Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Nous nous proposons de traiter de l’art poétique comme tel, ainsi que des genres poétiques. [...] L’épopée et la poésie tragique, comme aussi la comédie, la poésie dithyrambique et [...] la musique [...], toutes ont en commun d’être des représentations. Mais ces arts se distinguent les uns des autres de trois façons : ils peuvent représenter avec des moyens différents, représenter des sujets différents et représenter différemment (c’est-à-dire selon des modes différents). [...] Tous font œuvre de représentation au moyen du rythme, du langage et de la mélodie, en les utilisant de manière exclusive ou en les combinant. 1447a.
Les auteurs de représentations représentent des hommes qui agissent. Or, ceux-ci sont nécessairement ou des gens de valeur ou des êtres vils (en effet, les caractères correspondent presque toujours à l’une de ces deux catégories car, pour tout homme, c’est la vertu ou le vice de son caractère qui le distingue). Ou alors, ce sont soit des gens meilleurs que nous, soit moins bons, soit tels que nous [...]. 1448a.
En plus de ces deux différences, il y en a une troisième : le mode selon lequel on peut représenter chacun de ces sujets. C’est qu’en effet l’on peut, avec les mêmes moyens, représenter les mêmes sujets ou bien en faisant un récit (tantôt en se mettant dans la peau d’un autre, comme Homère le fait, tantôt en son nom propre), ou bien avec les acteurs qui font la représentation en jouant entièrement l’action. 1448a.
Il semble bien que, dans son ensemble, l’art poétique doive sa naissance à deux causes, toutes deux naturelles. En effet, les êtres humains sont dès leur enfance naturellement enclins à imiter, et cela précisément les distingue des autres animaux : l’homme est le plus enclin à imiter, et il fait ses premiers apprentissages au moyen de l’imitation. Et tous, ils prennent naturellement plaisir aux imitations et aux représentations [...]. Ici aussi, la raison en est que comprendre procure un très vif plaisir non seulement aux philosophes, mais aussi, de la même façon, aux autres hommes, même s’ils n’y ont qu’un accès limité. 1448b.
La poésie se divisa selon le caractère propre des poètes : les plus nobles représentaient de belles actions, c’est-à-dire celles de gens comme eux ; les plus vulgaires représentaient celles de gens de peu de valeur. Tout comme les premiers composaient des hymnes et des éloges, ceux-ci composèrent tout d’abord des satires. 1448b.
La comédie [...] est la représentation d’hommes inférieurs : inférieurs non pas en un sens qui impliquerait tous les vices - le ridicule n’est qu’une partie du laid. Le ridicule consiste en effet en une certaine erreur ou une laideur qui n’entraîne ni souffrance ni mort, comme on le voit immédiatement d’un masque de comédie : c’est un objet laid et difforme, mais qui n’exprime aucune souffrance. 1449a.
[La] tragédie est la représentation d’une action grave et sérieuse, complète et d’une certaine étendue, dans un langage attractif dont chacune des formes est utilisée séparément dans les différentes parties de l’œuvre, exécutée par des acteurs et pas au moyen d’un récit, et qui, au moyen de la pitié et de la peur, effectue la purgation [catharsis] des vécus émotionnels de cette nature. 1449b.
Toute tragédie comporte donc nécessairement six éléments constitutifs, ce qui la qualifie en tant que tragédie. Ces éléments sont l’intrigue, les caractères, l’expression, le raisonnement, le spectacle et le chant. [...] Le plus important de ces éléments, c’est l’agencement des faits, car la tragédie est la représentation non pas de personnes mais d’une action, c’est-à-dire d’une vie. [...] Ainsi, les faits, c’est-à-dire l’intrigue, sont la fin de la tragédie, et la fin est en toute chose ce qu’il y a de plus important. 1450a.
La tragédie, c’est la représentation d’une action, et c’est d’abord et avant tout en raison de l’action qu’elle est représentation de gens qui agissent. 1450b.
Nous avons établi que la tragédie est la représentation d’une action complète, c’est-à-dire formant un tout, et qui a une certaine étendue [...]. Un tout, c’est ce qui a un début, un milieu et une fin. [...] La limite adéquate de l’étendue est celle qui permet un renversement de fortune - le passage du malheur au bonheur, ou du bonheur au malheur - à travers une série d’événements qui se succèdent selon la vraisemblance ou la nécessité. 1451a.
Tout comme dans les autres arts représentatifs où l’unité de la représentation résulte de l’unité de son sujet, il faut donc que l’intrigue aussi, étant la représentation d’une action, représente une action une et formant un tout ; et il faut construire ses parties que constituent les faits de telle façon que transposer ou supprimer l’un d’eux aurait pour conséquence de bouleverser et de transformer le tout - car ce dont la présence ou l’absence ne fait aucune différence notable, cela ne fait pas partie intégrante d’un tout. 1451a.
[L’historien et le poète] se différencient bien plutôt en ce que le premier raconte ce qui est effectivement arrivé, tandis que le second raconte les événements tels qu’ils pourraient arriver. C’est pourquoi la poésie est plus philosophique et a plus de valeur que l’histoire. 1451b.
