FL - Platon, Criton ou Du Devoir

Platon, Criton ou Du Devoir

Éléments contextuels

Le Criton fait partie des Œuvres de jeunesse de Platon. Il suit chronologiquement dans son récit l’Apologie de Socrate, qui raconte le procès de Socrate, et précède le Phédon, qui décrit la dernière journée et la mort de Socrate. Le procès de Socrate a eu lieu un mois auparavant, avec le prononcé du verdict de sa condamnation à mort. La veille du procès, le vaisseau sacré commémorant le voyage de Thésée en Crète était parti d’Athènes. Lors de son voyage, Thésée avait sauvé des jeunes gens destinés à périr comme offrandes au MInotaure. Les Athéniens avaient alors fait vœu au dieu Apollon d’envoyer chaque année ce vaisseau sacré, chargé d’offrandes, à Délos, en mémoire de cet événement. Durant ce pèlerinage, aucune exécution capitale ne devait avoir lieu pour la ville reste pure. Socrate resta ainsi en prison, dans l’attente de l’exécution de sa condamnation à mort, durant un mois.

Le dialogue ne comprend que deux personnages, Socrate et Criton. Ce dernier à le même âge que Socrate et appartient au même dème, une des circonscriptions administratives et politiques de la Cité d’Athènes. Criton est riche et avait proposé de payer les trente mines de caution pour que Socrate fût laissé en liberté malgré sa condamnation à mort.

Le Criton a pour objet le refus de Socrate à la proposition de son ami de s’enfuir pour rester en vie. Le personnage de Criton, tel un porte-parole, symbolise tous ceux qui ont pu faire cette proposition à Socrate. Avec le Criton, Platon veut que les hommes puissent comprendre le choix de Socrate.

Platon, qui avait écrit l’Apologie pour faire connaître le vrai Socrate, ne pouvait laisser défigurer la noble image de son maître vénéré. Il entreprit, dans le Criton, d’expliquer au public les vrais motifs du refus de Socrate. S’il n’avait pas voulu quitter sa prison, c’était pour rester fidèle aux principes qu’il avait professés durant toute sa vie. Note de E. Chambry.

Le texte évoque le devoir de l’individu envers les lois de la République, et est considéré par certains comme les prémisses du contrat social que développera plus tard Rousseau.

Plan - Synthèse - Extraits

Prologue

Criton arrive très tôt le matin à la prison où est détenu Socrate. Il a pu entrer en donnant quelques “politesses” au gardien. Il est là “depuis assez longtemps”. Socrate dort encore et Criton reste ainsi à être témoin de la paix qui émane de son ami endormi. Socrate se réveille. Criton lui dit son admiration devant son “heureuse humeur”, alors que la mort est proche.

Le fait est, Criton, que, à l’âge où je suis, ce serait commettre une faute de mesure que de s’irriter parce qu’il faut déjà mourir ! 43 b-c.

Criton lui annonce qu’il est venu avec une “pénible” et “accablante” nouvelle : le vaisseau sacré devrait être de retour de Délos aujourd’hui, signant la mise à exécution de la mort de Socrate pour le lendemain. Socrate ne croit pas que ce sera le cas.

Le songe

Socrate a fait un rêve où une femme vêtue en blanc lui annonçait qu’il ne mourrait que le surlendemain.

I.1. Criton propose à Socrate de s’évader

Criton propose à nouveau à Socrate de s’enfuir pour échapper à la mort. Il lui donne plusieurs arguments. Si Socrate meurt, Criton sera privé de cette amitié si unique. Il craint aussi la mauvaise opinion de ceux qui penseraient que lui et ses amis ont préféré laisser mourir Socrate plutôt que de sacrifier leur argent. Il évoque les fils de Socrate, que sa mort priverait de pouvoir “faire jusqu’au bout leur éducation” (45 d). Enfin, imagine le déshonneur, pour Socrate comme pour Criton et ses amis, de n’avoir pas été capables de le sauver “quand il y avait moyen et possibilité de le faire” (46 a).

I.2. Le refus de Socrate

Avant de se positionner, Socrate veut, comme à l’accoutumée, soumettre la proposition de Criton à l’examen de la raison.

En conséquence, il nous faut examiner si, oui ou non, nous devons nous conduire ainsi. Je suis homme, vois-tu (et non pas seulement aujourd’hui, mais en tout temps), à ne donner mon assentiment à aucun autre de mes motifs, sinon au motif qui, après supputation, se sera révélé à moi être le meilleur. 46 b.

Socrate applique ici sa conception de la vertu, résumée ainsi dans l’Apologie de Socrate (AS) : “une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue” (AS, 38 a). Il récuse l’argument de l’opinion de la multitude.

[Est-ce] l’opinion du plus grand nombre que nous devons suivre et dont nous devons avoir peur ? ou bien est-ce celle d’un unique homme, s’il y en a un qui s’y connaisse, en face duquel, plus que face à tous les autres en bloc, il nous faut avoir, et honte, et peur ? Faute de nous faire les compagnons de celui-là, nous corromprons, nous abîmerons ce qui, tu le sais bien, s’améliorait par l’effet de la justice, se ruinait par l’effet de l’injustice. 47 d.

