Alors nous nous accordons un délai : “Dès que j’aurai achevé cela, je m’appliquerai de toute mon âme”, ou encore : “Quand j’aurai arrangé cette ennuyeuse affaire, je me donnerai à l’étude.” Ce n’est point en vacances qu’il faut philosopher, nous devons négliger toutes les autres choses pour nous appliquer à un objet pour lequel nous n’aurons jamais assez de temps, notre vie se prolongeât-elle de l’enfance jusqu’aux dernières limites de l’existence humaine. Interrompre l’étude de la philosophie, c’est presque la même chose que l’abandonner [...]. p. 786.
La mise en garde ci-dessus explique l’image des livres dont les feuillets se collent entre eux si on ne les mobilise pas. Arrêter de philosopher, c’est prendre le risque de devoir tout reprendre à zéro. La pratique quotidienne de la philosophie présente un autre intérêt : la sérénité obtenue.
Chez les imparfaits le contentement s’interrompt, mais la joie du sage est un tissu que n’arrive à rompre aucune cause, aucun coup de la fortune ; partout et toujours la tranquillité demeure. p. 786.
Le sage ne dépend pas d’autrui ; il n’attend pas la faveur de la fortune ou la faveur d’un homme ; sa félicité vient de lui-même ; elle pourrait sortir de l’âme, si elle y était entrée, mais elle y prend naissance. p. 786.
Comme Aristote, les Stoïciens pensent que l’âme a une part d’origine divine. Cette part préexiste dans l’âme et c’est la pratique de la philosophie qui va la renforcer. Le souverain bien est déjà placé dans l’homme (cf. Lettre 71). Le sage ne dépend donc que de ce bien intérieur, et les événements extérieurs, comme ceux qui lui rappellent qu’il est mortel, n’ont pas de prise sur lui. Chez le sage, le mal ne fait que passer “comme un souffle”. L’aspirant à la sagesse doit s’exercer sans cesse pour atteindre un tel état de félicité.
La différence entre l’homme d’une sagesse consommée et celui chez qui cette sagesse est en progrès se trouve la même qu’entre l’homme en bonne santé et celui qui relève d’une grave et longue maladie, pour qui tient lieu de santé un accès de fièvre plus léger ; le convalescent, s’il n’y prend garde, verra son état tout de suite s’aggraver, et le cycle recommencera ; le sage ne peut faire de rechute ni même une simple chute. p. 787.
Si la santé du corps n’est que transitoire et ne peut être garantie par aucun médecin, celle de l'âme, une fois guérie du désir pour les biens extérieurs, est définitive. Le souverain bien (que Sénèque nomme aussi le bien suprême) surpasse tous les bienfaits extérieurs et tous les souhaits des mortels.
Car ce qui peut recevoir une addition est inachevé ; ce qui admet la soustraction n’est pas perpétuel ; celui dont la joie est destinée à n’avoir jamais d’éclipse doit se réjouir en lui-même. p. 787.
La vertu ne peut ni augmenter ni diminuer (voir la notion de hiérarchie des biens dans la lettre 71, et la véritable nature du bien dans la lettre 74) : elle ne peut donc s’additionner ni se soustraire. Elle est ou elle n’est pas, et quand elle est, la joie est définitive, comme la guérison de l’âme.
Sénèque rapporte la comparaison faite par Attale, un Stoïcien romain dont il fut le disciple. Nous sommes tel un chien qui attend les morceaux de nourriture jetés par son maître. Nous avalons tout sans plaisir et attendons passivement la suite.
Sénèque distingue trois classes de personnes. Le sage, déjà rassasié, reçoit avec calme ce qui se présente à lui. Celui qui est de bonne volonté mais demeure encore loin de la sagesse connaît des hauts et des bas : l’ignorance le fait parfois chuter “dans le chaos d’Épicure, le vide sans limite.” La troisième classe comprend les personnes proches de la sagesse sans l’avoir encore atteinte.
[La sagesse] est en vue et pour ainsi dire à la portée de leurs bras ; ces hommes ne sont point ébranlés, ils ne glissent même plus ; sans être encore sur la terre ferme, ils sont déjà dans le port. p. 788.
Le meilleur moyen de prévenir la “chute” est d’exclure de nous abandonner aux affaires, et même de ne point commencer à nous en occuper, pour ne pas avoir à consacrer nos efforts à les interrompre.
Considérer ceux qui pratiquent la philosophie comme des rebelles à toute autorité est une erreur. Le philosophe a une dette envers ceux qui le laissent libre de méditer dans le temps de l’otium, celui du repos loin des affaires et de la politique.
