Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Nous allons revenir ici dans ce prologue — nouvelle ou nébule — plus d’une fois sur la nébulerie. Je dis “nous allons revenir” épiscopalement à la première personne du pluriel, parce que nous devons être toi, lecteur, et moi, c’est-à-dire nous, qui allons revenir sur ces termes. p. 13.
Ce prologue est postérieur aux nouvelles qu’il précède et préface, comme une grammaire est postérieure à la langue dont elle établit les règles, et une doctrine morale postérieure aux actes vertueux ou vicieux qu’elle tente d’expliquer. Et ce prologue est en quelque sorte une autre nouvelle ; la nouvelle de mes nouvelles. Et à la fois l’explication de mes idées romanesques. Ou si l’on veut, de ma nébulerie. p. 15.
Ses agonistes, c’est-à-dire ses combattants — ou, si vous voulez, nous les appellerons personnages —, sont réels, très réels, de la réalité la plus intime, de celle avec laquelle ils se donnent eux-mêmes, dans leur pure volonté d’être ou leur pure volonté de ne pas être, et non pas de celle que les lecteurs leur donnent. p. 15-16.
Quelle est la réalité intime, la réalité réelle, la réalité éternelle, la réalité poétique ou créative d’un homme ? Qu'il soit homme de chair et d’os ou qu’il soit de ceux que l’on appelle de fiction, c’est égal. Parce que Don Quichotte est aussi réel que Cervantes ; Hamlet ou Macbeth autant que Shakespeare, et mon Augusto Perez avait probablement ses raisons lorsqu’il me disait — voir ma nouvelle (et si nouvelle !) Niebla — que je n’étais peut-être qu’un prétexte pour que son histoire ainsi que celle de certains autres, y compris la mienne, parviennent au monde. p. 16-17.
[En] plus de celui que chacun de nous est pour Dieu — en admettant que nous sommes quelqu’un pour Dieu — et de celui qu’il est pour les autres et de celui qu’il se croit être, il y a celui qu’il voudrait être. Et que ce dernier, celui que chacun voudrait être, est au fond de lui, dans son intimité, le créateur, celui qui est vraiment réel. p. 17.
Il y a des héros de la volonté de ne pas être, de la nolonté. p. 18.
Celui qui veut ne pas être, le veut tout en étant. p. 18.
[L’homme] le plus réel, realis, le plus res, le plus chose, c’est-à-dire le plus cause — seule l'action existe —, est celui qui veut être ou celui qui veut ne pas être, le créateur. [...] Il doit rêver la vie qui est un songe. C’est de là, du choc de ces hommes réels, les uns avec les autres, que naissent la tragédie et la comédie, la nouvelle et la nébule. p. 19.
Dans la vie de Don Quichotte, la réalité n'était pas les moulins à vent, mais les géants. Les moulins étaient phénoménaux, apparents ; les géants étaient nouménaux, substantiels. Le songe est ce qui est vie, réalité, création. [...] Croire, c’est créer. p. 19.
[Un] homme réel, qui veut être ou qui veut ne pas être, est un symbole, et un symbole peut devenir homme. Et même un concept. Un concept peut à son tour devenir une personne. p. 20.
Un homme réel, on le découvre, on le crée dans un moment, dans une phrase, dans un cri. [...] Et après l’avoir découvert, crée, vous le connaissez probablement mieux qu’il ne se connaît lui-même. p. 21.
Don Quichotte et Sancho n’appartiennent ni à Cervantes ni à moi, ils sont à tous ceux qui les créent et les recréent. Encore mieux, ils sont à eux-mêmes, et lorsque nous les contemplons et les créons, nous sommes à eux. p. 22.
[Celui] qui est le songe d’une ombre tout en ayant conscience de l’être en souffre, et qu’il veuille l'être ou qu’il veuille ne pas l’être, il sera un personnage tragique, capable de créer ou de recréer en lui-même des personnages tragiques — ou comiques —, capable d’être romancier ; c’est cela : poète et capable d’apprécier un roman, c’est-à-dire une poésie. p. 23.
Son amour était un amour furieux, au goût de mort et qui cherchait au fond de son homme, si profondément en lui qu’il s’en échappait quelque chose d’au-delà de la vie. p. 27.
Et si lui n’avait aucun désir de paternité !... Pourquoi allait-il laisser au monde un autre être comme lui ? p. 34.
Mort, oui ; mort dans la misère et la pourriture. Et cela, n’est-ce pas la misère ? N’est-ce pas la pourriture ? Est-ce que je m’appartiens ? Suis-je moi ? Pourquoi m’as-tu volé mon corps et mon âme ? p. 40.
Il se mit à sentir le poids de sa volonté morte. Le grand combat allait commencer. Cet enfant serait-il réellement à lui ? Allait-il être son père ? Que signifiait être père ? p. 47.
Elle se pencha sur la jeune accouchée et lui donna un baiser qui, bien que silencieux, emplit toute la chambre de son écho. Berta sentait en elle agoniser en rêve un rêve d’agonie. p. 52.
Que lui chantait-elle ? Et un silence lourd entoura ces berceuses qui paraissaient venir d'un monde lointain, très lointain, perdu dans la brume des songes. p. 53.
Tu connais certainement l’histoire des deux mères se disputant le même enfant devant Salomon. Eh bien, voici l’enfant, le… don Juan d’antan. p. 56.
