Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement qui n’y a point de part essaie de les combattre. Les pyrrhoniens qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie, et qu’elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes, pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre, pour vouloir les recevoir.
Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n’en eussions, au contraire, jamais besoin, et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment ! Mais la nature nous a refusé ce bien ; elle ne nous a, au contraire, donné que très peu de connaissances de cette sorte ; toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement.
Pascal, Pensées, B. 282.
Pascal considère que la grandeur et la dignité de l’homme réside dans sa capacité à penser. Mais ce “roseau pensant” (Pensées, B 347), ce “néant à l’égard de l’infini”, ce “tout à l’égard du néant” (Pensées, B 72), doit d’abord travailler à bien penser. Il rejoint ainsi le “bon sens” de Descartes, dont nous disposons tous, mais dont il nous faut user de la manière la plus adéquate. Penser, c’est chercher à comprendre, à connaître ce qui nous entoure et ce qui est en nous. Il faut donc déterminer comment connaître au mieux cette vérité, et obtenir ces certitudes qui nous feront penser bien. Quelles sont alors les voies possibles de la connaissance ? Ces voies nous permettent-elles d’espérer accéder à quelque certitude ? Enfin, de quoi nous a doté la nature pour que nous puissions aller ainsi vers la connaissance de la vérité ?
Cette Pensée de Pascal débute par la présentation d’une thèse relative à la théorie de la connaissance et à la notion de vérité. L’être humain dispose de deux voies d’accès vers la vérité : la raison et le coeur. En philosophie, l’usage courant veut que la raison soit ce qui nous distingue en tant qu’être vivant. Pour Aristote, l’homme est un animal doué de raison. Chez son maître Platon, la partie la plus noble de l’âme est sa fonction raisonnante, qui domine - et doit dominer chez celui qui se veut philosophe - sur les fonctions impétueuse et désirante (voir l’article Platon, République IV - La tripartition de l’âme). Pourtant, Pascal nous donne cet avertissement :
Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison. Pascal, Pensées, B 253.
Si nous ne devons pas - ni ne pouvons - laisser notre raison “de côté”, il faut prendre garde à ne pas nous en remettre totalement à elle. L’accès à la vérité nous est certes, pour une part, garantie par notre faculté à raisonner, à analyser, à démontrer, à déduire, à conclure ; mais une autre part de la vérité est accessible par une voie qui n’est pas celle de la raison : celle du coeur. Il faut ici bien comprendre la signification de ce terme chez Pascal. Le terme “coeur” vient du latin cor, qui a plusieurs significations : au sens propre : viscère (le coeur anatomique) ; au sens figuré : siège du sentiment ; intelligence, esprit, bon sens (Gaffiot). Si le coeur en tant qu’organe corporel ne semble pas être le sujet de cette pensée pascalienne, le sens figuré du terme correspond quant à lui au sens donné ici à ce terme :
(Sens ancien, tombé en désuétude, et qui donne lieu à de fréquents contresens) : intelligence intuitive, opposée à l’entendement, au raisonnement discursif. A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie.
Il y a donc d’un côté le coeur, intelligence intuitive, et de l’autre la raison, intelligence discursive. Nous pouvons également ajouter au terme “coeur” ces deux précisions sur le sens que lui donne Pascal : le coeur est le siège de la connaissance immédiate et de la conscience morale (Glossaire établi par Marc Escola dans l’édition Flammarion des Pensées). La connaissance de la vérité par le coeur est celle des “premiers principes”. Nous reviendrons plus loin sur ces principes, puisque Pascal en expose quelques exemples dans la suite du texte étudié. Retenons ici que ces principes premiers, cette vérité fondamentale connue seulement par le “coeur”, ne sont pas attaquables par la raison. Cette vérité est d’un autre ordre que celle de la raison. Le “combat” n’est pas perdu d’avance, il est tout bonnement impossible : la vérité de coeur est totalement distincte de la vérité de raison, la vérité de coeur est indémontrable, autrement dit inaccessible à la raison, même par la force de la démonstration. En effet, si les principes sont premiers, c’est qu’ils ne peuvent pas être l’objet d’une déduction, qui leur ôterait alors leur nature originelle.
