Si la musique adoucit les moeurs, l’éthique et la morale se fondent étymologiquement sur elles. Pourtant, nous serions sans doute un peu interloqués si l’on substituait aux comités d'éthique, qui ont fait florès ces dernières années, des comités de morale. Il est vraisemblable que quelques boucliers intellectuels se dresseraient devant cette possible atteinte aux libertés fondamentales. Du moraliste éthique au moralisateur despote, il n’y a peut-être qu’un “pas”. Le père et le fils d’Aristote portait le même prénom : Nicomaque. Pourtant, l'Éthique à (ou de) Nicomaque ne serait qu’un cahier de notes en vue d’un exposé oral. Toujours est-il qu’Aristote va nous y faire découvrir des termes étranges comme l’eudémonisme ou la téléologie, qui n’est pas un média regardé dans son chez-soi en restant sur son Kant-à-soi. Nous ferons ensuite nos devoirs avec le sus-nommé professeur Kant, grand adepte de l’impératif, et catégorique sur les questions de morale. Enfin, Paul Ricoeur établira l’acte notarié de succession de ces deux illustres penseurs de l’éthique et de la morale. Ainsi, notre seule volonté sera à même de décider ou non d’accepter cet immense héritage.
La conception de la morale selon Aristote va nous conduire à explorer plusieurs notions. Tout d’abord, la morale aristotélicienne relève d’une éthique eudémoniste. L’éthique, étymologiquement, concerne les moeurs, éthê en grec, et mores en latin, qui donnera la morale. C’est aussi ce qui concerne le comportement, la conduite qu’adopte des individus : l’éthologie étudie les comportements sociaux des animaux, mais aussi l’étude des comportements humains. Konrad Lorenz, biologiste et zoologiste autrichien, montrera notamment que les jeunes oies cendrées vont considérer le premier être vivant qu’elles verront en sortant de leur oeuf comme une figure maternelle. C’est ainsi qu’une photo célèbre le montre nageant avec des oies qu’il a lui-même fait naître et élevées. Le terme “eudémonisme” vient du grec eu, bon, et daimon, démon au sens de destinée individuelle (Morfaux). Souvenons-nous ici du démon de Socrate, dont la voix divine se faisait entendre pour l’arrêter s’il allait faire quelque chose qu’il aurait eu tort de faire (Platon, Apologie de Socrate, 40 a). Voici la définition du terme “eudémonisme” :
Doctrine qui, identifiant la vertu et le souverain bien avec le bonheur, considère que la fin de l’action morale consiste dans la recherche du bonheur. Morfaux., Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines.
Aristote considère que tout être (et toute chose) tend à s’accomplir en vue d’une fin : c’est l’entéléchie, du grec enteles, accompli, et telos, fin. C’est le mouvement qui fait d’un être en puissance - la graine d’un arbre - un être en acte - l’arbre lui-même, une fois développé à partir de la graine. C’est la téléologie, la doctrine qui explique tout phénomène naturel par des finalités divines ou humaines (Morfaux). Ainsi, l’homme est moral en puissance :
Aucune des vertus morales ne naît naturellement en nous. [...] Pour tout ce qui nous est donné par la nature, nous n’obtenons d’elle que des dispositions, des possibilités ; c’est à nous ensuite de les faire passer à l’acte. Aristote, Éthique à Nicomaque.
Nous ne naissons donc pas naturellement vertueux, ni naturellement parfaits. Nous sommes vertueux (et parfaits) en puissance. La fin que nous devons poursuivre par l’action, morale est de devenir vertueux, c’est-à-dire tendre vers la perfection : en grec, le mot utilisé pour désigner la vertu est arétè, qui signifie excellence ou perfection. La vertu, en tant qu’excellence, est la finalité que nous poursuivons en nous conduisant moralement. Cette conception se retrouve dans la notion de Conatus chez Spinoza (voir le terme Conatus dans le Carnet de Vocabulaire) :
L’effort (conatus) par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose. Spinoza, Éthique, III, proposition VII.
L’homme a cette particularité d’être doté d’une âme raisonnable, en complément de l’âme végétative commune avec les plantes et de l’âme sensible des animaux. Sa fin est donc de “persévérer” pour accomplir cette disposition d’âme. Il doit tendre vers la vertu. Aristote explique ce qu’est cette vertu, synonyme de perfection et d’excellence.
