On sait ce que j’exige du philosophe : se placer par-delà Bien et Mal, - être au-dessus de l’illusion du jugement moral. Cette exigence est la conséquence d’une considération que j’ai été le premier à formuler : savoir, qu’il n’existe absolument pas de faits moraux. Le jugement moral a ceci de commun avec le jugement religieux qu’il croit à des réalités qui n’en sont pas. La morale n’est qu’une interprétation des certains phénomènes, ou, pour parler plus exactement, une interprétation fausse. Le jugement moral, comme le jugement religieux, ressortit à un stade de l'ignorance où l’idée même de réel, la distinction du réel et l’imaginaire font encore défaut : de sorte qu’à ce stade, le mot de “vérité” désigne tout simplement des phénomènes que nous appelons aujourd’hui “illusions de l’imagination”. Dans ces conditions, il ne faut jamais prendre le jugement moral au mot : comme tel, il ne renferme jamais que du non-sens. Mais il n’en garde pas moins une valeur inestimable en tant que sémiotique : il révèle, au moins pour celui qui s’y connaît, les réalités les plus précieuses des civilisations et des âmes profondes qui n’en savaient pas assez pour se “comprendre” elles-mêmes. La morale n’est qu’un discours codé, qu’une symptomatologie : il faut déjà savoir de quoi il retourne chez elle pour en tirer parti.
Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles, “Ceux qui veulent rendre l’humanité « meilleure »”.
S’il venait à l'esprit d’un disc jockey ou d’un slameur de réaliser un mixage des grandes doctrines philosophiques autour de la morale, il écrirait peut-être dans ses paroles que l’homme est un animal moral toujours en recherche de l’idée suprême du bien et d’une vérité qui se fit loi universelle. C’était compter sans le renverseur de valeurs qu'est Nietzsche. Là où Agnès, dans L'école des femmes de Molière, dit naïvement : “Le petit chat est mort”, l’auteur de Zarathoustra le fait déclamer que Dieu lui-même est mort. Le changement de perspective est quelque peu immense. Dans ce texte, Nietzsche va présenter ses exigences envers celui qui veut philosopher. Lui, le philosophe au marteau, que va-t-il faire subir à cette morale qui semblait le meilleur des guides vers les maximes universelles ? La puissance de juger, si chère à Descartes, exercée dans le domaine de la morale peut-elle nous acheminer vers une meilleure approche du réel ? Enfin, qui dit jugement moral dit énoncé, qui sert a priori à la fois à connaître le monde et à nous connaître nous-mêmes. Dans le monde selon Nietzsche, il va falloir être fort pour braver et traverser ses tempêtes philosophiques.
Dans la première phrase de cet texte, Nietzsche effectue un rappel sur ce qu’est un philosophe, et plus précisément sur ce que lui exige de celui qui veut être un philosophe : “se placer par-delà Bien et Mal”. Le titre du chapitre dont est issu cet extrait est : “Ceux qui veulent rendre l’humanité « meilleure »”. Il se rapporte à ceux qui ont voulu améliorer les hommes au moyen de la morale. Nietzsche donne deux exemples de ces “améliorateurs” : le christianisme et la religion hindoue. Il introduit ces exemples par un premier chapitre où il évoque sa conception du philosophe, en citant les mots du titre d’un de ses ouvrages, antérieur au Crépuscule des idoles : Par-delà bien et mal. La phrase débute par “On sait”, ce qui présuppose implicitement que le lecteur, désigné par cet indéfini pronom, a déjà connaissance de l’exigence de Nietzsche envers celui qui veut être un philosophe. L’allusion, explicite elle, au titre de son précédent ouvrage, induit le fait que cet indéfini lecteur a lu - et compris - Par-delà bien et mal, dont le sous-titre est “Prélude à une philosophie de l’avenir”. C’est donc du philosophe actuel, qui va par sa réflexion contribuer à penser l’avenir, qu’il s’agit. Quelle est alors cette exigence nietzschéenne ? Il faut que le philosophe nouveau soit “au-dessus de l’illusion du jugement moral”. La morale serait donc ce qui détermine ce qui est bien ou mal, autrement dit ce qui est bon ou mauvais pour l’homme, qui va alors l’exprimer sous la forme d’un jugement : juger c’est, étymologiquement, dire le droit - le terme vient du latin judicare, de jus, le droit, et dicere, dire. Nietzsche exige donc du philosophe qu’il dépasse cette expression du droit ou du juste, c’est-à-dire du conforme à la règle, elle-même droite bien entendu. Il importe de préciser ici que le titre complet de l’ouvrage dont est issu cet extrait est Le Crépuscule des idoles ou comment philosopher avec un marteau. L’exigence de Nietzsche envers le philosophe nouveau risque donc de générer quelque casse.