[Cet] homme intègre et pur, qui a quitté la curie, le forum, les fonctions publiques pour une retraite destinée à des choses plus importantes, ressent une véritable affection pour ceux qui lui permettent de vivre ainsi en toute sécurité ; seul il leur rend un témoignage désintéressé et, sans que les pouvoirs s’en doutent, il contracte envers une eux une dette considérable. Le respect et l'admiration qu’il garde pour les précepteurs qui l’ont tiré de chemins impraticables, il les éprouve pour ceux dont la protection lui permet de cultiver l'art du bien. p. 789.
Sénèque semble faire ici son autoportrait. Il a quitté ses fonctions de précepteur auprès de l’empereur Néron et s’est retiré de la vie publique. Il consacre désormais tout son temps à la seule pratique de la philosophie, montrant ainsi l’évolution de sa propre conception de cette discipline. Il reconnaît aussi la “dette considérable” qui le lie à Néron, celui qui a le pouvoir de lui accorder la liberté de philosopher.
Alors que dans son traité De la tranquillité de l’âme, il avait laissé ouverte pour le philosophe la perspective des affaires publiques, il présente dans le traité Du loisir (De otio) écrit vers 61 la retraite studieuse comme le véritable idéal de vie philosophique [...] Note n° 1/p. 789 de l’ouvrage d’E. Bréhier, p. 1334.
Le philosophe doit à l’autorité publique sa protection et la liberté de “cultiver l’art du bien”. Il a donc une dette envers cette autorité.
La philosophie enseigne en premier lieu ce précepte : savoir exactement la dette due aux bienfaits, s’en acquitter exactement ; il arrive parfois que s’en acquitter, c’est simplement la reconnaître. p. 790.
La reconnaissance de dette de Sénèque s’exerce envers Néron. Le philosophe stoïcien sera ainsi le débiteur de l’empereur jusqu’à se suicider sur son ordre.
Sénèque compare Jupiter et “l’homme de bien”, autrement dit le sage. Ce n’est pas la richesse qui différencie Jupiter du sage :
Jupiter possède plus de choses, dont il fait don aux mortels ; mais de deux hommes de bien celui qui se trouve plus riche n’est pas meilleur, de même que si deux personnes savent également l’art d’être pilote, on ne dira pas que l’une est meilleure parce qu'elle possède un vaisseau plus grand et plus beau. p. 791.
Ce n’est pas non plus le caractère éternel de Jupiter qui le rend supérieur au sage mortel dont la durée de vie est comptée :
De deux sages, celui qui est mort le plus âgé n’est pas plus heureux que celui dont la vertu s’est exercée pendant moins d’années, c’est ainsi que la Divinité ne l’emporte pas sur le sage en félicité, si elle l’emporte en durée. p. 791.
Ce qui différencie réellement Jupiter du sage, “c’est d’être la cause universelle qui permet à tous d’user des choses.” Spinoza présente une conception similaire en établissant que “Dieu est cause immanente [...] de toutes choses” (Éthique, I, proposition XVIII). Une autre différence est que, si Jupiter ne peut pas user des richesses qu’il possède par nature, le sage le peut mais il ne veut pas user des richesses et des avantages. Il suit la voie de la frugalité, de la tempérance et du courage.
Sénèque conclut cette lettre en rappelant la part divine de l’âme humaine. Comme chez Aristote, l’âme raisonnable tire son origine du divin qui l’a semée dans l’esprit humain. Il faut cultiver au mieux ces “semences divines”.
Bien cultivées, elles portent des fruits qui correspondent à leur origine ; elles grandissent et égalent les principes d’où elles sont issues ; quand elles sont mal cultivées, tout se passe comme si un terrain humide et marécageux faisait mourir ces semences et produisait de mauvaises herbes en guise de moissons. p. 791.
Il n’existe qu'un seul bien : l’honnête. Notre inquiétude vient de ce que nous jugeons comme étant des biens, alors qu’ils ne dépendent pas de nous, mais du hasard ou d’autrui. Le bien véritable est intérieur et non extérieur à nous-mêmes.
Qui a limité tout bien à l’honnête possède en lui-même la félicité. p. 792.
Nous craignons la maladie ou la perte de nos proches, les “supplices” de l’amour, les tourments liés aux honneurs ou aux richesses. Mais c’est la crainte de la mort qui effraie le plus grand nombre.
Personne ne peut donc être heureux, s’il s’est confié à ce genre d’opinions : n’est heureux en effet que l’homme soustrait à l'inquiétude ; on vit mal au milieu des soupçons. Quiconque s’est beaucoup livré au jeu de la fortune s’est préparé de très grands, d'inextricables sujets de troubles : la seule voie pour se mettre en sûreté consiste à mépriser les choses extérieures et à se contenter de ce qui est honnête. p. 793.
La fortune, autrement dit le hasard, attise la convoitise et le désir pour des choses qui ne conduisent qu’à des joies de courte durée. Notre bonheur finit par dépendre de ce hasard.