[...] la vertu, de même que la nature, l’emporte en exactitude et en efficacité sur toute espèce d’art ; dans de telles conditions, le but que se propose la vertu pourrait bien être une sage moyenne. Je parle de la vertu morale qui a rapport avec les passions et les actions humaines, lesquelles comportent excès, défaut et sage moyenne. Par exemple, les sentiments d’effroi, d’assurance, de désir, de colère, de pitié, enfin de plaisir ou de peine peuvent nous affecter trop ou trop peu, ce qui est mauvais dans les deux cas. Mais si nous éprouvons ces sentiments au moment opportun, pour des motifs satisfaisants, à l’endroit de gens qui le méritent, pour des fins et dans des conditions convenables, nous demeurerons dans une excellente moyenne, et c’est là le propre de la vertu : de la même manière qu'on trouve dans les actions excès, défaut et juste moyenne. Ainsi donc la vertu se rapporte aux actions comme aux passions. [...] La vertu est donc une sorte de moyenne [médiété] puisque le but qu’elle se propose est un équilibre entre deux extrêmes. Aristote, Op. cit.
La vertu, c’est le juste milieu. Pour bien comprendre la notion de “médiété”, Aristote donne notamment l’exemple du courage : l’excès du courage est la témérité ; le défaut de courage est la lâcheté. Dans le domaine des passions - ce que nous subissons - il faut éprouver le sentiment “au moment opportun”. Ce moment, cette occasion à saisir, c’est, en grec, le kairos. Le nom vient du dieu Kairos, dieu de l'occasion opportune, opposé à Chronos, le dieu du temps. Prenons l’exemple de la colère : si je me révolte devant une injustice avérée, ma colère est opportune ; si je me mets en colère parce que le serveur met trop de temps à me servir alors que le restaurant est rempli de clients, ma colère est inopportune. De même, si je n’exprime pas ma colère devant cette injustice avérée, ce “défaut” de colère est aussi inopportun. Dans le domaine de l’action, celui de la raison et de la volonté, il faut également saisir le moment opportun. Comme la vertu est “une disposition acquise volontaire”, il faudra agir “au moment opportun” pour que notre action s’inscrive bien dans la “médiété”, dans cette juste et sage moyenne.
Pour Aristote, le souverain bien, c’est le bonheur. Il nécessite rien d’autre que lui-même pour être complet. Il correspond à cette âme raisonnable, cette partie de l’homme qui est “la plus haute”. Le bonheur se situe dans la vie contemplative, théorétique. Les sciences théorétiques concernent la connaissance pure : la philosophie, les mathématiques, la logique, la physique. La vertu est ici associée à la sagesse. La vie contemplative du sage est caractérisée par l’autarcie : il se suffit à lui-même.
Certes le sage, le juste, comme tous les autres hommes, ont besoin de ce qui est indispensable à la vie ; et même, si munis qu’ils soient d’une façon suffisante de ces biens extérieures, il leur faut encore autre chose : le juste a besoin de gens à l’endroit de qui et avec qui il pourra manifester son sens de la justice ; il en va de même de l’homme tempérant et de l’homme courageux et de tous les autres représentants des vertus morales ; mais le sage, même s’il est laissé à lui-même, peut encore se livrer à la contemplation et plus sa sagesse est grande, mieux il s’y consacre. Aristote, Op. cit.
Le sage aurait donc même la capacité à dépasser le statut d’animal politique conféré à l’homme par Aristote : cet animal qui est fait pour vivre en société - la polis ou cité - pourrait arriver à se suffire à lui-même lorsqu’il parvient à l’excellence. Terminons cette morale aristotélicienne par la capacité du Stagirite (surnom donné à Aristote, né à Stagire) à générer ce qui deviendra des proverbes. Il faut du temps et de la persévérance - pour persévérer dans son être, aurait dit Spinoza -, et de la pratique pour devenir vertueux et sage.
Encore faut-il que ce soit dans une existence qui atteint sa fin, car une seule hirondelle ne fait pas le printemps, non plus qu’un seul beau jour. Or de la même façon, la félicité et le bonheur de sont pas donnés non plus en un seul jour, ni même en peu de temps. [...] Ainsi, c’est en bâtissant qu’on devient bâtisseur et en jouant de la cithare qu’on devient cithariste. De la même façon, c’est donc aussi en exécutant des actes justes que nous devenons justes, des actes tempérants qu’on devient tempérant et des actes courageux qu’on devient courageux. Aristote, Op. cit.