Dans son ouvrage Par-delà bien et mal, paru deux ans avant le Crépuscule des idoles, dont nous étudions ici un extrait, Nietzsche écrit déjà à propos des faits moraux :
Il n’y a pas de phénomènes moraux du tout, mais seulement un interprétation morale des phénomènes. Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 108.
Est-il, comme il l’affirme, le premier à formuler “qu'il n’existe absolument pas de faits moraux” ? Bien avant lui, l’Ecclésiaste proclamait que tout était vanité, et qu’il il ne fallait ni être “juste à l’excès”, ni être “sage outre mesure”. Diogène le Cynique refusait de se conformer à une autre loi que celle de la nature, repoussant ainsi toutes les conventions morales des hommes. Même Kant, l’incarnation du devoir moral, met en doute l’existence d’actions accomplies par pur devoir moral : la moralité serait ainsi pour certains “une simple chimère de l’imagination” (Fondements de la métaphysique des moeurs). Nietzsche est sans doute le premier à l’affirmer - le “formule” - de la façon la plus explicite : “il n’existe absolument pas de faits moraux”. Qui dit absolu, dit qui ne dépend de rien d’autre que de lui. Pourrait-il exister un fait moral “en soi”, indépendant de toute autre chose, comme il existe des atomes indépendamment du physicien qui voudrait les observer ? Pour que le fait, ou le phénomène, soit qualifié de moral, il faut qu’il puisse être considéré comme bon ou mauvais. Cette évaluation du fait s’opère alors relativement à une référence : ce qui est bien ; ce qui est mal. Dépendant d’une référence, le fait n’est plus “absolument” moral, mais “relativement” moral. Il ne peut donc exister de fait moral dans l’absolu. L’exigence de Nietzsche envers le philosophe est qu’il se place “par-delà bien et mal”. Il faut donc que le philosophe dépasse cette illusion du jugement et même du fait moral, dont Nietzsche démontré qu’il n’existe pas dans l’absolu.
Le jugement moral partage avec le jugement religieux un statut de croyance. Les deux se fondent sur ce qu’ils estiment, selon leur point de vue, être la réalité. Celle-ci n’est “en fait” que leur représentation d’une réalité, qui n’a rien d’absolue - que ce soit la représentation ou la réalité représentée -, puisqu’elle est relative, soit à une convention morale, soit à une conception religieuse du monde. Dans Le Gai Savoir, Nietzsche raconte l’histoire du dément qui se précipite dans un marché en criant qu’il cherche Dieu, puis qui déclare que “Dieu est mort” et que ce sont les hommes qui l’ont assassiné.
La grandeur de cet acte n'est-elle pas trop grande pour nous ? Ne nous faut-il pas devenir nous-mêmes des dieux pour apparaître seulement dignes de lui ? Jamais il n’y eut d’acte plus grand, - et quiconque naît après nous appartient du fait de cet acte à une histoire supérieure à ce que fut jusqu’alors toute histoire ! Nietzsche, Gai Savoir, § 125.
