Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Il ne s’agit pas là de philosophie comparée, par mise en parallèle des conceptions ; mais d’un dialogue philosophique, où chaque pensée, à la rencontre l’une de l’autre, s’interroge sur son impensé. p. 8.
“Cela va sans dire” fait partie de ces formules heureuses qu’on tient d’on ne sait où, polies par l’usage, au sein du langage le plus familier, et dans lesquelles s’entrevoit soudain un appel à philosopher [...]. Elle dit ce qui va tout seul, qui va de soi - mais sans subir l’isolement de ce “seul” et sans traîner la pesanteur référentielle de ce “soi” ; et dans ce “va” qui n’a pas besoin de se justifier, léger et sans finalité, j’entends l’allant de toutes choses, la “voie” par où silencieusement et continûment elles passent - tao, disent les taoïstes. p. 9.
[Que] “parler” soit “dire” et que dire, devenant transitif, soit “dire quelque chose”. p. 11.
[Héraclite et sa pensée du “fluent”] A la disjonction parménidienne, dont Aristote a tiré le principe de non-contradiction, s’oppose ainsi ce que j’appellerai la com-préhension héraclitéenne : “com-prendre”, c’est littéralement “prendre avec” [...] à l’inverse donc de séparer et d'exclure ; je “comprends” en prenant chaque fois et nécessairement l’un avec l’autre, les gardant indissociés, et ne laisse donc pas ma parole se focaliser sur l’un, au détriment de l’autre, happée par leur trop ostensible opposition, et par suite trancher arbitrairement dans ce “flux” continu des choses. p. 25.
Héraclite ouvrait une autre voie, en effet, que je désignerai , ne disposant pour l’instant pas de mieux, comme celle de la sagesse opposée à la philosophie en tant que celle-ci a pris le parti de la détermination de l’objet par la parole, de l’identification et de la science.- “Sagesse” : il me faut passer par ce terme flou - ventre mou, terme fourre-tout - avant d’espérer commencer, en suivant la trame de l’antilogos, à pouvoir lui conférer quelque de rigueur et de consistance. p. 26.
[Est-ce] l’homme ou les mots qui “signifient” ? p. 28.
Indication [...] s’oppose ainsi à signification [...], de même que cohérence s’oppose à sens [...] ou encore compréhension à disjonction. Or, je crois que cette vertu et fonction d’indication est, au rebours du logos le propre de la sagesse. p. 29.
Ce que j’ai appris de la Chine, quand je reviens à Aristote, c’est à mettre en doute ses formulations initiales [...]. Ainsi “tous les hommes désirent naturellement connaître” (au début de la Métaphysique : car la Chine s’est refusée à concevoir une telle connaissance spéculative et désintéressée, “théorique”, poursuivie pour le seul “plaisir du savoir”) ; ou que tout art, toute action et tout choix “tendent vers quelque bien”, dont le terme est le bien suprême (au début de l'Éthique : car la pensée chinoise, notamment taoïste, est une pensée de la non-tension - non-destination nous dispensant de la “quête”, y compris du bonheur). p. 35.
[Traduire] n’est pas revenir à du familier. Car traduire n’est pas rechercher ce qui se rapproche le plus dans notre langue de ce qui est dit dans la langue de départ en l'accordant à ce que notre propre dire comporte de règle et de possibilités ; mais, plutôt, faire entendre ce qui, rapporté aux possibilités de notre langue, fait saillir la singularité d'un dit étranger ; traduire n’est pas assimiler - résorber et lénifier - mais faire passer dans sa langue une telle différence (récalcitrance) et la donner à sonder. On ratera sinon à son départ ce que la pensée taoïste peut nous découvrir de la parole et de ses ressources [...]. p. 41-42.
[Le logos] fixe et bloque d’un côté d’où je viens, de l’autre à quoi je me destine ; par suite, sa nécessité se voit vérifiée dans le domaine de l’action et de la morale tout autant que de la connaissance. p. 48.
Déterminer, à propos du logos, est donc d’abord à prendre au sens propre : je marque un terme, de part et d’autre, à partir de quoi du logos est borné, déploie son explication et répand sa lumière. Déterminer, à propos du logos, s’emploie ainsi à la voix passive préalablement à l’active : avant de dire et de déterminer quelque chose (comme objet), le logos est lui-même déterminé et circonscrit entre ces bords qu’il ne saurait transgresser - au-delà desquels il ne saurait s’aventurer. p. 49.
Aristote fait immanquablement rêver d’un autre destin pour la parole. [...] Non plus de la porter, dans un aval conquérant, celui du progrès de la science, à connaître toujours davantage, mais de la faire refluer vers la plénitude de l’inconnaissance. La parole alors ne commencerait plus à “poser” quelque chose, mais choisirait de se retirer, autant qu’elle le peut, de cette pertinence. p. 51-52.
