Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
[M. C., premier danseur à l’Opéra] m’assura que la pantomime de ces poupées était pour lui un vrai délice et me fit remarquer sans détour qu’un danseur souhaitant progresser pouvait apprendre d’elles bien des choses. p. 7.
Chaque mouvement a un centre de gravité, me dit-il, il suffit de commander celui-ci au sein même du pantin ; les membres, qui ne sont rien d’autre que des pendules, suivent d’eux-mêmes, mécaniquement, sans une quelconque action extérieure. / Il ajouta que ce geste était d’une simplicité élémentaire ; chaque fois que le centre de gravité est mis en mouvement en ligne droite, les membres décrivent des courbes ; quand il est ébranlé de façon purement accidentelle, l’ensemble entre dans une sorte de mouvement rythmique semblable à une danse. p. 9.
[La ligne que le centre de gravité doit décrire] n’est rien d’autre que le chemin de l’âme du danseur ; et il était persuadé qu’elle ne pouvait être reproduite que par l’acte du machiniste de se projeter dans le centre de gravité de la marionnette, ce qui signifie, en d’autres termes, par l’acte de danser. p. 11.
Rien qui ne se trouve déjà ici [...] : harmonie, mobilité, légèreté… Mais le tout à un niveau supérieur ; et surtout une disposition plus naturelle des centres de gravité. / Et l’avantage qu’aurait cette poupée sur des danseurs vivants ? / [...] En premier lieu un avantage négatif [...], à savoir que jamais elle ne ferait de manières. Car l’affectation apparaît [...] quand l’âme (vis matrix) se situe dans un autre point que le centre de gravité du mouvement. Or, comme le machiniste ne peut de toute façon, au moyen du câble ou de la ficelle, agir en un autre point que celui-ci, tous les membres restants sont ce qu’ils doivent être : morts, de simples pendules, obéissant à la seule loi de la pesanteur, une excellente qualité qu’on cherche en vain chez la plupart de nos danseurs. p. 13-14.
[Ces] poupées ont l’avantage d'échapper à la gravité. Elles ne connaissent rien de l'inertie de la matière, de toutes les propriétés celle qui est la plus contraire à la danse : la force qui les soulève dans les airs est plus grande que celle qui les attache au sol. [...] Les poupées n’ont besoin du sol que pour l’effleurer, comme les elfes, et ranimer l’envolée des membres par cette résistance d’un court instant ; nous avons besoin de lui pour y reposer et nous rétablir de l’effort de la danse : un moment qui, de toute évidence, n’est pas en soi de la danse et dont il n’y a rien à faire si ce n’est tenter de l’effacer. p. 15-16.
[Il est] tout simplement impossible à l’homme ne serait-ce que d’égaler le pantin articulé. Seul un dieu pourrait, sur ce point, se mesurer à la matière ; et là se trouvait le point où les deux extrémités du monde circulaire se rejoignaient. p. 16.
Il semblerait [...] que vous n’ayez pas lu avec attention le troisième chapitre du premier livre de Moïse ; et qui ne connaît pas cette première période de la culture humaine ne peut être un interlocuteur digne de parler des suivantes et encore moins de la dernière. p. 17.
[Le jeune homme d’une grâce merveilleuse] Il s’avérait que nous avions vu peu de temps auparavant à Paris cet éphèbe qui se retire une épine du pied ; le moulage de la statue est connu [...]. Un regard jeté dans un grand miroir au moment où il posait le pied sur un tabouret pour l’essuyer le lui rappela ; il sourit et me dit quelle découverte il venait de faire. À dire vrai, j’avais au même instant fait le même rapprochement, pourtant, était-ce pour mettre à l’épreuve l’assurance de la grâce qui l’habitait, était-ce pour corriger un peu sa vanité d’un geste salutaire : je me mis à rire et répondis qu’il devait avoir des visions ! Il rougit et leva le pied une deuxième fois pour me le montrer ; cependant, comme on pouvait facilement le prévoir, la tentative échoua. p. 18.