Socrate donne auparavant l’exemple du gymnaste, qui ruinera son corps s’il écoute les opinions de n’importe qui plutôt que celle de son “médecin ou maître de gymnastique”. À l’instar du corps, c’est l’âme qui sera ruinée si nous écoutons “l’opinion du grand nombre sur le juste, le beau, le bien, et sur leurs contraires” (48 a).

[Ce] dont il faut faire le plus de cas, ce n’est pas de vivre, mais de vivre bien [...] Or, l’identité entre vivre et bien vivre d’une façon belle et juste, subsiste-t-elle aussi, oui ou non ? 48 b.

Les arguments de Criton, “dépenses d’argent, réputation compromise, enfants non élevés” (48 c), ne valent que pour le grand nombre. Ce qui est véritablement important est de ne pas “commettre volontairement l’injustice” (49 a), et de ne pas faire de tort ou faire de mal à autrui (49 c).

II. Dialogue de Socrate avec les Lois de son pays

Socrate pose ainsi le principe qui guide sa conduite face à la proposition de Criton de s’enfuir pour échapper à la mort.

[Ce] dont on a accordé à quelqu’un que c’est un acte juste, doit-on le faire ? ou faut-il décevoir ce quelqu’un par notre conduite ? [...] En nous en allant d’ici sans avoir eu l’assentiment de la Cité, nous conduirons-nous mal, ou non, envers quelqu’un, et cela envers quelqu’un à l’égard de qui une telle conduite devrait être le plus évitée ? Persistons-nous en outre, ou non, par cette conduite, dans ce que nous lui avons accordé être un acte juste ? 49 e - 50 a.

Ce “quelqu’un”, ce sont “les Lois et la République d’Athènes” (50 a). Socrate imagine que les Lois entament un dialogue avec lui sur le projet de sa fuite clandestine.

“Dis-nous, Socrate, qu’as-tu en tête de faire ? L’œuvre à laquelle tu te mets comporte-t-elle de ta part un autre dessein que, pour ce qui est de toi, de nous ruiner, nous les Lois, et, avec nous, l’État tout entier ? Ou bien te semble-t-il qu’il soit possible à cet État de continuer à exister et de n’être pas de fond en comble renversé, si les jugements qui y sont rendus sont sans aucune force, et que, au contraire, par la volonté des simples particuliers, ils perdent toute autorité et soient ruinés ?” 50 a-b.

La fuite effective de Socrate reviendrait à ne pas reconnaître que le devoir de l'individu citoyen se fonde sur la Loi, et à renier ainsi la volonté générale de la République pour faire primer la volonté particulière de l’individu. C’est dans cette expression de “volontés des simples particuliers” que peut se lire, en miroir, une ébauche de la “volonté générale” qui fonde le Contrat social de Rousseau.

Socrate avance l’argument possible d’une injustice commise par la Cité dans cette décision rendue lors de son procès. Mais aussitôt il fait répondre les Lois qui rappellent sa “promesse de respecter les jugements qui auront été rendus par la justice de l’État”. Elles énumèrent les reproches potentiels que pourrait lui faire Socrate : les règles qui ont marié son père et sa mère ; qui ont organisé son éducation ; l’égalité du droit envers son père ou son maître, avec la possibilité de se retourner contre eux en cas de mauvais traitement. Mais cette égalité du droit ne s’applique pas entre le citoyen Socrate et les Lois de la République. La patrie a droit à plus de respect qu’à un père ou au “reste entier de tous [les] aïeux” (51 a). Il faut s’y soumettre et lui obéir si on ne peut démontrer l’injustice.

Oui, tout cela on doit le faire, et c’est en une telle conduite que réside le droit : ne pas céder le terrain, ne pas reculer non plus, pas davantage lâcher son rang, mais, à la guerre comme au tribunal, comme partout, faire ce qu’aura ordonné la Cité, la patrie ; sinon, la convaincre de la nature véritable du droit ! 51 b-c.

Prosopopée des Lois

Le terme “prosopopée” vient du latin prosopopeia, mot grec qui signifie “qui fait parler les personnes non présentes”, de prosopon, personne, et poieîn, faire. Voici sa définition :

[Rhétorique] Figure par laquelle l'orateur ou l'écrivain fait parler et agir un être inanimé, un animal, une personne absente ou morte. Cnrtl.fr.

Socrate (ou plus précisément Platon) fait ainsi parler le personnage imaginaire que sont les Lois de la République d’Athènes.

Les Lois vont ainsi montrer l’injustice qu’il s'apprête à commettre s’il poursuit le projet de fuite proposé par Criton. Les Lois engendrent, élèvent et éduquent tous les citoyens, comme elles l’ont fait pour Socrate. Elles partagent les biens entre eux, et proclament que “tout Athénien est libre, s’il le souhaite, une fois admis au rang de citoyen”, une fois qu’il a fait l’expérience du régime de la Cité et de ses Lois. Ces éléments sont aussi à mettre en lien avec le futur Contrat social de Rousseau, et principalement la notion de liberté du citoyen.