Les pyrrhoniens, autrement dit ceux qui prônent et pratiquent le scepticisme le plus radical, se refusent à énoncer une vérité, et même à avoir une opinion. Leur “objet” est de tout mettre en doute, en affirmant que rien ne peut être connu avec certitude. Notons au passage ce paradoxe : lorsque les sceptiques affirment que rien n’est vrai, disent-ils là une vérité, ou bien, comme ils le défendent, cette affirmation, comme toutes les autres, n’a-t-elle rien de vrai non plus ? Toujours est-il que, pour l’auteur des Pensées, le combat des pyrrhoniens contre la vérité des premiers principes est inutile.
Pascal évoque ensuite l’argument du rêve : nous pouvons distinguer entre l’état de veille et celui du sommeil, et ainsi savoir “que nous ne rêvons point”. Dans ses Méditations métaphysiques, Descartes, cherchant la vérité, décrit l’expérience du rêve, après celles des “insensés”, des “fous” au cerveau “troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile” :
Toutefois j’ai ici à considérer que je suis un homme, et par conséquent que j’ai coutume de dormir et de me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables, que ces insensés, lorsqu’ils veillent. [...] Mais en y pensant soigneusement, je me ressouviens d’avoir été trompé par de semblables illusions. Et m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices concluants, ni de marques assez certaines par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil [...]. Descartes, Méditations métaphysiques, I.
Dans cet extrait, Descartes exprime un doute quant à la vérité de ce qu’il perçoit, jusqu’à ne plus différencier la veille du sommeil et donc du rêve. Pourtant, même s’il s’avoue “sceptique” face à tout ce qu’il perçoit, il parvient néanmoins à une certaine vérité. En considérant les choses les plus simples et les plus générales, il découvre des choses vraies comme l’étendue (la place dans l’espace), le nombre ou “le temps qui mesure leur durée”. Ces “choses fort simples et fort générales” relèvent de l’arithmétique et de la géométrie, et “contiennent quelque chose de certain et d’indubitable”. Revoici la vérité.
Car, soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatre côtés ; et il ne semble pas possible que des vérités si apparentes puissent être soupçonnées d’aucune fausseté ou d’incertitude. Ibid.
Devant ces vérités, nous savons effectivement que nous ne rêvons pas, ou plus précisément, peu importe que nous rêvions ou que nous soyons éveillés. Ces vérités ne peuvent pas être démontrées par la raison. Le principe premier du carré est d’être une figure à quatre côtés, n’en déplaise à la raison ici inopérante. Les sceptiques peuvent toujours tenter de mettre en doute ces vérités premières, mais ce doute ne pourra avoir “raison” de leur certitude. Les vérités que nous connaissons par le coeur sont claires et distinctes, pour utiliser les qualificatifs cartésiens, et donc elles sont des certitudes, des connaissances certaines.
Pascal expose ce que sont les principes premiers, qui constituent la connaissance de la vérité par le coeur. Ce sont l’espace, le temps, le mouvement, les nombres. La connaissance obtenue par le coeur, c’est-à-dire par l’intelligence intuitive est “aussi ferme” que celle obtenue par la raison, intelligence discursive ou encore démonstrative, déductive. Avant de poursuivre, examinons, parmi ces principes premiers énumérés par Pascal, la conception de celui de l’espace, telle que d’autres philosophes ont pu l’exposer. Dans les Principes de la philosophie, Descartes, pour qui le corps est une substance étendue (en longueur, largeur, et profondeur), donne une définition de l’espace que le corps occupe, le “lieu intérieur”. Il précise ainsi que le corps et l’espace qu’il occupe “ne sont différents que par notre pensée” (Principes de la philosophie, II, 10). Le principe premier de l’espace n’a donc pas besoin de notre raison pour être, pour exister. Pour bien comprendre que c’est notre pensée qui établit une distinction entre une chose étendue et l’espace qu’elle occupe, Descartes prend l’exemple d’une pierre. Si nous retirons à cette pierre ces différentes caractéristiques ou qualités (dureté, couleur, pesanteur, etc.), il ne reste plus que l’espace qu’elle occupait auparavant.