Nous pourrions voir ici une nouvelle fable, celle du forgeron - le bâtisseur - et de l’hirondelle. Aristote préfigure Simone de Beauvoir, ou la paraphrase en quelque sorte : on ne naît pas moral, on le devient.
Mon premier est le devoir, mon second est ce qui est moral, et mon tout est Emmanuel Kant. Et mon tout est l’auteur de l’impératif catégorique :
Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs.
Nos actions sont guidées par notre volonté. Mais nous pouvons vouloir quelque chose qui ne soit pas moral, c’est-à-dire que tous les être humains ne pourraient pas vouloir la même chose, en même temps. Prenons l’exemple de Robin des bois. Celui-ci, d’après la légende, volait aux riches pour donner aux pauvres. A priori, cela semble plutôt moral : il n’est pas juste que les richesses ne soient pas réparties équitablement entre les êtres humains. Supposons que tout le monde fasse comme Robin des bois : le risque serait alors que, à un moment donné, les riches deviennent pauvres, et les pauvres deviennent riches. Si nous nous en tenons à la maxime qui dit que nous devons voler aux riches pour donner aux pauvres, il va falloir voler les pauvres devenus riches, pour donner aux riches devenus pauvres. Tant que nous n’introduisons pas la notion d’équité, il va nous falloir voler sans cesse pour satisfaire cette logique circulaire impossible par ailleurs à satisfaire. Si nous fondons la maxime de notre action sur la loi universelle qui pourrait être formulée ainsi : “A chacun selon ses besoins”, nous allons pouvoir agir équitablement. Une répartition des richesses équitable est juste, donc morale. Robin des bois pourrait vouloir agir d’après cette maxime universalisable : il volerait aux riches pour donner aux pauvres, jusqu’à ce que les richesses soient réparties équitablement. Mais voler est-il moral, même si l’on s’appelle Robin des bois ? Ou alors il faut rebaptiser le hors-la-loi de la forêt de Sherwood en Direction générale des impôts, et le (la) faire dépendre de l’État via le ministère des Finances.
Si nous pouvons vouloir agir moralement, c’est parce que nous sommes des animaux raisonnables, selon la définition d’Aristote. Nous sommes doués de raison, c’est-à-dire que nous avons la capacité de raisonner, et de ne pas suivre nos instincts comme le ferait un animal non humain. Pour autant, nous ne sommes pas des êtres purement rationnels, qui n’agiraient que selon la raison et rien d’autre. La plupart d’entre nous voit leur capacité à raisonner laisser place à leurs instincts, lorsque nos pas nous amènent par hasard devant la vitrine alléchante d’une pâtisserie. Kant suit la conception de Platon, qui distingue le monde intelligible et le monde sensible.
Si j’étais simplement membre du monde intelligible, mes actions seraient donc parfaitement conformes au principe de l’autonomie de la volonté pure ; si j'étais simplement un élément du monde sensible, elles devraient être tenues pour totalement conformes à la loi naturelle des désirs et des inclinations, par conséquent à l’hétéronomie de la nature. (Dans la première perspective, elles reposeraient sur le principe suprême de la moralité ; dans la seconde, sur celui du bonheur.) Kant, Métaphysique des moeurs.
Si nous étions des êtres purement rationnels, membres du monde intelligible, la vitrine de la pâtisserie n’aurait aucun effet sur notre raison pure. Il y aurait d’ailleurs fort à parier que ni cette vitrine, ni même cette pâtisserie n’existeraient : un être purement rationnel se nourrit purement rationnellement ; il consulte l’intelligence artificielle sur son smartphone pour savoir ce qu’il doit manger pour vivre, il ne vit pas pour manger comme l’avare de Molière. L’être rationnel du monde intelligible est totalement autonome : il se régit pas ses propres lois. Il est suprêmement moral. Si nous étions des éléments du monde sensible, nous n’aurions sans doute pas non plus l’occasion de croiser une pâtisserie sur notre chemin uniquement guidé par l'instinct et les lois naturelles. Nous pourrions certes agir, mais sans qu’aucune volonté n’émane de nous, en dehors de la volonté extérieure de la nature. Là où il n’y a ni volonté, ni raison, il n’y a pas de morale, et surtout la morale ne signifie rien pour celui qui est totalement soumis à “l’hétéronomie” de la nature : la loi, nomos, vient de l’autre, hetero. Notons, dans une synthèse hardie, que si, pour Sartre, l’enfer c’est les autres ; pour Kant, le bonheur c’est l’autre, c’est-à-dire la nature.