La valeur que Dieu représente est une conception religieuse du monde : elle nécessite de croire en une réalité qui n’en pas pas une. Une réalité absolue serait comme un fait absolu, indépendante de toute relativité à un observateur. Le croyant est ici cet observateur d’une réalité relative, et qui peut se révéler “mortelle” si l’on en croit l’histoire du dément : ce Dieu éternel, donc immortel, est mort assassiné par ceux qui se le représentaient comme leur réalité. Le dément émet un jugement moral concernant la dignité humaine : il faut que les assassins soient dignes du Dieu qu’ils ont tués, en devenant dieux eux-mêmes. Et ceux qui naîtront ensuite feront partie d’une histoire supérieure, relativement à celle qui s’est écoulée jusqu’alors. Ce qui est qualifié de fait, ou plutôt de réalité, et qui devient un jugement moral ou un jugement religieux, n’était, n’est, ni ne sera un fait absolu, ni une réalité en soi : tout dépend ici de ceux qui émettent ces jugements moraux ou religieux.
Ainsi, ceux qui émettent un jugement moral établissent une interprétation du phénomène qu’ils observent. Le terme “interprète” vient du latin interpres, qui signifie celui qui explique, mais aussi celui qui est entre deux parties, qui joue le rôle d’intermédiaire, de médiateur, de négociateur (Gaffiot). Si nous appliquons cette dernière signification, posons l’hypothèse que les deux parties en présence sont le phénomène dans la réalité d’un côté, et l’être humain qui observe ce phénomène. Autrement dit, il y a d’une part le phénomène “en soi”, et d’autre part ce qui apparaît à l’observateur, et qui devient une représentation lorsque l’interprétation - le médiateur - intervient pour “expliquer” le phénomène, pour le rendre accessible. Le médiateur est ici non l’observation scientifique d’un phénomène pour en déterminer des lois physiques, naturelles : Galilée observe le mouvement des planètes et en déduit, à la suite de Copernic, que ce n’est pas le Soleil qui tourne autour de la Terre, mais bien l’inverse, absolument. Le médiateur est la morale : il s’agit de déterminer si le phénomène observé relève du bien ou du mal, du bon ou du mauvais, notions toutes relatives comme nous l’avons vu précédemment. Dans la culture française, finir son assiette lorsqu’on est invité chez quelqu’un est jugé comme bon : le message de l’assiette terminée jusqu’à la dernière miette est interprété comme l’expression que la nourriture offerte était délicieuse. Dans la culture chinoise ou indienne, finir complètement son assiette est interprété comme l’expression qu’il n’y avait pas assez de nourriture. La morale interprète le phénomène, mais dans un éventuel absolu moral, aucune interprétation ne serait juste dans cet exemple d’une assiette totalement vidée. Selon Nietzsche, toute interprétation morale d’un phénomène est fausse. L’interprétation morale n’est pas la réalité véritable : il n’y a ni faits, ni phénomènes moraux, “mais seulement un interprétation morale des phénomènes.” Et qui plus est, celle-ci est erronée.
Si la morale n’est qu’une interprétation fausse, c’est qu’elle correspond à “un stade de l’ignorance”. L’ignorance est l’absence de connaissance : le mot vient du latin ignorare, de in- privatif et noscere, connaître. Pour Platon, l’ignorance absolue est le pire des maux : c’est ignorer que nous ignorons, et pourtant croire savoir. Lorsque Socrate dit sa proclamation d’ignorance - “ce que je sais, c’est que je ne sais pas” -, il est conscient de son ignorance. C’est alors une ignorance sainte, qui nous conduit à rechercher la connaissance et surtout à remettre en question ce que nous pensons savoir. Le stade d’ignorance où se situent les jugements moraux et religieux relève-t-il d’une ignorance absolue ou d’une ignorance consciente ? Nietzsche le décrit comme un stade où il y a un défaut dans la distinction entre le réel et l’imaginaire, et dans la représentation même de ce qu’est le réel. S’il y a représentation du réel, c’est qu’il y a la croyance de connaître le réel : ce n’est donc pas une ignorance consciente, puisqu’on croit savoir. Mais ce savoir se fonde sur l’interprétation du réel, dont nous venons de voir, pour ce qui ressort de la morale, que c’est “une interprétation fausse”. Nous croyons connaître sur la base d’une interprétation fausse, donc nous pensons savoir alors que nous ne savons pas : l’ignorance est absolue. Nous ne savons pas distinguer le réel de l’imaginaire : notre jugement moral s’établit sur une ignorance. Dans ce niveau d’ignorance, ce qui est nommé comme vérité n’est qu’une illusion. Nous nous imaginons le réel, autrement dit nous en faisons une image qui représente pour nous la vérité. Cette “vérité” se fonde sur une interprétation fausse : comment pourrait-elle être “la” vérité ? C’est une illusion, une fausse croyance, basée sur une fausse interprétation du réel. Avec cette illusion - venue du latin illudere, se jouer, se moquer de -, notre imagination nous joue des tours.