Juan s’enfuit loin des deux femmes, et même un peu plus loin. Comment cela s’était-il passé ? On savait seulement qu’il était parti en excursion à la montagne et qu’on l’avait ramené moribond à la maison, où il mourut sans avoir repris connaissance. [...] Sa tête était cassée et son corps complètement meurtri. p. 57.
Si tu te remaries, dit Raquel à Berta, je te doterai. Réfléchis bien. Il n’est pas bon de rester veuve. p. 58.
La noble maison des marquis de Lumbria, le palais, comme on disait dans la petite ville aride de Lorenza, paraissait une arche de silencieux et mystérieux souvenirs. p. 59.
Il sentait la vie s’en aller, et il s’agrippait à elle. Il renonça aux cartes, ce qui ressembla à un adieu au monde, si l’on peut dire qu’il vécut dans le monde. p. 63.
Il se pencha un peu en avant pour examiner le nouveau-né, lui donna un baiser balbutiant et tremblant, un baiser de mort, et sans même regarder son gendre, il se laissa retomber lourdement sur l’oreiller, sans connaissance. Il mourut quelques jours plus tard, sans l’avoir recouvrée. p. 64.
L’enfant, le petit marquis, vit alors l’ennemi dans sa nouvelle mère. Il ne put s’habituer à l’appeler maman, malgré les prières de son père ; il l’appela toujours tante. p. 67.
La grossesse de Carolina fut très difficile. Il semblait qu’elle ne désirât pas cet enfant. À sa naissance, elle ne voulut même pas le voir. Et lorsqu’on lui annonça que c’était une fille, qui était née chétive et maladive, elle se limita à répondre sèchement : “Oui, c’est notre châtiment !” Et peu après, alors que la pauvre petite se mourait, la mère dit : “Pour la vie qu’elle aurait eue…” p. 67.
Patience, Pedrin, patience ; n’en ai-je pas moi ? Et, prenant la tête de l’enfant entre ses mains, il y posa sa bouche et pleura sur elle abondamment, lentement et silencieusement. p. 68.
La grande beauté de Julia était réputée dans toute la province de l’ancienne ville de Renada ; Julia était quelque chose comme sa beauté officielle, ou comme un monument de plus, mais vivant et frais, parmi les trésors architectoniques de la capitale. p. 75.
Une voix secrète, venue du plus profond de sa conscience, semblait lui dire : “Ta beauté te perdra !” p. 75.
Vers ce temps-là, un Indien, Alejandro Gomez, acheta des terres, parmi les plus riches et les plus vastes des environs de Renada. [...] On savait seulement que tout petit, ses parents l’avaient emmené d’abord à Cuba, puis au Mexique, et que là-bas on ignorait comment il s’était forgé cette immense fortune [...], et qu’il décida de revenir en Espagne pour s’y établir. [...] Et il fallait l’entendre dire “moi” ! Dans cette seule affirmation personnelle, on voyait l’homme tout entier. p. 82.
Il ne l’avait pas acheté, non ! Il l’avait conquise. p. 86.
Elle ne se rendit même pas compte de ce qui était à l’origine de son tremblement ; mais c’était le mot chose utilisé par son mari pour parler de sa première femme. p. 90-91.
L’incertitude qu’elle ressentait face à l’amour de cet homme la retenait comme prisonnière dans ce splendide cachot aux portes ouvertes. p. 92.
“Mon œuvre ! Quelle peut bien être l’œuvre de cet homme ?” p. 93.
Où je suis en train d’entrer, c’est dans ta conscience, Julia. p. 97.
Moi je ne vis pas d'apparences, je vis de réalités ! p. 99.
Gentilhomme, moi ? Moi, gentilhomme ? [...] Moi je ne suis qu’un homme, mais tout un homme, rien de moins que tout un homme ! p. 101.
Je t’ai amenée ici pour ça, pour t’éloigner des livres et te guérir de ta neurasthénie, avant que ça devienne plus grave. [...] Tous tes malheurs viennent de là. C’est à cause des livres. p. 103.
N’oublie pas que j’ai grandi sur un tas de fumier et que j'ai un brin de ce qu’un ami à moi appelle la volupté de la crasse. p. 104.
Dans ce cas, notre conscience consiste à éviter un crime. p. 109.
Une nuit profonde, noire et froide, sans étoiles, s'abattit sur l’âme de la pauvre Julia, se voyant enfermée à l’asile. p. 109.
[Elle] découvrit un fond de son âme terrible et hermétique que cet homme fortuné gardait jalousement scellé. Ce fut comme si un éclair de lumière orageuse éclairait un instant le lac noir, ténébreux de cette âme, faisant briller sa surface. p. 111.
Moi ? Rien de plus que ton homme… celui que tu as fait ! / Ces mots furent comme un susurrement d’outre-mort, comme des rivages de la vie, lorsque la barque s’en va vers le sombre lac des ténèbres. p. 119.
Elle semblait éclairée par la lumière d’aube éternelle de la dernière nuit. p. 120.
Mon sang pour le tien, lui dit Alejandro comme si elle pouvait l’entendre. La mort t’a emportée. Je viens te chercher ! [...] Lorsque plus tard, on dut forcer la porte de l’alcôve mortuaire, on le trouva enlacé à sa femme, blanc du froid ultime, exsangue et ensanglanté. / Salamanque, avril 1916. p. 121.
UNAMUNO, M. de, Trois nouvelles exemplaires et un prologue, Lausanne, Éditions L’Âge d’Homme, 1994.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, mai 2025.
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