[Le] poète doit être un créateur d’intrigues bien plus qu’un auteur de vers, dans la mesure où être poète, c’est composer une représentation et que ce qu’il représente, ce sont des actions. 1451b.
Mais la représentation n’a pas seulement pour sujet une action complète ; elle doit aussi être celle d’événements qui suscitent peur et pitié, ce qui a lieu surtout et d’autant plus fortement quand ils se produisent contre notre attente, tout en découlant les uns des autres. Et, de fait, il y a ainsi un effet de surprise plus grand que s’ils se produisaient spontanément ou par hasard, puisque même les événements dus au hasard, nous les trouvons plus surprenants lorsqu’ils semblent être arrivés à dessein [...]. 1452a.
Le revirement de situation est un renversement où le cours des événements se trouve inversé [...].La reconnaissance est un renversement où l’on passe, comme son nom l’indique, de l’ignorance à la prise de connaissance, révélant ainsi une relation de parenté ou aboutissant à un sentiment de haine entre des personnages dont le sort, heureux ou malheureux, semblait scellé. 1452a.
Peur et pitié peuvent provenir du spectacle, mais elles peuvent aussi provenir de la construction même des faits : c’est là le procédé qui tient le premier rang et le propre d’un meilleur poète. En effet, l’intrigue doit être construite de telle manière que, même sans les voir, celui qui assiste à la lecture des faits qui se déroulent frissonne de peur et éprouve de la pitié à cause de ce qui se passe [...]. Car ce n’est pas n’importe quel type de plaisir qu’il faut chercher à obtenir d’une tragédie, mais celui qui lui est propre. Or c’est le plaisir issu de la pitié et de la peur au moyen de la représentation que le poète doit procurer. 1453b.
Il en va des caractères comme de la construction des faits : il faut toujours rechercher le nécessaire ou le vraisemblable, c’est-à-dire faire en sorte qu’il soit nécessaire ou vraisemblable que tel type de personnage dise ou fasse tel type de chose, et qu’il soit nécessaire ou vraisemblable que ceci se produise à la suite de cela. 1454a.
Le poète doit construire les intrigues et en achever l’effet au moyen de l’expression en se mettant les faits le plus possible devant les yeux. En les visualisant ainsi de la manière la plus vive comme s’il assistait à leur déroulement, il trouvera ce qu’il y a de plus approprié et aucune incohérence ne saura lui échapper. 1455a.
Quant à l’histoire de la pièce, qu’il reprenne une histoire déjà composée ou qu’il en invente une, le poète doit d’abord la formuler de manière générale et, ensuite, lui ajouter des épisodes et la développer. 1455a-b.
Il appartient à toute tragédie d’avoir un nœud et un dénouement. Ce qui est extérieur à l’intrigue, et souvent aussi ce qui est à l’intérieur d’elle, c’est ce qui constitue le nœud ; le restant constitue le dénouement. J’appelle “nœud” ce qui va du point de départ jusqu’au point à partir duquel se produit le changement de fortune, heureux ou malheureux, et “dénouement” ce qui va du début de ce changement de fortune jusqu’à la fin. 1455b.
Relève du raisonnement tout ce qui peut être produit par un discours : ses éléments sont démontrer, réfuter, susciter des émotions (comme la pitié, la peur, la colère ou d’autres émotions du même genre), plus l’amplification ou l’atténuation. 1456a-b.
Quant à l’expression, dans son ensemble, voici ses éléments constitutifs : la lettre, la syllabe, la particule de liaison, l’article, le nom, le verbe, la flexion et l’énoncé. 1456b.
La métaphore est un transfert de sens d’un mot : un transfert du genre à l’espèce, de l’espèce au genre, de l’espèce à l’espèce, ou bien un transfert par analogie. 1457b.
Ce qui fait l’excellence de l’expression, c’est d’être claire sans être triviale. 1458a.
[Le] propre de l’énigme, c’est d’associer des choses qui ne peuvent pas l’être pour décrire ce qui est. 1458a.
C’est une grande chose d’utiliser avec à-propos chacune des formes d’expression dont on a parlé [...], mais la plus grande, et de loin, c’est de savoir créer des métaphores : cela seul, on ne peut le tenir d’un autre, mais c’est la preuve d’un don naturel, car faire de bonnes métaphores, c’est apercevoir les similarités. 1459a.
Pour ce qui est de l’art de la représentation en mode narratif et produite au moyen du vers déclamé, il est évident qu’il faut construire les intrigues tout comme dans les tragédies, c’est-à-dire de manière dramatique, avec une action une et formant un tout complet (avec un début, des parties médianes et une fin), afin que, tout comme un tableau un et formant un tout, cette représentation procure le plaisir qui lui est propre. 1459a.
ARISTOTE, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2014.
« De Socrate à Descartes », Fiche de lecture n° 2 : Aristote, Éthique à Nicomaque.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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