La “vérité” issue du jugement moral - comme celle émanant du jugement religieux - n’est donc qu’une illusion, où notre imaginaire nous porte à croire à une réalité dont nous ignorons la fausseté, mais dont nous sommes intimement persuadé qu’elle est vraie. Nietzsche nous met en garde : nous ne devons jamais prendre cette réalité illusoire au pied de “sa” lettre. Ce que dit littéralement le jugement moral n’a rien d’une vérité : le contenu brut du jugement moral est insensé. C’est le doute qui doit être privilégié, devant ce jugement moral si assuré de sa vérité.
Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou. Nietzsche, Ecce homo, “Pourquoi je suis si avisé”, § 4.
Lorsque Descartes use du doute hyperbolique pour rejeter en bloc toute pseudo certitude que lui aurait apporté ses sens trompeurs, ou les préjugés qui lui ont été inculqués par l’enseignement et par l’expérience, il veut quitter toute certitude qui rend insensé, qui na pas de sens, qui n’a pas de vérité. Il quittera ainsi toutes ces vérités construites avec tant d’assurance qu’elles empêchaient jusqu'alors de découvrir la réalité véritable du Cogito. Douter l’a préservé de la folie qu’est l'ignorance absolue. Avant lui, Platon montrait, avec sa célèbre allégorie, la folie qu’était la certitude des prisonniers de la Caverne de croire que la seule vérité résidait dans ces ombres projetées sur la paroi. C’est cette même certitude insensée qui les entraînera à tuer celui d’entre eux qui est sorti de la Caverne pour contempler la véritable réalité. Le fou n’est pas celui qui a été libéré des chaînes de l’illusion de l’imagination, mais celui que cette illusion a aliéné, qui a perdu la raison au profit de sa croyance, établie comme une certitude incontestable. Le jugement moral, tel qu’il est énoncé, n’a pas plus de sens que ces ombres caverneuses.
Le jugement moral n’a pas de sens en tant que tel, pourtant il est loin d’être inutile. S’il était nul et non avenu, le jugement moral n’aurait pas plus d’effet que s’il n’avait jamais existé. Son existence, du fait qu’il est prononcé, émis, se manifeste par la production de signes. Nietzsche a suivi des études de philologie et l’a aussi enseignée. La philologie est la science de l’étude du langage, “d’une langue particulière du point de vue phonétique, grammatical et littéraire” (Morfaux). Le philologue va examiner dans le langage à la fois le contenu - ce qui est dit - et l’expression - comment cela est dit. Ferdinand de Saussure, contemporain de Nietzsche établit que “le signe linguistique est arbitraire”. Il distingue dans le signe linguistique - le mot décrivant quelque chose ou quelqu’un - le concept ou signifié, et son image acoustique ou signifiant. Lorsque nous utilisons le mot “arbre”, il se rapporte au concept d’arbre - un végétal avec des racines, un tronc et des branches en hauteur - et l’image acoustique du mot “arbre” - le son émis ou pensé. L’arbitraire du signe, c’est que le mot prononcé “arbre” n’a aucun lien avec le concept : dans une autre langue, le son du signe pourra être “tree” (anglais), “baum” (allemand), “árbol” (espagnol), “isihlahla” (zoulou), etc. Si le jugement moral n’existe pas, il ne peut être la cause d’aucun effet. Si un jugement moral est énoncé, il va d’abord produire des signes, puis ces signes vont faire l’objet d’une interprétation. Si les signes linguistiques sont arbitraires, cette interprétation va être aussi arbitraire : elle dépendra de celui qui l’établit. Prenons l’exemple du commandement biblique “Tu ne tueras point”. C’est une injonction qui peut signifier au premier abord un jugement moral : tuer est mal, autrement dit est contraire à la morale. Si nous le prenons comme tel, a-t-il un sens : qu’est-ce qu’il ne faut pas tuer ? Pourquoi ? Il semble évident qu’il ne faut pas tuer un autre être humain, pourtant le commandement ne l’exprime pas implicitement. Pourquoi ne devons-nous pas tuer autrui, et surtout dans quelles circonstances s’applique cette injonction ? En temps de guerre, le militaire a le droit de tuer son ennemi. Jusqu’en 1981, l’État français, donc le peuple souverain, avait le droit de