Si le monde sensible a pour fin le bonheur via la loi naturelle, le monde intelligible n’est pas sans apporter une certaine réjouissance à Kant.
Deux choses remplissent le coeur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi.[…] Le premier spectacle, d’une multitude innombrable de mondes, anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale qui doit rendre la matière dont elle est formée à la planète (à un simple point dans l’univers), après avoir été pendant un court espace de temps (on ne sait comment) douée de la force vitale. Le second, au contraire, élève infiniment ma valeur, comme celle d’une intelligence par ma personnalité dans laquelle la loi morale me manifeste une vie indépendante de l’animalité et même de tout le monde sensible [...].Kant, Critique de la raison pratique.
Dans cette autre présentation des mondes sensible et intelligible, Kant décrit le sentiment commun qu’il éprouve devant ces deux infinis. Dans le monde sensible, l’infini de l’univers, perceptible par la contemplation d’un ciel étoilé, rappelle que l’être humain est fini et éphémère. Il se réduit “à un simple point dans l’univers” ; sa vie ne dure que “pendant un court espace de temps”. Cet infini, contemplé par une nuit claire, se retrouve dans le monde intelligible : c’est la loi morale. L’homme se transcende, dépasse sa finitude et sa fugacité lorsqu’il agit par devoir, selon la loi morale. C’est le sens de l’universalité évoquée dans l’impératif catégorique : ce qui est universel transcende l’individu, dépasse le seul être humain qui agit, parce qu’il agit moralement.
Mais, si la loi morale nous élève à l’infini, il faut se souvenir que nous ne sommes pas des être purement rationnels, agissant toujours conformément au devoir parce que c’est ainsi qu’est constituée notre essence. Nous sommes des êtres raisonnables, chez qui subsiste, encore et toujours “des désirs et des inclinations”. Alors, pouvons-nous agir réellement uniquement par devoir, en étant totalement désintéressé ?
Je veux bien, par amour de l'humanité, accorder que la plupart de nos actions soient conformes au devoir ; mais si l’on en examine de plus près l’objet et la fin, on se heurte partout au cher moi, qui toujours finit par ressortir ; c’est sur lui, non sur le strict commandement du devoir, qui le plus souvent exigerait l’abnégation de soi-même, que s’appuie le dessin dont elles résultent. [...] à certains moments [...] on doute que quelque véritable vertu se rencontre réellement dans le monde. Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs.
Kant n’est pas dupe de cette humanité dont il espère la moralité. Il faudrait agir par devoir, uniquement par obligation morale, et avec comme seule intention d’agir selon la morale. Hors, le plus souvent nous agissons conformément au devoir, et non seulement par devoir. Kant a-t-il ici une intuition freudienne, en attribuant au “cher moi” des intentions qui finissent toujours “par ressortir” ? Pressent-il le “retour du refoulé” de la psychanalyse, lorsque l’inconscient exprime ses pulsions dans le rêve ou les actes manqués ? Toujours est-il que l’action désintéressée, l’acte gratuit par devoir ne semble pas être la règle majoritaire. Le simple respect du devoir n’est pas la seule motivation des actions, sembleraient-elles des plus morales. Kant revêt alors les habits de Descartes, et laisse le doute s’insinuer “quant” à la réalité de l’existence de la vertu. Ne serait-elle alors qu’une Idée dans le ciel platonicien ?
Un article paru il y a des années dans une revue infirmière avait ce titre quelque peu provocateur : “Parler d’éthique ça fait chic, parler de morale ça fait toc”. L’éthique semble ainsi une sorte d’attitude philosophique noble, emplie de réflexions humanistes, et la morale paraît surannée, venue d’un autre temps où les écoliers apprenait chaque jour par coeur la morale du maître écrite à la craie sur le tableau noir. Dans la circulaire du 17 novembre 1883, Jules Ferry, alors Ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, détaille la mise en application de la loi du 28 mars 1882 sur l’enseignement primaire obligatoire, pour ce qui concerne l’instruction morale et civique.