Après avoir ainsi examiné cette pierre nous trouverons que la véritable idée qui nous fait concevoir qu'elle est un corps consiste en cela seul que nous apercevons distinctement qu'elle est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur ; or, cela même est compris en l'idée que nous avons de l'espace, non seulement de celui qui est plein de corps, mais encore de celui qu'on appelle vide. Ibid., II, 11.
Ce vide laissé par la pierre et l’étendue (ou espace) occupée par cette pierre ne diffèrent que parce que nous faisons usage de notre raison. Le principe premier de l’espace est présent avant même que nous ayons raisonné. Nous retrouvons cette même représentation, antérieure à l’usage de l’entendement, chez Kant :
Si vous supprimez peu à peu du concept d’expérience que vous vous faites d’un corps tout ce qui s’y trouve d’empirique, la couleur, la dureté ou la mollesse, la pesanteur, même l’impénétrabilité, il reste pourtant encore l’espace qu’il occupait (alors qu’il a, lui, entièrement disparu) et que vous ne pouvez supprimer. [...] Il vous faut donc, convaincu par la nécessité avec laquelle ce concept s’impose à vous, convenir qu’il possède sa place dans votre pouvoir de connaître a priori. Kant, Critique de la raison pure, Introduction.
Ainsi donc, avant même que notre entendement, autrement dit notre raison, intervienne, le concept d’espace est déjà présent a priori. Quelque chose nous fait connaître le concept d’espace sans que nous ayons à utiliser la raison. Ce quelque chose est la connaissance immédiate, intuitive, à laquelle nous accédons grâce à notre “coeur”.
La raison est l’intelligence discursive : elle analyse, explique, définit, déduit, démontre, et manifeste tout cela dans un discours. Ce discours de la raison, c’est le logos :
[...] le logos est la raison comme faculté humaine ou divine, la raison comme principe du raisonnement, comme argument, comme proposition [...]. L.-M. Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines.
Pour pouvoir construire son discours, son logos, la raison doit prendre la connaissance des principes premiers comme fondation. C’est ce que nous retrouvons dans la structure des syllogismes. Ceux-ci se composent de deux prémisses ou propositions, qui aboutissent à une conclusion logiquement et nécessairement vraie : c’est la démonstration par déduction. Pour autant, parvenir à une vérité implique que ce qui la précède est aussi vrai. Il est ainsi classique de considérer que la première prémisse d’un syllogisme est elle-même la conclusion logiquement et nécessairement vraie d’un syllogisme antérieur. Cependant, remonter de syllogisme en syllogisme reviendrait alors à une “régression à l’infini”, dans l’espoir vain de découvrir la première des prémisses, la proposition originelle et vraie. Aristote réfute cette régression à l’infini dans ses Seconds analytiques :
Mais si il n’est pas possible de connaître les prémisses premières, il n’est pas possible non plus de connaître absolument et au sens propre ce qui en découle, mais on le connaît hypothétiquement en supposant que ces prémisses sont vraies. Aristote, Seconds Analytiques, 72 b.
Les prémisses premières sont les principes premiers, la connaissance absolue que nous ne pouvons obtenir que par la vérité issue de l’intelligence intuitive, du coeur. Alors, les fondations étant ainsi posées “fermement”, la raison peut commencer à construire son raisonnement.
