Giambattista Vico naît le 23 juin 1668 à Naples. Comme il l’indique dans sa Vie, son père, libraire, “était d’une humeur gaie, la mère d’un tempérament fort mélancolique, et le naturel de leur fils se ressentit de cette double influence*.” Après l’école élémentaire où il démontra déjà sa vivacité d’esprit, il entre au collège jésuite qu’il quitte rapidement, s’estimant victime d’une injustice par rapport à d’autres élèves. Il alterne des périodes d’études en institution et comme autodidacte. Ses domaines de prédilection sont la philosophie, la métaphysique, la logique et le droit. À seize ans, il plaide lors d’une action en justice intentée contre son père par un autre libraire et gagne le procès. En 1699, il est nommé à la chaire de rhétorique de l’Université de Naples, où il exerce pendant quarante ans. Vico meurt le 10 janvier 1744 des suites du scorbut, contracté en 1729.
[*] Vico, Vie de Giambattista Vico, p. 35.En 1708, Vico prononce à l’Université de Naples un discours intitulé De nostri temporis studiorum ratione [Méthode suivie de notre temps dans les études], qui a pour objet de comparer la méthode des études des anciens et celle de son époque. Il dénonce la prédominance de la “nouvelle critique”, en l'occurrence la méthode cartésienne qui veut appliquer la géométrie à la physique de la Nature pour démontrer la vérité de toute chose.
La critique rejette tout ce qui n’est pas démontré comme vrai, autrement dit le faux, mais aussi le vraisemblable. Elle empêche ainsi le développement du “sens commun”, fondé sur le vraisemblable au moyen de l’imagination et de la mémoire. S’inspirant de Cicéron*, Vico recommande que ce soit la topique, l’art d’inventer, “de trouver dans chaque chose ce qu’elle contient”, qui précède le jugement porté sur la vérité des choses, c’est-à-dire la critique.
[*] “L'invention trouve les moyens vrais ou vraisemblables qui peuvent soutenir la cause.” Cicéron, Rhétorique. De l’invention oratoire, Livre premier, VII, texte en ligne.Soumettre la prudence, comme sagesse pratique, à la manière de juger de la science, donc à la critique, est une erreur : “Faute d’avoir cultivé le sens commun, indifférents au vraisemblable, s’en tenant au vrai, au vrai seul, ils s'inquiètent peu si le reste des hommes pense de même et voit la vérité où ils la placent”. Rappelons que Descartes lui-même, dans l’attente de découvrir la vérité sur tout, se forme une “morale par provision*”, pour pouvoir vivre pratiquement au quotidien.
[*] Cf. De Socrate à Descartes.Dans son ouvrage De l’antique sagesse de l’Italie, publié en 1710, Vico met en pratique sa conviction que l’étymologie est la voie qui permet de retrouver les origines de la sagesse antique. Il y expose notamment deux de ses concepts fondamentaux.
Le premier est le verum est factum : chez les Latins, le vrai et le fait sont convertibles entre eux, autrement dit “Le vrai est le fait même”. Il n’y a pas de vérité dans les choses, la vérité est dans “ce qu’on fait, ce qui est fait, ce qui se fait”. Selon Vico, de confession catholique, seul Dieu est la vérité absolue, puisqu’il est le créateur, celui qui a fait toutes les choses et tous les êtres. L’homme ne peut atteindre la vérité que dans ce qu’il fait ou ce qu’il crée : “il peut bien penser les choses, mais non les comprendre ; voilà pourquoi il participe à la raison, mais ne la possède pas”.
Le second concept est l’ingenium, qui est “la faculté d’amener à l’unité ce qui est séparé et divers”. Cette faculté est liée à l’imagination et à la mémoire, et procède par métaphore, en trouvant et en inventant, c’est-à-dire en découvrant les rapports entre les choses. Synthétique, elle s’oppose à la méthode analytique de Descartes. Il reproche aux idées cartésiennes “claires et distinctes” de ne voir qu’une partie des choses : “l’esprit humain voir l’objet qu’il connaît distinctement, comme on voit la nuit à la lueur d’une lanterne, et en le voyant il perd de vue tout ce qui l’environne”.
L’ouvrage majeur de Vico est La Science nouvelle, dont le titre complet est Principes d’une Science nouvelle relative à la nature des nations, par lesquels on trouve d’autres principes du droit naturel des peuples. Il la décrit comme une “théologie civile et raisonnée de la providence”, une “histoire des idées humaines”, une “histoire idéale éternelle”. Michelet voit en Vico le précurseur de la philosophie de l’histoire. La méthode de Vico se fonde sur la philosophie, la science du vrai, et la philologie, la conscience de ce qui est certain.
Selon le philosophe napolitain, le cycle de l’histoire des nations comprend trois âges : l’âge des dieux, l’âge des héros et l’âge des hommes. À chacun correspond un type de langage : hiéroglyphique, métaphorique et épistolaire. Dans le premier âge, l’ignorance des hommes les conduit à imaginer que des dieux sont la cause de toutes les choses qu’ils ne comprennent pas. Le second âge voit les héros devenir des modèles, sous la forme de “caractères poétiques”, d’“universaux d’imagination” : c’est l’âge de la poésie et de la mythologie. L’âge des hommes est celui de la raison, de la science et du droit.
Si les hommes font l’histoire en agissant librement, c’est la Providence divine qui les conduit du début à la fin. Le cycle se renouvelle : les nations naissent, progressent et disparaissent “afin de renaître un jour, comme le phénix renaît de ses cendres”
Agir librement veut donc dire : suivre spontanément, instinctivement, le mouvement d’un élan unanime dont l’impulsion, qui ne peut être ramenée dans les limites d’aucune initiative particulière, ne peut venir que de "Dieu". Les hommes, pris en tant que peuples, agissent librement : mais leur liberté est au service de fins rationnelles qui ne relèvent pas de leur décision et ne peuvent être rapportées qu’à la Providence. P. Macheray, Verum est factum - Du providentialisme à l’histoire des peuples : philosophie de l’histoire ou théologie de l’histoire ?