Le propre de la parole taoïste [...] est précisément de faire refluer toute assignation originelle jusqu’à la rendre impensable. p. 54.
Car, dès lors que c’est sous l’angle de la causalité qu’on commence à penser, il y a bien objet, il y a bien recherche : penser c’est “connaître”, et connaître c’est “connaître la cause” - et, en amont de toutes, la première cause ou premier principe. p. 57.
Dis-moi de quel ordre est ta cause et je te dirai quelle est ta philosophie ([...] Philosophie idéaliste, si la cause est la forme ou l’idée ; ou matérialiste, si la cause est un “élément”, un mouvement des atomes, etc.). Je te dirai en quoi tu as raison (en quoi ton type de causalité est justifié), mais aussi en quoi tu as tort (en quoi tu as manqué les autres causalités). p. 59.
“Perdre son moi”, comme y invite le taoïste et comme chacun peut le faire à tout instant dans la rencontre qu’il noue de plain-pied avec le monde, ne disposant donc plus du monde mais s’y rendant disponible (n’est-ce pas le fait même de l’expérience poétique ?), est en effet indéfiniment accessible. p. 71.
“Exister, c’est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire” (Sartre , la scène du jardin public dans La Nausée). Car “le monde des explications et des raisons” n’est pas celui de l’existence ; et ce rencontré, ce fortuit, échappant à la causalité, est effectivement “au-dessous de toute explication” ; inutile donc de chercher à remonter à partir de lui en “inventant un être nécessaire et cause de soi” (Ibid.). p. 71.
[Peut-on] décrire sans définir ? p. 82.
[.Si] je définis préalablement et d’abord si je dis pour signifier, si je ne dois dire ou signifier chaque fois qu’une seule chose et m’attache pour cela à la déterminer, si je ne peux accepter de me contredire et exclus tout milieu entre les contraires, etc., c’est de manière à pouvoir m’entendre de façon “claire” avec un partenaire [...]. Sans ces exigences que formule Aristote, je peux certes parler à quelqu’un (m’adresser à lui) mais non parler avec quelqu’un, c’est-à-dire produire en commun un logos dont je sois assuré que l’autre entend effectivement comme moi et dont sans équivoque nous partageons l’intelligence. “Nous” : l’autre et moi, ou moi avec moi. De cette réglementation grecque de la parole, la raison me paraît donc non pas tant onto-logique que dia-logique. p. 95-96.
Logos dit - fonde - cette coextension des deux, parole et pensée. p. 96.
[Parler] (penser), ce n’est pas tant se prononcer sur le caractère des choses que commencer par se mettre protocolairement d'accord entre “nous” dans et par la parole, en soi-même comme avec autrui. p. 99.
La vérité n’apparaît qu’avec la contradiction : c’est en “se tendant l’un contre l’autre” et en alignant face à face leurs arguments comme deux armées opposées [...], donc en se réfutant l’un l’autre au plus près [...] , que ces discours qui nécessairement sont “doubles” [...] s’éclairent respectivement sur leur bien-fondé. p. 102-103.
La vérité n’est pas non plus ouverture à quelque Présence, manifestation ou révélation octroyée, mais “jugement” ; la Raison, autonome, s’instaure en “tribunal”, on rend “justice” aux arguments. Par le vis-à-vis qu’elle instaure, la vérité grecque est publique. [...] cette vérité s’expose, aux deux sens du terme : elle se met à la fois en vue et en danger. p. 104.
[Dans] ses réponses, [le sophiste] veut se rendre célèbre en “l’emportant toujours sur les autres” et leur fermant la bouche ; “faible en vertu”, il "s'impose aux autres par la force”. Aussi ce sophiste se prend-il majestueusement pour la Sagesse incarnée ; tandis que le taoïste, séduit par son talent, n’en juge pas moins son œuvre désespérément vaine, tant cet art pour la discussion a gâché de capacité [...] à poursuivre toujours tout “sans retour”, n’est-ce pas là vouloir “venir à bout de l’écho avec le son lui-même”, “faire rivaliser à la course le corps et l’ombre” ? p. 113.
Dès lors qu’une parole peut être dite (de fait), elle a sa légitimité (de droit), qu’elle tient de la possibilité même de son avènement. Comme toute voie est viable, toute parole est dicible. p. 120.
[L’existence] est du côté du singulier, tandis que le logos (et la science) reste de celui du général. p. 136.
Ici est maintenant, hic et nunc : le “maintenant”, à peine proféré, renvoie toujours déjà à un autre ; de même que cet “ici”, à peine fixé, se transforme sous mes yeux à peine je les bouge. p. 136.
“Écrire n’est pas décrire, peindre n’est pas dépeindre”, disait Braque. p. 162.