Note : l’admission au rang de citoyen est la docimasie consistait en un examen où le jeune homme libre, “l'éphèbe”, ou l’étranger, était investi de ses droits civiques.

Une fois libre et citoyen, tout Athénien pouvait aller où il voulait si ni la Cité, ni les Lois ne lui convenaient. Voici ce qui était exigé pour le citoyen qui décidait de rester dans la Cité.

[En] revanche, celui d’entre vous qui sera resté ici, expérience faite de la façon dont sont rendus les jugements de notre justice et dont, par ailleurs, est administré l’État, de celui-là désormais nous affirmons que s’il s’est en fait mis d’accord avec nous pour faire ce que nous pourrons lui ordonner ; et celui qui n’obéit pas, nous affirmons qu’il est trois fois coupable de ne pas nous obéir [...]. 51 e.

Les trois motifs de culpabilité sont liés aux droits à la vie et aux moyens de subsistance, et au devoir d’obéissance en dehors d’une injustice démontrée de la part des Lois. Ce sont les motifs auxquels s’exposerait Socrate en réalisant le projet de s’enfuir clandestinement.

Socrate est le plus exposé des Athéniens aux griefs des Lois, et celles-ci en apportent “des preuves sérieuses”. La Cité d’Athènes lui plaît “à un degré exceptionnel”, il n’en est que très rarement sorti, une fois pour être spectateur à des jeux, une autre pour une expédition militaire. Socrate consentait si fortement “à avoir une vie civique en conformité” avec les Lois qu’il a fait des enfants dans cette Cité, et a refusé la peine de l’exil lors de son procès. Les accords mutuels entre Socrate et les Lois de la Cité ont été conclus sans user de contrainte.

Tant était exceptionnel, en comparaison des autres Athéniens, le degré auquel te plaisaient, à toi, et cette Cité et, c’est bien clair, nous les Lois ! À qui en effet une Cité pourrait-elle plaire, sans que lui plussent ses lois ? 53 a.

Avant l’exhortation finale, les Lois donnent un dernier argument en examinant les conséquences de la transgression de Socrate s’il la mettait en œuvre. Dans son lieu d’exil, il serait considéré comme le corrupteur des lois et confirmerait ainsi le bien-fondé de sa condamnation à son procès pour corruption de la jeunesse.

Est-ce qu’une telle conduite vaut la peine que l’on vive ? 53 c.

Même en Thessalie où Criton veut l’emmener, on se moquera de sa fuite clandestine sous un déguisement d’esclave ou de campagnard (note de l’édition de la Pléiade), et de son audace de vouloir encore vivre au prix de la plus vile transgression des lois. Il ne sera plus légitime pour parler de justice et de vertu. S’il prétend ainsi pouvoir achever l'éducation de ses enfants, il transformera ceux-ci en étrangers ou, au pire, il les abandonnera en fuyant loin d’eux.

La prosopopée des Lois se conclut par une exhortation qu’elles adressent solennellement à Socrate.

Allons, Socrate, écoute-nous, nous qui t’avons nourri ! Ne mets, ni tes enfants, ni ta vie, ni quoi que ce soit d’autre, à plus haut prix que la justice, au-dessus d’elle, afin de pouvoir, une fois arrivé chez Hadès, dire tout cela, pour te défendre, à ceux-là qui là-bas ont l’autorité. Car ni ce n’est en ce monde-ci que de ta part une telle conduite se révélera meilleure, ni plus juste, ni plus pieuse, pas davantage pour toi que pour aucun des tiens ; ni elle ne vaudra mieux, quand tu auras été rendu là-bas ! Mais, dans l’état donné des choses, si tu t’en vas, tu t’en iras victime d’une injustice, non par notre faute à nous, les Lois, mais par la faute des hommes [...]. 54 b-c.

Le devoir de respecter les Lois va jusqu’à accepter que les hommes qui les appliquent soient injustes par eux-mêmes, par la faute de leur décision humaine. C’est le jugement des hommes qui a condamné à mort Socrate, et c’est son propre choix d’avoir refusé l’exil pour peine.

Épilogue

Socrate n’écoute que la voix familière de son daimon, qui se fait toujours entendre pour l'empêcher de mal agir (Apologie de Socrate, 40 a). La voix de la divinité a pris ici celles des Lois de la Cité d’Athènes, et Socrate n’entend que le “bruit de ces paroles”, qui l'empêche d'écouter ce que peut dire Criton.

Alors laisse cela tranquille, Criton ! et faisons comme je dis, puisque c’est de ce côté-là que le Dieu nous montre le chemin. 54 e.

Bibliographie

Bibliothèque électronique du Québec, texte intégral du Criton, Traduction, notices et notes par Émile Chambry.

Patrick Moulin, MardiPhilo, septembre 2024.

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