tuer un criminel en appliquant la peine de mort. Nous voyons ici que, comme tel, le jugement moral - en l’occurrence le commandement “Tu ne tueras point” - est un non-sens : il faut le contextualiser pour tenter de “bien” le comprendre, sinon nous risquons de “mal” agir. Nietzsche nous éclaire : si nous dépassons ce non-sens en devenant un médecin à la recherche de signes pour établir un diagnostic, ce jugement moral aura “une valeur inestimable”. Saussure présente la sémiologie comme une “théorie générale des signes” (Morfaux), que nous venons de survoler avec les notions de signifié et de signifiant. Le Docteur Nietzsche, sémiologue, affirme l’immense intérêt d’analyser ce qui est véritablement énoncé dans l’arbitraire du jugement moral. Voici ce diagnostic, cette révélation : ce n’est pas le réel qui est exprimé dans le jugement moral, c’est la réalité, telle que ceux qui énoncent ce jugement se la représente. C’est la culture même “des civilisations et des âmes profondes” qui s’exprime. Le commandement “Tu ne tueras point” exprime la représentation biblique de la valeur humaine : Dieu a donné la vie à l’homme, seul Dieu peut la lui reprendre. A ce stade “d’ignorance”, la civilisation biblique ne connaît pas Thanatos, la pulsion de mort théorisée des siècles plus tard par Freud. Elle n’en sait “pas assez” pour comprendre une des origines possibles de cette pulsion contenue en chaque être humain. Ce qui n’exclut pas que le Thanatos freudien ne nécessite pas encore un nouveau recours à la sémiotique.
Comment faire alors pour tirer de ces jugements moraux insensés un savoir qui permettent de commencer à comprendre ? Le jugement moral a une valeur parce qu’il a un sens caché. Il faut faire parler les signes, dans un langage qui puisse devenir intelligible. Le langage est déjà par lui-même un code, régi par des conventions : de l’orthographe, de la grammaire, de la syntaxe. Il peut même se complexifier, avec les figures de style, la rhétorique, les métaphores, etc. C’est le “Va, je ne te hais point” du Cid de Corneille, où Chimène dit son amour à celui qui vient de tuer son père, Rodrigue, pour venger l’honneur du sien. La litote fait entendre d’abord la haine, puis la forme négative décode cette haine en son opposé, l’amour. Aimer celui qui vient de tuer son propre père peut-il être moral ? Si la réponse est non, il faut alors transformer l’aveu en un message codé. C’est dans cet esprit que Nietzsche le sémiologue, nous encourage à analyser les symptômes que présente la morale, pour “en tirer parti”, c’est-à-dire mieux comprendre ce qui est dit véritablement : quelle valeur a vraiment cette valeur morale mise en avant dans le jugement du même nom ? C’est là que resurgit l’exigence envers le philosophe :
Nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, nous les hommes de la connaissance, et nous sommes nous-mêmes inconnus à nous-mêmes. A cela il y a une bonne raison : nous ne nous sommes jamais cherchés, - pourquoi faudrait-il qu’un jour nous nous trouvions ? C’est à juste titre qu’on a dit : “là où est votre trésor, là aussi est votre coeur” ; notre trésor à nous est là où se tiennent les ruches de notre connaissance. Nietzsche, Généalogie de la morale, Avant-propos, § 1
Si le philosophe veut acquérir une connaissance, il lui faut aller chercher plus loin que lui-même, plus loin que la morale. Le problème du philosophe n’est pas de former des jugements moraux, de déterminer ce qui est bien ou mal. Nous voyons ici que le crépuscule des idoles s’abat aussi sur des grands penseurs antiques comme Platon, pour qui le Bien en soi était la valeur suprême. Nietzsche philosophe avec un marteau, il n’y a donc rien d’étonnant à ce que des pans entiers de la philosophie s’écroulent. Pour “savoir de quoi il retourne” dans la morale et comment “en tirer parti”, le philosophe va devoir se faire aider dans cette sémiotique, dans ce décodage massif :
Toutes les sciences doivent désormais préparer la tâche à venir du philosophe : tâche en ce sens que le philosophe doit résoudre le problème de la valeur, déterminer la hiérarchie des valeurs. Ibid., Premier traité, § 17.