“Le fils de Dieu est mort ? Il faut y croire puisque c’est absurde. Il a été enseveli, il est ressuscité : cela est certain, puisque c’est impossible…” (Tertullien, De carne Christi, IV-V). p. 169.
Zhuangzi distingue [...] trois modalités : les paroles “logées” ou transposées sont les paroles figurées qui, s’énonçant par le biais d’un autre et se désolidarisant ainsi du locuteur, se libèrent du soupçon de partialité et paraissent d’autant plus crédibles ; les paroles “de poids” sont les paroles d’autorité qui ont été émises par les Anciens mais ne méritent pas pour autant de confiance aveugle : si elles ne sont pas en mesure de mettre de l’ordre ni ne respectent le développement des choses, elles ne sont que des propos périmés ; enfin, les “paroles au gré”, du nom de ce vase qui s’incline quand il est plein et se redresse quand il est vide, sont les paroles qui “se renouvellent de jour en jour” en s’accordant [...] à la limite naturelle - “céleste” - des choses. Ces paroles évolutives sont à la fois “libres de toute intention” et “ne restent attachées à aucune position”. p. 177.
“Parler tout le jour sans avoir jamais parlé”, c’est-à-dire de “parler sans dire”, ce qui n’est pas pour autant “ne rien dire”, mais “laisser (se) dire”, comme on dit “laisser faire, laisser passer”. p. 180.
[En] Chine, “dire le vide”, ce serait le faire ressortir, le privilégier, encore en faire un objet (serait-ce le néant) et par la suite s’attacher à lui et l’hypostasier (ce que ne manquent pas de faire, remarquons-le au passage, ceux qui, en Occident, se complaisent à traiter du “Vide”...) : ce serait donc aussi le rater. p. 181.
Que l’ombre s’éprouve, vis-à-vis du corps dont elle est l’ombre, comme l’enveloppe dont se libère la cigale ou la peau que quitte en muant le serpent signifie, selon le commentateur, que, loin de se considérer comme un simple effet dérivé, elle s’éprouve elle-même comme un phénomène à part entière, un complet et suffisant “ainsi” ayant son lot ou sa limite propres et tels qu’ils forment son déploiement naturel : dans la perspective de son ainsi, elle se perçoit, non pas dans un rapport de dépendance vis-à-vis de ce dont elle est l’ombre, mais selon ce qui lui “vient de soi-même ainsi” et comme se “transformant d’elle-même”. p. 184.
[Le dire au gré] les Chinois n’ont cessé de “le” porter à la lumière ou de l’élucider - élucider est faire venir la lumière à partir de l’intérieur et, comme tel, est bien le contraire de construire - mais sans jamais en faire un problème ni en proposer de concept, parce que n’en isolant jamais la pensée ni même ne trouvant à quoi véritablement l’opposer. Telle est la “voie”, bien sûr, mais la voie de ce qui va sans dire, et qui, au plus loin de la voix du message ou de la Révélation, n’en est pas moins - d’abord - la voie du “Ciel”. p. 189.
Connaissance ou connivence : c’est entre elles que passerait finalement la démarcation, comme entre versants opposés ; ou qu’on peut figurer l’alternative, celle de la Raison avec son autre, cet autre qu’elle-même a tant de mal à décrire puisqu’elle ne peut regarder dans son dos. Car il y a globalement là, en même temps que deux façons de se rapporter aux êtres et aux choses, soit intime soit extérieure, deux régimes de la parole et de la pensée, se répartissant tels l’adret et l’ubac de la montagne : l’un éclairé et se tranchant net sous le soleil ascendant de la raison conquérante, et l’autre, à son revers, s'enfonçant dans la pénombre et préparant déjà la vie nocturne. p. 189-190.
L’un [Aristote] érige un horizon d’universalité pour opérer, tandis que l’autre [le penseur taoïste] puise au sein d’un “inépuisable” (le procès sans fin de la “voie”) et le donne seulement à sonder. Aussi une telle connivence n’a-t-elle rien à voir avec l’irrationalisme ou la mystique, qu’on a pris trop négligemment pour le seul envers de la raison, ceux-ci débordant la raison ou en discréditant la fonction, tandis qu’elle-même est plutôt ce que sous-entend le travail de la raison et dont celui-ci se sépare en édifiant héroïquement la connaissance, mais à quoi il reste adossé. De cette connivence initiale de l’homme avec la “nature” et dans laquelle je replonge quand je me promène et rentre dans la forêt (que je redeviens l’homme “primitif”), celui-ci a tiré ce qui n’est plus qu’un enchaînement de causes, démonstratif, et la fonctionnalité abstraite de la “physique” ; ou, pour reprendre une opposition précédente, la connaissance explique, la connivence implique. p. 190.
JULLIEN F., Si parler va sans dire - Du logos et d’autres ressources, Seuil, Coll. L’Ordre Philosophique, 2006.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, septembre 2024.
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