Éloignons-nous donc de ces jeux et laissons la place aux pillards : qu’ils considèrent ces biens suspendus au-dessus d’eux et qu’eux-mêmes demeurent à leur égard de plus en plus en suspens. p. 794.
Quiconque décidera d’être heureux doit penser qu’il n’y a qu’un seul bien, qui est l’honnête. Car s’il pense qu’un autre bien existe, il commence par juger mal de la Providence, puisque aux hommes justes arrivent de nombreux événements fâcheux, et puisque les dons qui nous sont faits demeurent éphémères et restreints en comparaison avec la durée du monde entier. p. 794.
L’homme développe une ingratitude envers le caractère transitoire des dons issus de la Providence. Ce terme désigne la détermination par un être divin des finalités de chaque créature et de l’Univers tout entier, accompagnée des moyens pour les réaliser (Morfaux). Soit on juge que cette Providence est plutôt un destin de l’ordre de la fatalité aveugle qui fait haïr les biens fugaces de la vie et craindre la mort qui nous ôterait tout, soit on accepte que cette détermination divine est supérieure à notre volonté, et que le véritable bien est ailleurs.
La cause de cela tient à ce que nous ne sommes point parvenus à ce bien immense, impossible à surpasser, où il est nécessaire que notre vouloir s’arrête, parce que rien n’existe au-delà du tout. p. 794.
La conception des rapports de l’homme avec le divin chez Sénèque est proche de celle de Spinoza. Pour ce dernier, nous ne disposons d’aucun libre arbitre, tout est déterminé par Dieu, c’est-à-dire la Nature, ou encore la Providence pour Sénèque. La liberté authentique est d’accepter que nous soyons pleinement déterminés non par nos désirs, mais par ce dieu cause de toutes choses. Le bien n’est pas ce qui satisfait nos propres désirs, mais la compréhension de cette force qui nous fait persévérer dans notre être, le Conatus. C’est la conception d’un ordre universel qui s’impose, quoi qu’il arrive, à tout, choses comme créatures, y compris les êtres humains. Voilà le bien, voilà l’honnête.
[La vertu] se réjouit du présent et n’a aucun désir pour ce qui est absent ; il n’y a rien qui ne soit grand à ses yeux parce que chaque chose lui suffit. p. 794.
Seul l’homme éprouve du désir pour des choses qui ne lui sont pas nécessaires et qu’il considère comme des biens. Spinoza le résume ainsi : nous ne désirons pas une chose parce que nous jugeons qu’elle est bonne ; nous la jugeons bonne parce que nous la désirons (Éthique, III, IX, scolie). Notre désir trompe notre jugement là où notre jugement devrait orienter notre désir. C’est la lutte de l’âme désirante et de l’âme rationnelle.
Notre suprême félicité ne doit pas être placée dans la chair. Les vrais biens sont ceux que donne la raison : ils sont solides, éternels ; ils ne peuvent faire défaut, ni même décroître ou diminuer. Tous les autres biens ne sont biens que d’après l’opinion [...]. p. 795.
Ces biens selon l’opinion, appelés aussi des avantages, sont dans le vocabulaire stoïcien des “choses préférables” : ce sont la santé, la richesse, la prospérité familiale, la réussite professionnelle, etc. (note n° 3/p. 795, p. 1337). Il faut en user sans en tirer de gloire personnelle. Nous ne sommes que les dépositaires de ces choses.
Qui les possède sans être raisonnable, ne les garde pas longtemps. Car la félicité elle-même, si elle n’est point réglée, s’écroule. Quiconque s’est confié à des biens tout à fait fugitifs en sera vite abandonné, et, en admettant qu’il ne le soit pas, sera affligé par ces biens. p. 796.
Ces simulacres de biens ne durent pas s’ils ne sont pas soumis à la raison. Dans l’histoire de l’humanité, des cités ont perdu leur puissance par “absence de modération”. L’homme doit trouver en lui-même les moyens de se défendre contre les accidents de la fortune (au sens de destin). Tous les événements qui nous arrivent assurent la conservation d’un ordre universel supérieur à l’humain.
Que tout ce qui a plu à Dieu plaise à l’homme ! Pour ce motif que le philosophe s’admire lui-même ainsi que ses propres actions, car il est invincible, il tient ses maux à ses pieds ; grâce à la raison, le plus solide des remparts, il assujettit le hasard, la douleur et l'injustice. Aime donc la raison. Son amour t’armera contre les plus durs événements. p. 796.
“C’est ne rien faire [...] que de déclarer qu'il n’existe pas de bien autre que l’honnête ; une telle défense ne vous mettra point à l’abri de la fortune, ne vous rendra pas libre de tout souci.” p. 797.
La première objection donne en exemple les tourments que peuvent causer les dangers courus par des proches, enfants ou parents. Sénèque répond que même la mort de ceux qui nous sont proches n’ôte pas la vertu en nous : nous ne perdons que le corps de nos amis ou de nos enfants.