La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d'une part, elle met en dehors du programme obligatoire l'enseignement de tout dogme particulier, d'autre part elle y place au premier rang l'enseignement moral et civique. L'instruction religieuse appartient aux familles et à l'église, l'instruction morale à l'école. J. Ferry, Circulaire du 17 septembre 1883.
L’école publique est laïque. C’est la séparation de l’Église, et de toute religion, de l’État. La religion ne peut être, dans une république, la seule source de la morale. C’est donc aux instituteurs qu’il revient d’enseigner la morale, puisque la volonté de la loi du 28 mars 1882 est de fonder l’éducation nationale sur les “notions du devoir et du droit que le législateur n'hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer.” La conclusion de la circulaire est assez édifiante - devrions-nous dire “instructive” ? -, sur les représentations de l’école publique par la population de l’époque. Voici comment Jules Ferry s’adresse, et lance un appel vibrant, à “Monsieur l’Instituteur” :
Il dépend de vous, Monsieur, j'en ai la certitude, de hâter par votre manière d'agir le moment où cet enseignement sera partout non seulement accepté, mais apprécié, honoré, aimé, comme il mérite de l'être. Les populations mêmes dont on a cherché à exciter les inquiétudes ne résisteront pas longtemps à l'expérience qui se fera sous leurs yeux. Quand elles vous auront vu à l'œuvre, quand elles reconnaîtront que vous n'avez d'autre arrière-pensée que de leur rendre leurs enfants plus instruits et meilleurs, quand elles remarqueront que vos leçons de morale commencent à produire de l'effet, que leurs enfants rapportent de votre classe de meilleures habitudes, des manières plus douces et plus respectueuses, plus de droiture, plus d'obéissance, plus de goût pour le travail, plus de soumission au devoir, enfin tous les signes d'une incessante amélioration morale, alors la cause de l'école laïque sera gagnée, le bon sens du père et le cœur de la mère ne s'y tromperont pas, et ils n'auront pas besoin qu'on leur apprenne ce qu'ils vous doivent d'estime, de confiance et de gratitude. Ibid.
La mission de l’instituteur est de convaincre un peuple, encore sans doute très attaché à un enseignement religieux, du bien-fondé de l’école publique et laïque. Il faut rassurer ces citoyens que certains - l’Église ? - ont voulu effrayer devant l’influence de cette instruction débarrassée de toutes croyances “personnelles, libres et variables”. La morale enseignée par les instituteurs va rendre les enfants plus respectueux, plus obéissants, plus travailleurs et plus soumis. L’“amélioration morale incessante” va achever de convaincre l’intelligence du père - le “bon sens” - et les sentiments de la mère - son “coeur”. En ce qui concerne l'égalité femme-homme et la lutte contre les stéréotypes par contre, ce n’est pas gagné. Telle qu’elle est représentée ici, effectivement, la morale, ça fait toc, à nos yeux contemporains d’un siècle et demi plus tard. Notons malgré cela l’effort immense et le progrès qu’a dû constituer ce changement de paradigme - de modèle -, passant de la domination de la croyance à la liberté de conscience “des maîtres et des élèves”, et à l’accès à des connaissances “ communes et indispensables à tous.” Finalement, la morale, ça n’est pas si mal.
Abordons à présent la question de l’éthique, sans doute plus chic, en étudiant les liens et les différences que Paul Ricoeur établit entre celle-ci et la morale.
Qu’en est-il maintenant de la distinction proposée entre éthique et morale ? Rien dans l’étymologie ou dans l’histoire de l’emploi des termes ne l’impose. L’un vient du grec, l’autre du latin ; et les deux renvoient à l’idée intuitive de moeurs, avec la double connotation que nous allons tenter de décomposer, de ce qui est estimé bon et de ce qui s’impose comme obligatoire. Ricoeur, Soi-même comme un autre, septième étude, “Le soi et la visée éthique”’.