La vie et la mort de Giambattista Vico ne furent pas un long fleuve tranquille. Enfant, il est si vif qu’il manque de périr dans une chute ; mort, il doit subir les conflits des vivants autour de sa dépouille. Sa postérité suit un chemin similaire. Adulé par certains de son vivant, il est également l’objet de critiques, dont les Vici Vindiciae, les revendications de Vico, sont un exemple frappant.
Voici comment il décrit dans son autobiographie l’incident qui faillit lui coûter la vie :
[À] l’âge de sept ans, il tomba la tête la première du haut d’une échelle et resta bien cinq heures sans connaissance. Il eut la partie droite du crâne fracassée [...]. Alarmé de cette fracture et de ce long évanouissement, le chirurgien prédit qu’il mourrait ou qu’il resterait idiot. Mais la prédiction, Dieu merci, ne se vérifia point [...]. Vico, Vie de Giambattista Vico, p. 35.
Professeur de rhétorique à l’Université de Naples, Vico meurt en 1744. Cette anecdote est rapportée à propos des circonstances qui ont suivi son décès.
Il était d’usage que les professeurs de l’Université royale accompagnent les dépouilles de leurs collègues décédés jusqu’à leur dernière demeure [...]. La confrérie de Sainte-Sophie, à laquelle appartenait Vico, devait se charger de sa sépulture [...]. Lorsque ses représentants arrivèrent à la maison du défunt, ils commencèrent à murmurer qu’ils ne permettraient pas aux professeurs de l’Université de tenir les cordons du poêle. Les professeurs affirmaient au contraire, avec quantité d’exemples à l’appui, que cet honneur leur revenait de droit. [...] Les deux partis n’ayant pu trouver un arrangement amiable, la confrérie prit la décision inhumaine d’abandonner le cadavre et de se retirer. Les professeurs, ne pouvant l’enterrer seuls, partirent à leur tour si bien qu’il fallut remonter le cadavre dans sa vieille demeure. Cité par D. Luglio in Vie de Giambattista Vico, p. 7-8.
En 1727, la revue Acta Eruditorum de Leipzig publie un compte rendu sur l’ouvrage majeur de Vico. L’article est “truffé d’inexactitudes” et “démolit littéralement la Science nouvelle”. Vico répond point par point et adresse cette exhortation au “vagabond inconnu”, surnom dont il affuble l’auteur de l’article resté anonyme.
Puisque donc tu es tel, à savoir un fourbe caché dans les ténèbres épaisses de ton nom, que tu ne supportes pas d’affronter en public le regard des hommes, également nuisible à tes amis et à tes ennemis ; que tu fuis ta patrie alors que personne ne te persécute, que tu n’as pas de lieu où t’arrêter, de ce côté-ci des Alpes ou au-delà, et puisque le savoir ou l’érudition, qui rendent meilleurs les hommes de bonne nature, rendent très méchants ceux qui ont une mauvaise nature, pour toutes ces raisons, je t’exhorte vivement et t’invite à renoncer au nom d’érudit et, autant que faire se peut, à l'éloigner de toi ; il vaut mieux, en effet, être ignorant et inoffensif qu’être très savant et errer, inconnu, avec le poids d’une si grande faute, et être mis au ban du genre humain. Vico, Vici Vindiciae, p. 73-74.
Même si Vico s’oppose à la doctrine de Descartes, tous deux montrent un lointain lien de parenté avec le Baron perché d’Italo Calvino. Ils utilisent une métaphore arboricole pour décrire les éléments de leur doctrine.
Dans sa Science nouvelle, le philosophe italien expose ainsi sa métaphysique poétique.
[Nous] devrons faire commencer la SCIENCE POÉTIQUE par une métaphysique également poétique, rude et grossière. De cette métaphysique, comme du tronc d’un arbre vigoureux, sortiront d’une part la logique, la morale, l’économie et la politique poétiques ; de l’autre, la physique poétique, mère de la cosmographie et de l’astronomie, qui engendreront à leur tour la chronologie et la géographie. Vico, La Science nouvelle, Livre II, p. 125.
L’arbre allégorique de Descartes résume son projet d’une science universelle.
Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale ; j’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse. Descartes, Lettre-Préface des Principes de la philosophie.
VICO G. :
La méthode des études de notre temps ; Présentation, traduction et notes par Alain Pons, source : Réseau Intelligence de la complexité.
Méthode suivie de notre temps dans les études, extraits sur Wikisource.
De l’antique sagesse de l’Italie, Paris, Flammarion, 1993.
La Science nouvelle, Paris, Gallimard, 2020.
Vici Vindiciae, Paris, Éditions Allia, 2004.
Vie de Giambattista Vico écrite par lui-même, Paris, Éditions Allia, 2004.
BRÉHIER E., Histoire de la philosophie, Paris, PUF, 2e édition “Quadrige”, 2012.
MACHERAY P., source : La Philosophie au sens large :
Verum est factum - Une science nouvelle : la science pratique.
Verum est factum - Une science nouvelle : la science pratique (suite).
Verum est factum - Du providentialisme à l’histoire des peuples : philosophie de l’histoire ou théologie de l’histoire ?
PONS A., L’invention chez Vico, Tokyo, Congrès “La deuxième Renaissance”, 1984 [source : Réseau Intelligence de la complexité].
Patrick Moulin, MardiPhilo, septembre 2024.
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