Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
“Et c’est précisément le rôle de la philosophie de révéler aux hommes l’utilité de l'inutile ou, si l’on veut, de leur apprendre à distinguer entre deux sens du mot utile.” Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique. p. IX.
Dans le monde de l’utilitarisme, [...] un marteau vaut davantage qu’une symphonie, un couteau davantage qu’un poème, une clé anglaise davantage qu’un tableau, car il est facile de comprendre l’efficacité d’un outil, mais il est plus difficile de comprendre à quoi peuvent servir la musique, la littérature ou l’art. p. XIV.
“Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure.” Hölderlin.
“C’est bien plus beau lorsque c’est inutile !” Rostand, Cyrano de Bergerac. p. XXI.
“L’enfer des vivants n’est pas chose à venir ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble.” Italo Calvino, Les Villes invisibles, p. XXXII.
On continue [...] de constater, sous des formes très diverses et plus sophistiquées, une supériorité de l’avoir sur l’être, une dictature du profit et de la possession qui domine tous les champs du savoir et chacun de nos comportements quotidiens. L’apparaître compte davantage que l’être : ce qui est exhibé [...] se voit attribuer bien plus de valeur que la culture ou le degré d’instruction. p. 6.
“C’est l’histoire de deux jeunes poissons qui nagent et croisent le chemin d’un poisson plus âgé qui leur fait signe de la tête et leur dit : « Salut, les garçons. L’eau est bonne ? » Les deux jeunes poissons nagent encore un moment, puis l’un regarde l’autre et fait : « Tu sais ce que c’est, toi, l’eau ? »” [...] À l’instar des deux jeunes poissons, nous-mêmes ne nous rendons pas compte de ce qu’est véritablement l’eau dans laquelle nous vivons chaque minute notre existence. p. 8.
“Et je dis à leur honte qu’ils ne doivent pas être appelés lettrés, parce qu’ils n’acquièrent pas les lettres pour l’usage de celles-ci, mais parce que grâce à elles ils gagnent argent et dignité ; de même on ne peut appeler joueur de cithare celui qui a chez lui une cithare pour la prêter contre un salaire, et non pour en jouer.” Dante, Banquet, p. 11.
“Alors qu’ils mangent et boivent dans de la vaisselle de terre cuite ou de verre, de forme élégante, mais sans valeur, ils font d’or et d’argent, pour les maisons privées comme pour les salles communes, des vases de nuit et des récipients destinés aux usages les plus malpropres. [...] Tous les moyens leur servent ainsi à dégrader l’or et l’argent.” Thomas More, L’Utopie, p. 14.
“Ainsi, il est bien clair que la philosophie n’est recherchée pour aucune utilité étrangère ; mais, de même que nous appelons libre l’homme qui ne travaille que pour lui, et non pour un autre, de même cette science est, entre toutes, la seule qui soit vraiment libre, puisqu'elle est la seule qui n'ait absolument d’autre objet qu’elle-même.” Aristote, Métaphysique. p. 33.
Comme Paul Ricœur l’a bien montré, celui qui parcourt le chemin de la vraie philosophie prend le risque d’échouer sur le plan de la vie tout court. Pourvu que cela lui permette de conquérir la liberté, le vrai philosophe cherche toujours à garder les yeux tournés vers le ciel, sans craindre de finir peut-être par tomber dans un puits comme Thalès. p. 36-37.
“Le goût est la faculté de juger et d’apprécier un objet ou un mode de représentation par une satisfaction ou un déplaisir, indépendamment de tout intérêt. On appelle beau l’objet d’une telle satisfaction.” Kant, Critique de la faculté de juger, § 5.
“C’est grand cas que les choses en soient là, en notre siècle, que la philosophie ce soit, jusqu’aux gens d’entendement, un nom vain et fantastique, qui se trouve de nul usage et de nul prix, et par opinion et par effet.” Montaigne, Essais, I, 26.