Pascal nous fournit deux exemples de cet enchaînement des vérités du coeur et de celles de la raison : l’espace et les nombres. Nous avons vu précédemment les trois dimensions de l’espace - la longueur, la largeur et la profondeur -, et le caractère intuitif de cette connaissance, avec les éclairages de Descartes et de Kant sur la représentation a priori du concept d’espace. L’intelligence intuitive saisit l’infini des nombres. En effet, nous ne pouvons que concevoir avec la raison la notion d’infini, mais il nous est impossible de nous la représenter. Ceci est similaire au cas du chiliogone - polygone complexe à mille côtés - de Descartes.
Que si je veux penser à un chiliogone, je conçois bien à la vérité que c’est une figure composée de mille côtés, aussi facilement que je conçois qu’un triangle est une figure composée de trois côtés seulement ; mais je ne puis imaginer les mille côtés d’un chiliogone, comme je fais les trois d’un triangle ni, pour ainsi dire, les regarder comme présents avec les yeux de l’esprit. Descartes, Méditations métaphysiques, VI.
Les “yeux de l’esprit” sont impuissants à pouvoir réaliser une représentation précise d’une figure géométrique à mille côtés. Tenter de nous représenter l’infini au moyen de la simple raison est donc voué à un échec bien plus immense. Pourtant, si la raison consent à se fonder sur la vérité du coeur sur l’infini des nombres, alors elle peut procéder à des démonstrations comme celle montrant qu’il n’est pas possible de trouver un carré double d’un autre carré.
Deux voies sont donc possibles pour accéder à la connaissance de la vérité. D’une part, celle de l’intelligence intuitive, qui nous permet de connaître par le sentiment et par instinct les principes premiers de la vérité. D’autre part, celle de l’intelligence déductive, discursive, qui va établir des propositions qui aboutiront à des conclusions, toutes aussi certaines que le sont les principes premiers.
Ces deux voies, si elles aboutissent chacune à des vérités certaines, diffèrent tant de par leur nature qu’il est impossible de se servir de l’une pour démontrer ou réfuter les vérités de l’autre. L’intelligence discursive ne peut subordonner son consentement à la vérité d’un principe premier en imposant au préalable une démonstration au moyen d’un raisonnement : comment imposer de démontrer ce qu’est l’espace, l’infini, au moyen de quelles preuves ? De même, l’intelligence intuitive ne peut exiger que les démonstrations de la raison soient soumises au ressenti d’une intuition : comment avoir le sentiment que Socrate est mortel si nous ne démontrons pas que tout homme est mortel, et que nous avons bien la preuve que Socrate est un homme. Les voies du coeur et de la raison sont impénétrables l’une à l’autre, tout autant que celles d’un Dieu peuvent l’être pour les êtres humains en pleine crise de foi.
L’impuissance à faire consentir la raison aux vérités du coeur, ainsi que celle de rendre recevable par le coeur la vérité de la raison est effective. La raison est sans pouvoir face aux vérités du coeur. La raison doit quitter son orgueil de toute-puissance illusoire et faire preuve d’humilité devant l’intuition, la connaissance immédiate des vérités du coeur. Cet aveu de faiblesse de la raison ne signe pourtant pas le renoncement à pouvoir accéder à une quelconque certitude. La vérité n’est pas l’apanage de la raison, ni même notre instruction. Instruire, c’est, étymologiquement, l’action de ranger, de mettre en ordre (latin instructio). Lorsque Descartes applique sa méthode ( voir l’article La “Méthode” selon Descartes), il ordonne les éléments qu’il a auparavant pu concevoir clairement et distinctement, et qu’il a pu atteindre par la raison au moyen de l’analyse. Il dispose alors ses éléments selon “l’ordre des raisons”, qui diffère d’un ordre “naturel”. Il semble qu’ici la raison seule applique sa “puissance”, pourtant, voici comment il définit l’ordre “dans la façon d’écrire des géomètres” :
L’ordre consiste en cela seulement, que les choses qui sont proposées les premières doivent être connues sans l’aide des suivantes, et que les suivantes doivent être disposées de telle façon qu’elles soient démontrées par les seules choses qui précèdent. Descartes, Réponses aux secondes objections [contre les Méditations métaphysiques].