[La vertu] n’admet aucune place vide, elle prend l’âme tout entière, elle enlève tout regret, elle se suffit à elle seule, car en elle se trouve la puissance et la source de tous les biens. Qu’importe que l’eau en s’écoulant soit arrêtée ou disparaisse, si la source d’où elle était issue demeure entière ? p. 797-798.
Si nous avons choisi d’être vertueux, la perte d’amis ou d’enfants ne changera pas notre sagesse en plus ou en moins. Le sage ne ressentira aucune perte s’il pratique toujours la vertu : c’est le paradoxe de l’impassibilité du sage. Chez les Stoïciens, l’impassibilité ou apathie (du grec apatheia, de a, privatif et pathos, manière d’être affecté), est l’état de l’âme qui la rend inaccessible au trouble des passions et insensible à la douleur (Morfaux). Sénèque considère que le sage est invulnérable, invincible (“il tient ses maux à ses pieds”, voir ci-dessus), mais pas impassible au sens strict : une distinction est faite entre la douleur éprouvée (voir la troisième objection) et la douleur à laquelle on donne son assentiment.
“Mais quoi ? N’est-on pas plus heureux entouré d’une foule d’enfants et d'amis ?” p. 798.
La seconde objection porte sur un degré plus ou moins important de bonheur selon que l’on est entouré ou non. Sénèque répond d’abord sur cette variation sous-entendue du bonheur. Le souverain bien ne varie ni en grandeur, ni en durée, il persiste toujours dans la même mesure, quels que soient les événements qui nous arrivent.
Qu’une longue vieillesse soit réservée au sage ou que sa fin arrive avant la vieillesse, la mesure du souverain bien est la même, bien que celle de la vie soit différente. Si tu traces un cercle plus grand ou plus petit, la différence de tracé ne concerne que la grandeur de l’espace, non la figure elle-même. Que l'un des cercles ait persisté longtemps et que l’autre ait été tout de suite recouvert et dissous dans la poussière sur laquelle il avait été formé, la même figure a existé dans les deux cas. [...] Prends une vie honnête de cent ans, resserre-la dans le temps que tu voudras, ramène-la en une seule journée : l’honnêteté de la vie ne change pas. p. 798.
Le bonheur a son siège dans la partie divine de l’âme, et il est insensible à tout changement. Ainsi le sage ne craint ni la mort de ses proches, ni la sienne. L’âme vertueuse est en accord avec l’ordre universel : elle trouve l’harmonie dans la vie honnête, par le souverain bien.
Mais quoi ? Le sage n’éprouvera-t-il pas quelque sentiment comparable au trouble ? [...] Ne connaîtra-t-il jamais tous ces phénomènes qui ne naissent pas de la volonté de l’âme, mais apparaissent spontanément comme par une sorte de poussée de la nature ? p. 799.
Le sage peut ressentir le trouble, il n’est pas totalement impassible (voir la réponse à la première objection). Mais il sait que les maux qu’il rencontre ne sont que des faits, et que ceux-ci ne doivent pas l’empêcher de chercher le souverain bien, ni l’interrompre dans cette recherche. Le sage vit et agit dans le présent, sans redouter le futur ni ruminer le passé. Pour le Stoïcien, la seule réalité est dans l’impression sensible.
Qu’est-il de plus fou cependant que d’avoir de l’angoisse pour des événements à venir, et, au lieu de se garder pour les vrais tourments, d’aller chercher des peines et de les appeler à soi ? [...] Pareillement il arrive que des événements anciens et oubliés affligent des âmes volontiers malades qui recherchent des causes de douleur. Cependant les choses passées comme les choses futures n’ont pas d’existence ; nous ne sentons ni les unes ni les autres ; or il n’est point de douleur, si ce n’est à partir de la sensation. p. 800.
BRÉHIER E., SCHUHL P.-M., Les Stoïciens, tome II, Gallimard.
BRÉHIER E, Histoire de la philosophie, PUF.
DESCARTES, Méditations métaphysiques.
GODIN C., La Philosophie pour les nuls.
JAFFRO L., LABRUNE M., Gradus philosophique, Flammarion.
MORFAUX L.-M., Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines.
PLATON, Théétète ; Apologie de Socrate.
SPINOZA, L'Éthique.
France Culture, Podcasts des Chemins de la Philosophie - Sénèque, Lettre à Lucilius (4 épisodes) :
Épisode 1 : Qu'est-ce que la philosophie stoïcienne ?
Épisode 2 : Comment apprivoiser la mort ?
Épisode 3 : Pourquoi mépriser l'argent ?
Épisode 4 : Peut-on se passer de l'amitié ?
Patrick Moulin, MardiPhilo, septembre 2024.
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