L’étymologie des mots “éthique” et “morale” a la même base : le grec ethikos vient de ta éthê ; le latin moralis vient de mores ; tous deux signifient les moeurs. Le terme “moeurs” possède un sens neutre : c’est l’ensemble observable des usages communs à un pays (les us et coutumes qui donnent le droit coutumier) ou à un groupe humain (les pratiques en usage) ou encore à une espèce animale (le comportement des abeilles par ex.). Il peut aussi avoir un sens connoté d’un jugement moral d’approbation ou de désapprobation : les bonnes ou les mauvaises moeurs. L’article 6 du Code civil mentionne cette notion :
On ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l'ordre public et les bonnes moeurs. Code civil, Titre préliminaire : De la publication, des effets et de l'application des lois en général. (Article 6 disponible sur Legifrance).
L’article provient de la loi du 15 mars 1803, sous l’impulsion de Bonaparte, alors premier Consul, et est toujours en vigueur. Le jugement moral va porter ici sur ce qui est bon ou mauvais. Nous retrouvons la première connotation évoquée par Ricoeur, “ce qui est estimé bon”, ainsi que la seconde, le caractère obligatoire, puisque le Code civil s’applique à tous les citoyens français. Pour pouvoir différencier morale et éthique, Paul Ricoeur va préciser ce qu’il entend par ces termes.
C’est donc par convention que je réserverai le terme d’éthique pour la visée d’une vie accomplie et celui de morale pour l’articulation de cette visée dans des normes caractérisées à la fois par la prétention à l’universalité et par un effet de contrainte [...]. On reconnaîtra aisément entre visées et normes l’opposition entre deux héritages, un héritage aristotélicien, où l’éthique est caractérisée par sa perspective téléologique, et un héritage kantien, où la morale est définie par le caractère d’obligation de la norme, donc par un point de vue déontologique. Ibid.
L’éthique est l’objectif que nous souhaitons atteindre : une vie accomplie. Reste encore à définir ce que serait exactement une vie accomplie, et si cette définition peut être commune, voire universalisable (voir l’article Une « Vie accomplie » – Aider à mourir quand la vie n’a plus de sens ? ). La morale est l’ensemble des règles et des normes que nous devons tous suivre. La règle, la norme, la loi sont universelles : elles s'appliquent à tous les membres du même groupe, du même État, voire du Monde. Elles nous contraignent à agir d’une certaine manière. Nous sommes des héritiers de l’éthique d’Aristote et de la morale de Kant, autrement dit de la téléologie et de la déontologie, et, encore dit autrement, de l’hétéronomie et de l’autonomie.
La téléologie, que nous avons déjà vu avec Aristote plus haut, c’est la doctrine qui étudie les fins, les finalités. Pour Aristote, la fin naturelle de l’homme est la recherche du bonheur : il “vise” à être en acte ce qu’il est en puissance, à s’accomplir par la recherche du souverain bien, le bonheur. Cette finalité s’impose à l’homme parce qu’elle est dans son essence, dans sa nature. Il ne décide pas de cette contrainte : la loi, nomos, s’impose de ce qui est autre, hetero, que lui ; c’est l’hétéronomie. Il faut que l’homme se conduise “bien”, qu’il ait de “bonnes moeurs” pour réaliser cette fin.
La déontologie, c’est, étymologiquement, l’ensemble des règles qui régissent une activité (Larousse étymologique) : le terme vient du grec deon, -ontos, devoir, et logos, science. La déontologie est la science du devoir. Là où la téléologie suivaient les lois naturelles ou divines - l’homme est par essence à la recherche du bonheur -, la déontologie relève des lois humaines, de la science des hommes. C’est l’homme qui détermine lui-même sa loi, il est autonome : autonomos signifie “qui se gouverne avec ses propres lois” (Larousse étymologique). C’est l’impératif catégorique de Kant évoqué également plus haut :
Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs.
C’est à l’être humain de décider d’agir selon ce qui est universel ou qui peut être universalisable par la loi. Il relève de la seule volonté de l’individu de suivre ou non cette loi. Même si celle-ci s’impose le plus souvent de l’extérieur, elle est créée par un législateur - un être humain -, et non par la Nature ou par une entité divine. Kant nous encourage à être notre propre législateur.
Ricoeur décrit un lien hiérarchique entre éthique et morale, et une dépendance mutuelle entre les deux.
On se propose d’établir, sans souci d’orthodoxie aristotélicienne ou kantienne, mais non sans une grande attention aux textes fondateurs de ces deux traditions : 1) la primauté de l’éthique sur la morale ; 2) la nécessité pour la vie éthique de passer par le crible de la norme ; 3) la légitimité d’un recours de la norme à la visée, lorsque la norme conduit à des impasses pratiques [...]. Ibid.