“Cet âge vaniteux / Qui se repaît de vides espérances / Aime les contes et hait la vertu ; / Cet âge sot qui adore l’utile / Et ne voit point la vie / Se faire chaque jour plus inutile - / Je suis plus grand que lui”. Leopardi, La Pensée dominante, p. 48.
“Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. - L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines.” Théophile Gautier, p. 52.
“En général, dès qu’une chose devient utile, elle cesse d’être belle.” Théophile Gautier, p. 54.
“L’art est ce qui console le mieux de vivre”. Théophile Gautier, p. 55.
“Être un homme utile m’a paru toujours quelque chose de bien hideux.” Baudelaire, Mon cœur mis à nu, p. 55-56.
C’est justement à la folie que l’on doit les aventures extraordinaires de l’un des personnages les plus marquants de la littérature mondiale. Le mythique Don Quichotte pourrait être considéré comme le héros par excellence de l’inutilité. p. 63.
Quoi qu’il en soit, il y a peut-être une leçon à tirer de l’inutilité et de la gratuité des aventures du Chevalier à la triste figure : elles nous montrent la nécessité d’entreprendre courageusement même celles de nos entreprises qui sont vouées à l’échec, parce que, avec le temps, certaines glorieuses défaites peuvent donner naissance à de grandes choses (“car la vérité, si fragile soit-elle, ne casse pas : elle surnage toujours au-dessus du mensonge, comme l’huile sur l’eau” - II, 10). p. 65.
“Houei-Tseu dit : « Vos paroles sont inutiles. » Tchouang-Tseu répondit : « Il faut savoir ce qui est inutile pour connaître ce qui est utile. »” Tchouang-Tseu, p. 70.
“En offrant la première guirlande de fleurs à sa compagne, l’homme primitif a transcendé la brute. Par ce geste qui l’élevait au-dessus des nécessités grossières de la nature, il est devenu humain. En percevant l’usage subtil de l’inutile, il est entré dans le royaume de l’art.” Okakura Kakuzô, p. 71.
“Si on ne comprend pas l’utilité de l’inutile on ne comprend pas l’art ; et un pays où on ne comprend pas l’art est un pays d’esclaves ou de robots, un pays de gens malheureux, de gens qui ne rient pas ni ne sourient, un pays sans esprit : où il n’y a pas l’humour, où il n'y a pas le rire, il y a la colère et la haine.” Ionesco, p. 72.
“Souvent, l’engagement que les hommes mettent dans des activités qui semblent tout à fait gratuites, sans autre but que le divertissement ou la satisfaction de résoudre un problème difficile, se révèle comme essentiel dans un domaine que personne n’avait prévu, avec des conséquences qui peuvent aller loin. Cela est vrai pour la poésie et pour l’art, de même que pour la science, et pour la technologie.” Italo Calvino, p. 73-74.
Tandis qu’on lui prépare la ciguë, Socrate s’exerce à la flûte pour apprendre un air et, quand on lui demande : “À quoi cela te servira-t-il ?”, le philosophe impassible répond : “À connaître cet air avant de mourir.” p. 74.
“Une exception inutile, un modèle dont personne n’a cure - tel est le rang auquel on doit aspirer si on veut se rehausser à ses propres yeux.” Cioran, p. 75.
“Je n’ai pas de talents particuliers. Je suis juste passionnément curieux.” Albert Einstein, Lettre à Carl Seelig.
C’est précisément quand une nation subit une crise qu’il est nécessaire de multiplier par deux les fonds destinés aux savoirs et à l’éducation des jeunes, afin d’éviter que la société ne sombre dans l’abîme de l’ignorance. p. 88-89.
“Vous êtes tombés dans une méprise regrettable, vous avez cru faire une économie d’argent, c’est une économie de gloire que vous faites.” Hugo, Discours à l’Assemblée constituante [sur la réduction du budget des sciences, des lettres et des arts], 10 novembre 1848, p. 90.
“On n’apprenait pas le latin et le grec pour les parler, ou pour devenir domestique ou correspondant commercial. On les apprenait pour connaître directement la civilisation des deux peuples, qui constitue le présupposé nécessaire de la civilisation moderne, on les apprenait autrement dit pour être soi-même et pour se connaître soi-même consciemment.” Antonio Gramsci, Cahiers de prison, p. 104.
