Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Comprendre un homme, la vie d’un homme, c’est d’abord, pour nous, tâcher de tirer au clair quelles sont ses idées. p. 9.
[Ces] idées, qui sont véritablement des “croyances”, constituent le fond solide de notre vie et n’ont pas le caractère d’un contenu particulier qui serait situé à l’intérieur de celle-ci. En d’autres termes, ce ne sont pas des idées que nous avons, mais des idées que nous sommes. p. 11.
Entre nous et nos idées il y a donc toujours une distance infranchissable : celle qui va du réel à l’imaginaire. Par contre, nous sommes inséparablement unis à nos croyances. C'est ce qui nous permet de dire que nous les “sommes”. p. 20.
[Entre] les croyances de l’homme actuel, une des plus importantes est sa croyance en la “raison” de l’intelligence. [...] Notre croyance se réfère à la chose intelligence, en général, et cette foi n’est pas une idée sur l’intelligence. p. 21.
Le monde de la fantaisie, de l’imagination, c’est la poésie. [...] Pour bien se rendre compte de ce que sont pour nous les idées, de leur rôle primordial dans la vie, il faut avoir le courage de rapprocher la science de la poésie, plus qu'on ne l’a osé jusqu’à présent. Je dirai donc [...] que la science est beaucoup plus proche de la poésie que de la réalité, que sa fonction dans l’organisme de notre vie ressemble beaucoup à celle de l’art. Sans doute, en comparaison d’un roman, la science paraît être la réalité même, mais en comparaison de la réalité authentique on s'aperçoit que la science tient du roman, de la fantaisie, de la construction mentale, de l’édifice imaginaire. p. 23.
Le doute n’est pas un “non croire” opposé au “croire”, ce n’est pas non plus un “croire que non”, opposé à un “croire que oui”. [...] Ce qui nous empêche de bien comprendre le rôle que joue le doute dans notre vie, c’est cette présomption qu’il ne nous place pas devant une réalité. Et cette erreur provient à son tour de ce que nous méconnaissons ce que le doute a de commun avec la croyance. S’il suffisait de douter de quelque chose pour que ce quelque chose disparaisse devant nos yeux, en tant que réalité, ce serait bien commode.[...] Le doute, en somme, c’est être dans l’instable, comme tel : c’est la vie au moment du tremblement de terre, d’un tremblement de terre permanent et définitif. p. 26.
Lorsque tout nous manque autour de nous, il nous reste du moins cette possibilité de méditer sur ce qui nous fait défaut. L’intellect est l’instrument le plus prochain sur quoi l’homme puisse compter, il l’a sans cesse sous la main. Tant qu’il croit, il ne s’en sert pas, car l’effort est pénible, mais dès qu’il tombe dans le doute, il s’y raccroche comme à une bouée de sauvetage. p. 28.
[Il] y a des choses ridicules qui doivent être dites, et c’est à cela que sert le philosophe. [...] Et ne croyez pas que cette mission soit si facile à accomplir. [...] De là vient qu’il importe à l’humanité de profiter de l’héroïsme particulier des philosophes. p. 30.
[L’homme] est par-dessus toute chose un héritier. Et c’est cela, ce n’est rien d’autre, qui le différencie radicalement de l’animal. Or, avoir conscience d'être un héritier, c’est avoir la conscience historique. p. 37.
Celui qui croit possède la certitude précisément parce qu’il ne se l’est pas forgée pour lui-même. La croyance est une certitude dans laquelle nous nous trouvons sans savoir comment, ni par où nous y sommes entrés. Toute foi est reçue. p. 49.
La vie nous est donnée, puisque nous ne nous la donnons pas à nous-mêmes ; nous nous trouvons en elle de but en blanc, et sans savoir comment. Mais elle ne nous est pas donnée toute faite, il nous faut la faire ; chacun la sienne. La vie est une tâche. p. 55.
[Le] croire n’est pas une opération de mécanisme “intellectuel”, c’est une fonction du vivant, comme tel, la fonction par laquelle il oriente sa conduite, sa tâche. p. 57.
[L’échec] de la raison physique laisse la voie libre à la raison vitale et historique. p. 73.
La vie humaine [...] n’est pas une chose, elle n’a pas une nature, et par conséquent, il faut se résoudre à la penser selon des catégories, selon des concepts distincts de ceux qui nous expliquent les phénomènes de la matière. p. 76.
Renonçons allègrement, courageusement, à cette commodité de présumer que le réel est logique, et reconnaissons que la seule chose logique est la pensée. p. 85.
La nature est une interprétation transitoire que l’homme a donnée à ce qu’il rencontre devant lui dans sa vie. p. 87.
J’invente des projets de faire et d’être en vue des circonstances. C’est là, en effet, la seule chose qui me soit donnée : la circonstance. On oublie trop souvent que l’homme est impossible sans l’imagination, sans la capacité de s’inventer une figure de vie ; de concevoir l’idée du personnage qu’il va être. L’homme est le romancier de soi-même, original ou plagiaire. p. 92.
Il me faut choisir entre ces possibilités. Pour autant, je suis libre. Mais entendons-nous bien, je suis libre de force, je suis libre que je le veuille ou non. La liberté n’est pas une activité exercée par un être lequel, à part de celle-ci et avant de l’exercer, a déjà une existence fixe. Être libre veut dire manquer d’identité constitutive, n’être pas assigné à un être déterminé, pouvoir être autre que ce qu’on était et ne pas pouvoir s’installer une fois pour toutes dans aucun être déterminé. La seule chose fixe et stable qui soit dans le fait d’être libre, c’est l’instabilité constitutive. p. 92.