Eclairons cette description par un exemple issu domaine de la bioéthique - l’éthique (ou la morale) de la vie. Supposons un être humain qui, suite à un accident, est dans un état dit “pauci-relationnel”. Voici la définition de cet état de conscience minimal :
Il est rare qu'une personne en état végétatif soit totalement arelationnelle. La plupart du temps, il existe un degré minimal de réponse volontaire à quelques stimulations, réponse fluctuante selon les moments de la journée : cette situation clinique est qualifiée d'« état pauci-relationnel » (EPR). Circulaire du 3 mai 2002 relative à la création d'unités de soins dédiées aux personnes en état végétatif chronique ou en état pauci-relationnel.
Poursuivons notre exemple : si cet état dure depuis plusieurs années ; s’il est maintenu artificiellement (nutrition parentérale, hydratation par sonde, etc.) ; si aucune amélioration n’est envisageable, en l’état des connaissances actuelles ; et enfin si la personne actuellement dans cet état a exprimé, lorsqu’elle était pleinement consciente, sa volonté de ne pas subir d’acharnement thérapeutique, est-il éthique et/ou moral de maintenir cette personne en vie, contre sa volonté ? Nous n’allons pas chercher ici une réponse, mais tenter d’appliquer la conception de Ricoeur, par un questionnement. L’éthique prime sur la morale : ce qui est - ou a été - estimé bon par la personne, en refusant par anticipation un acharnement thérapeutique, est-il supérieur à la norme (la loi qui interdit au médecin de nuire à son patient ; le commandement biblique “tu ne tueras point”, etc.) ? La visée éthique doit nécessairement passer par le crible de la norme : la mise en place des directives anticipées, inscrite dans le Code de la Santé publique - la norme -, peut-elle, sinon faciliter, du moins être une véritable aide à la décision éthique ? Devant une impasse pratique, la norme peut/doit recourir légitimement à l’éthique : la loi, ne pouvant énumérer ce qui doit être fait dans toutes les situations possibles, peut légitimement examiner la visée éthique particulière exprimée par les directives anticipées. Mais, celles-ci exprimant les “dernières volontés sur les soins en fin de vie”, il faut alors déterminer si la situation particulière en question correspond bien à une “fin de vie”, et sans doute faire de multiples allers et retours entre éthique et morale (sous sa forme normative). Nous voyons, avec le survol de cet exemple, toute la complexité des notions d’éthique et de morale, même si les cadres proposés par Paul Ricoeur nous aide grandement à mieux appréhender ces deux domaines de l’action humaine. Nous pouvons ici appliquer l'aphorisme d’Alfred Korzybski :
Une carte n’est pas le territoire qu’elle représente, mais, si elle est juste, possède une structure similaire à ce territoire, ce qui justifie son utilité. Korzybski, A Non-Aristotelian System and its Necessity for Rigour in Mathematics and Physics.
Si la morale peut être définie par des normes précises, l’éthique reste en grande partie une terra incognita, une terre inconnue, dont nous disposons malgré tout déjà de cette boussole offerte par Ricoeur, afin de pouvoir tenter de nous orienter. Considérons enfin que l’essentiel n’est peut-être pas tant d’arriver à destination, que de cheminer au mieux le plus longtemps possible.
Aristote :
La morale d’Aristote est une éthique eudémoniste : comment agir moralement pour atteindre la finalité qu’est le bonheur, le souverain bien ;
La vertu morale est en puissance dans l’homme, c’est à lui de la réaliser en tendant vers la perfection, pour accomplir sa fin ;
La vertu est une juste moyenne, une médiété, entre un excès et un défaut (ex. : la vertu du courage est une juste moyenne entre la témérité (excès de courage) et la lâcheté (défaut de courage).
Kant :
L’impératif catégorique de Kant : “Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle” ;
Il faudrait agir par devoir, uniquement par obligation morale, et avec comme seule intention d’agir selon la morale, mais notre “moi” nous laisse-t-il véritablement cette possibilité ?
Ricoeur :
Éthique et morale ont la même racine étymologique : les moeurs ;
Deux héritages : Aristote et la visée éthique, téléologique, et Kant et le devoir moral, déontologique.
Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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