[Il] est difficile d’imaginer que la passion pour la philosophie, pour la poésie ou pour l’histoire de l’art puisse naître de la lecture de matériaux didactiques qui, d’abord simples supports, finissent par remplacer les œuvres dont ils parlent, c’est-à-dire ces textes qui deviennent de purs “pré-textes”. p. 108-109.
La rencontre entre celui qui enseigne et celui qui apprend présuppose toujours un “texte” comme point de départ. p. 109.
Les découvertes fondamentales qui ont révolutionné l’histoire de l’humanité sont en grande partie le fruit de recherches éloignées de tout objectif utilitaire. p. 118.
Une vie dépourvue de vertus et de principes n’est pas une vie. p. 122.
“Le savant n’étudie pas la nature parce que cela est utile ; il l’étudie parce qu’il y prend plaisir et il y prend plaisir parce qu’elle est belle. Si la nature n’était pas belle, elle ne vaudrait pas la peine d’être connue, la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue.” Poincaré, p. 126.
“La connaissance est une richesse qu’on peut donner sans s’appauvrir.” Seul le savoir peut perturber la logique dominante du profit en étant partagé sans appauvrir, et en enrichissant même à la fois celui qui le transmet et celui qui le reçoit. p. 128.
“C’est le jouir, non le posséder, qui nous rend heureux.” Montaigne, Les Essais, I, 42.
“Pitoyable vie humaine, en qui sans cesse s’insinue l’intolérable cupidité, pareille à un vent d’hiver ! Et plût aux dieux que les médecins unissent leurs forces pour soigner cette maladie, plus pénible que la folie - car on va jusqu’à réputer heureuse cette affection morbide et pernicieuse !” Hippocrate, p. 133.
“Eh bien, quand tu voudras procéder à une estimation exacte, savoir ce que vaut un homme, examine-le à nu. Qu’il dépose son patrimoine, qu’il dépose ses honneurs, toutes les faveurs mensongères de la Fortune ; qu’il soit même dépouillé de son corps. Regardez son âme, ce qu'elle est, et quelle taille elle mesure ; a-t-il emprunté ou tire-t-il de lui-même sa grandeur ?” Sénèque, Lettres à Lucilius, IX.
“Ne confonds point l’amour avec le délire de la possession, lequel apporte les pires souffrances. Car au contraire de l’opinion commune, l’amour ne fait point souffrir. Mais l’instinct de propriété fait souffrir, qui est le contraire de l’amour.” Saint-Exupéry, Citadelle, p. 140.
“Nos mains ne doivent pas être des cercueils : seulement des lits, où les choses dorment d’un sommeil crépusculaire et font des rêves, depuis les profondeurs desquels s’exprime leur intimité la plus chère et la plus cachée. [...] Car possession signifie pauvreté et angoisse ; ce qu’il faut pour posséder sans peur, c’est avoir possédé.” Rilke, p. 149.
[Considérer] sa propre vérité comme l’unique vérité possible revient à supprimer toute recherche de la vérité. [...] Seul celui qui aime la vérité peut la rechercher constamment. p. 159.
“La vérité est comparée dans l’Écriture à une source vive ; si ses eaux ne coulent pas en un perpétuel courant, elles se corrompent en un étang embourbé de conformité et de tradition.” John Milton, p. 160-161.
“La valeur de l’homme ne réside point dans la vérité qu’on possède ou prétend posséder, mais dans l’effort sincère qu’on fournit pour l’atteindre. Lessing, p. 162.
ORDINE N., L’utilité de l’inutile, Paris, Fayard / Pluriel, 2016.
Le chapitre “Éloge (et principe) de l'inutilité”, dans mon ouvrage “Nous n'aurons pas le Temps - Consolation de l'Éphémère”.
Notes contemplatives de lecture : Les Œuvres de Maître Tchouang.
Poésie : Leopardi, La Pensée dominante.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, décembre 2024.
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