Si nous considérons les “principes premiers” décrits par Pascal, et que nous les appliquons en tant que “choses qui sont proposées les premières”, nous voyons que nous sommes bien en présence d’une connaissance. Celle-ci se distingue bien des propositions qui découlent de ces “choses premières” : en effet, les “choses premières” sont connues sans démonstration, sans nécessité de connaître ce qui va suivre au moyen de la raison. La raison n’a pas de place dans la connaissance des “choses premières”, en l’occurrence ici des “principes premiers”. Ce qui nous instruit originellement n’est pas la raison, mais l’intelligence intuitive, autrement dit nos connaissances premières viennent “du coeur et de l’instinct”. Notons aussi que, dans la réponse de Descartes, la raison intervient bien à la suite du coeur : les choses ou propositions suivantes sont déduites et démontrées en se fondant sur les propositions premières. Les connaissances de la raison ainsi obtenues par déduction nous instruisent effectivement, mais elles sont les “servantes” des connaissances premières du coeur.
Pascal évoque la possibilité que nous ayons été créés avec la capacité de tout connaître immédiatement, par le coeur et par l’instinct. Nous aurions pu ainsi nous dispenser totalement de la raison pour accéder à la connaissance. L’intuition aurait été notre seule instructeur. Guidé par le seul instinct et par les sentiments éprouvés, notre connaissance aurait été à l’abri du besoin de la raison. Pourtant, Dieu, autrement dit la Nature ne nous a pas créé ainsi. Pascal reprend ici l’équivalence exprimée par Spinoza entre Dieu et la Nature : “Deus sive Natura”. Pour l’auteur de L’Éthique, Dieu (ou donc la Nature) est cause de toutes choses, et la cause de nos modes d’accès à la connaissance vient donc de ce créateur suprême. Le choix de la Nature ne s’est pas porté sur un mode d’accès unique à la connaissance par l’intuition. Nous avons ainsi un accès à ces connaissances immédiates et intuitives, mais il est très réduit. Pour acquérir toutes les connaissances qui ne relèvent pas du “coeur”, nous devons retourner à notre condition humaine, à notre nature d’animal “doué de raison”, tel que nous définit Aristote. Nous connaîtrons ainsi la vérité “non seulement par la raison”, mais aussi - et il importe de préciser “pas seulement" -, par le coeur.
Dans ce texte issu des Pensées, Pascal expose sa thèse sur notre mode d’accès à la connaissance de la vérité. Deux voies s’offrent à nous : celle de la raison, c’est-à-dire de l’intelligence discursive, déductive ; et celle du coeur, autrement dit de l’intelligence intuitive, de l’instinct. La raison, qui semble de prime abord la voie royale vers la connaissance, n’est qu’une des voies d’accès à la connaissance. Elle n’est pourtant pas en mesure d’affronter la voie de la vérité du coeur, quand bien même les adeptes de Pyrrhon tentent en vain de l’affronter avec les armes du scepticisme. Les deux voies, du coeur et de la raison, sont aussi certaines l’une que l’autre. Pourtant, la raison doit reconnaître sa faiblesse : c’est sur les principes premiers obtenus par le coeur et par l’instinct que doit se fonder tout discours de la raison. “Les principes se sentent, les propositions se concluent”. Toute démonstration s’appuie d’abord sur les vérités premières de l’intelligence intuitive, de ce sentiment d’une connaissance certaine. Dans notre recherche de la connaissance, la Nature nous a doté de ces deux voies d’accès, différenciées et impénétrables l’une à l’autre. Mais, si nous pouvons acquérir de nombreuses connaissances au moyen de notre raisonnement, nous n’avons que bien peu de connaissances par instinct et par sentiment. Cette faiblesse de roseau nous invite donc à user au mieux de notre faculté de penser, que ce soit par la raison comme par le coeur.
Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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