Devant nous se présentent les multiples possibilités d’être, mais derrière nous se trouve ce que nous avons été. Et ce que nous avons été agit d’une façon négative sur ce que nous pouvons être. [...] “[Avoir] été quelque chose” est la force qui, de la façon la plus automatique, empêche de l’être. p. 97.
Pour comprendre quelque chose d’humain, personnel ou collectif, il est nécessaire de raconter une histoire. Tel homme, telle nation fait telle chose et il ou elle est tel parce que auparavant il a fait telle autre chose ou il a été de telle autre façon. La vie ne devient quelque peu transparente que devant la raison historique. p. 102.
Le passé n’est pas là, à sa date, mais ici, en moi. Le passé, c’est moi, je veux dire, ma vie. p. 110.
L’homme, séparé de lui-même, se rencontre avec lui-même comme réalité, comme histoire. Et pour la première fois, il se voit contraint de s’occuper de son passé, non pas par curiosité ni pour trouver des exemples normatifs, mais parce qu’il n’a pas autre chose. On ne prend les choses au sérieux que lorsqu’en vérité elles vous font défaut. p. 117-118.
La raison historique [...] n’accepte rien comme un pur fait, mais elle rend tout fait fluide dans le fieri [devenir] d’où il provient : elle voit comment se fait le fait. p. 119.
La génération [...] n’est autre chose que la structure de la vie humaine à chaque moment. On ne saurait tenter de savoir ce qui, en vérité, s’est passé entre telle et telle date, sans reconnaître d'abord à quelle génération cela est arrivé, c’est-à-dire à l’intérieur de quelle figure d’existence humaine cela s’est produit. Un même fait arrivé à deux générations différentes est une réalité vitale, et par conséquent historique, complètement distincte. p. 125-126.
Dans la mesure où je sais que je suis en vous, il est évident que mon être, mon existence, se fond avec la vôtre, et dans cette stricte mesure je sens que je ne suis pas seul, mais que je suis avec vous, en somme que je suis accompagné ou en société : mon vivre est une coexistence. p. 134.
Tout homme voudrait être les autres, et voudrait que les autres fussent lui. p. 136.
Vivre, c’est toujours, qu’on le veuille ou non, être dans une conviction quelconque, croire quelque chose sur le monde et sur soi-même. Mais ces convictions, ces croyances peuvent être négatives. Un des hommes les plus convaincus qui aient foulé notre terre, c’est Socrate, or il était convaincu qu’il ne savait rien. Eh bien, la vie de crise consiste en ce que l’homme n’a que des convictions négatives. p. 148.
Mes opinions consistent à répéter ce que j’entends dire à autrui. Mais quel est cet autre, ou quels sont ces autres à qui je confie la tâche d’être moi-même ? [...] Eh bien… ce sont “les gens”. [...] Les gens, c’est un moi irresponsable, le moi de la société, ou social. Et en vivant de ce que l’on dit, en en remplissant ma vie, j’ai substitué au moi-même que je suis dans ma solitude un moi qui est “les gens”, je me suis fait “les gens”. Au lieu d’être ma vie authentique, je cesse de la vivre en l’altérant. p. 156.
L'animal est sans cesse au-dehors, l’animal est sans trêve l’autre, le paysage. Il n’a pas de chez lui, d’intérieur, et pour autant il n’a pas de soi-même. [...] Par contre, il est donné à l'homme de ne pas être sans cesse hors de lui, dans le monde, il lui est donné de “se retirer du monde” et de se recueillir en lui-même. [...] L’homme est l’animal retiré, recueilli en lui-même. p. 158-159.
Presque toutes les grandes philosophies sont parties de deux postulats : 1° que les choses, en outre du rôle qu’elles jouent dans leur relation immédiate avec nous, ont en elles-mêmes une seconde réalité occulte et plus importante que leur réalité immédiate et publique, une réalité latente, que nous appelons leur être. [...] 2° que l’homme est fait pour découvrir cet être des choses. / Si incroyable que cela paraisse, les philosophies du passé ne se sont pas posé la question [...] de savoir si ces deux postulats sont solides. p. 168.
La vie de chacun est la seule chose qui existe pour lui, c’est la réalité radicale, et par là même d’un sérieux inexorable. Chacun, bon gré mal gré, doit se justifier à lui-même l’emploi qu’il en fait. S’il fait ceci ou cela, c’est pour une raison. Nous ne saurions supposer que se livrer à l’occupation intellectuelle se passe de justification, tandis qu’il faut se justifier de se consacrer au jeu d’échecs ou à l’ivrognerie. Nous sommes dans le pur arbitraire. p. 170.
[L’homme moyen actuel] a reçu tant de pensées qu’il ne sait plus quelles sont celles qu’il pense effectivement, celles qu’il croit, et il s’habitue à vivre de pseudo-croyances, de lieux communs, d’intellectualismes, parfois extrêmement ingénieux, mais qui falsifient son existence. De là vient l’inquiétude, l’altération profonde que traînent dans le secret de leur âme tant de vies d’aujourd’hui. p. 176.
L’homme fait de l’histoire parce que, devant le futur qui n’est pas en sa possession, la seule chose qui soit à lui, c’est son passé. Il n’a rien d’autre sous la main, c’est la nacelle dans laquelle il s’embarque vers l’inquiétant avenir. p. 188.
Quand tout nous manque autour de nous, nous nous rendons compte que rien de tout cela n’était, en vérité, l’authentique réalité, l’important, le décisif : la réalité, qui pour chacun est au-dessous de toutes les autres apparences, est sa vie individuelle. p. 203.
ORTEGA Y GASSET, J., Idées et croyances, Paris, Stock, 1945.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, juillet 2025.
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