Il ne s’agit plus pour le philosophe de déterminer ce qui est bien ou mal, mais de “se placer par-delà” : il lui faut trouver la valeur de la valeur. Le jugement moral est le symptôme, il faut trouver la maladie qui en est à l’origine, et, s’il existe, le remède. Les philosophes, “ceux qui veulent rendre l’humanité « meilleure »” comme le dit l’intitulé du chapitre dont est extrait le texte étudié, doivent changer de perspective. La seule perspective morale n'est qu’une illusion. Il faut interpréter cette interprétation pour la comprendre. Toute morale est un préjugé dont il faut se défaire, mais aussi se servir.
Ma tâche, préparer à l’humanité un instant de la plus grande prise de conscience, un grand midi où elle regarde en arrière et en avant, où elle sort de la domination du hasard et des prêtres et pose pour la première fois dans son ensemble la question du pourquoi ? et du en-vue-de-quoi ? Nietzsche, Ecce Homo, “Pourquoi j’écris de si bons livres”, “Aurore”, § 2.
Nietzsche résume ici sa tâche de philosophe : détacher l’humanité de l’injonction morale, des “il faut”, “je dois”, etc. pour changer de perspective, et se questionner véritablement. Il faut quitter la folie de la certitude pour rejoindre le doute salvateur. Mais il faut aussi quitter l’illusion de trouver la “bonne” interprétation : ce monde est infini, il est donc fort possible, comme l’affirme Nietzsche dans le Gai Savoir, “qu’il renferme en lui des interprétations infinies” (§ 374). Si la vérité est ailleurs, elle est peut-être même hors de notre monde, en tant que vérité au singulier.
Nous voilà parvenus au bout de cette tempête philosophique, de cet ouragan de la pensée qu’est Nietzsche. Nous avons atteint une rive, mais la traversée est sans doute loin d’être achevée. Si nous reprenons le journal de bord de notre périple, qu’avons-nous pu croiser et découvrir ? La philosophie incarnée par le philosophe doit dépasser la morale et ses frontières artificielles du Bien et du Mal. Rien n’y est absolu, tout y est relatif. Jugement moral et jugement religieux partage le même frêl esquif de la vérité illusoire, de l’ignorance, cette fois-ci absolue, de la réalité. Mais tout n’est pas perdu dans ce royaume de la croyance. S’il faut dépasser le Bien et le Mal, il faut aussi dépasser le sens apparent, qui est non-sens en réalité, du jugement moral. Celui-ci a quelque chose à dire, mais pas dans son fond. Il nous parle de ceux qui l’ont conçu et énoncés, de ces “âmes profondes” qui croyaient connaître le monde et se connaître elles-mêmes. Le philosophe est un sémiologue : c’est le Champollion des hiéroglyphes moraux, qui doit s’armer de la pierre de Rosette de la philosophie véritable, celle qui renverse les valeurs anciennes à coup de questionnement, à coup de “pourquoi” perpétuels. Nietzsche rejoint Baudelaire dans son Voyage, pour “Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ? / Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !”
Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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