[Le duel avec l’ours] Non seulement l’ours, tel le meilleur escrimeur au monde, parait toutes mes attaques, mais il ne répondait à aucune de mes feintes [...] : ses yeux plongés dans les miens, comme s’il pouvait y lire mon âme, il se tenait debout, la patte levée, prêt à frapper, et si mes coups n’étaient pas réellement portés, il ne bougeait pas. p. 21-22.
Nous voyons que, dans le monde organique, à mesure que la réflexion se fait plus obscure et plus faible, la grâce jaillit toujours plus rayonnante et plus souveraine. Mais tout comme l’intersection de deux droites partant du même côté d’un point se retrouve soudain de l’autre côté après avoir traversé l’infini, ou comme le reflet d’un miroir concave, après s’être éloigné dans l’infini, réapparaît face à nous, de même c’est une fois que la connaissance a, pour ainsi dire, parcouru un infini qu’on retrouve la grâce ; de sorte qu’elle apparaît au même moment de la manière la plus pure dans la constitution d’une silhouette humaine dont la conscience est inexistante ou bien infinie, c’est-à-dire dans le pantin articulé ou le dieu. / Ainsi, dis-je un peu étourdi, nous devrions goûter à nouveau à l’Arbre de la Connaissance pour retomber dans l’état d’innocence ? / Assurément, répondit-il, et c'est l’ultime chapitre de l'histoire du monde. p. 22-23.
Lorsque tu veux savoir quelque chose et que tu ne peux y parvenir par la méditation, alors je te conseille, mon cher et savant ami, d’en parler avec la première personne qui se présente à toi. Elle n’a même pas besoin d’être un esprit très éclairé, je ne veux pas dire pour autant qu’il faille la questionner à ce sujet : non ! Au contraire, c’est toi qui dois tout d’abord lui en parler. p. 25.
Mais à cette époque tu parlais probablement avec l’ambition d’apprendre quelque chose aux autres, or je veux que tu parles dans le dessein raisonnable d’apprendre toi-même quelque chose, et ainsi les deux règles de sagesse pourront peut-être, selon les différents cas, coexister en harmonie. Le Français dit “l’appétit vient en mangeant”, et cette maxime fondée sur l’expérience reste vraie quand on la parodie en disant “l’idée vient en parlant”. p. 25-26.
[Parce] que j’ai malgré tout une obscure représentation du problème, liée de plus ou moins loin à ce que je cherche, mon esprit, quand je prends avec fougue la parole en premier et tandis que la conversation progresse, dans la nécessité de trouver une fin au commencement, éclaircit cette représentation nébuleuse en une idée d’une clarté absolue, de sorte que le raisonnement aboutit, à mon grand étonnement, au moment où ma longue phrase s’achève. p. 27.
Une source d’enthousiasme particulière s’offre à celui qui parle face à un visage humain, et un regard qui nous fait savoir qu’une pensée à demi exprimée est déjà comprise nous livre souvent l’énoncé de la moitié qui manquait encore. p. 28.
Je pense que maint grand orateur ne sait pas ce qu’il va dire au moment où il ouvre la bouche. Mais la certitude qu’il a de pouvoir élaborer en abondance toutes les idées qui lui sont nécessaires grâce aux circonstances extérieures et à la stimulation de son esprit qui en résulte lui donne assez de hardiesse pour débuter son discours au petit bonheur. p. 29.
Un tel discours est véritablement un cheminement de pensée à haute voix. Dans leur succession, idées et formulations se développent de concert ; les mouvements de l’esprit, ayant les unes et les autres pour objets, convergent. La parole n’est pas alors un obstacle semblable à un sabot de frein sur la roue de l’esprit, mais bien plutôt une deuxième roue avançant en parallèle sur le même axe. p. 33-34.
Dans une société où, au travers d’une conversation nourrie, une fécondation continuelle des esprits par les idées est à l’œuvre, on voit souvent des personnes qui, parce qu’elles pensent ne pas pouvoir maîtriser le langage, restent d’ordinaire en retrait, s’enflamment soudain d’un geste brusque, accaparent la parole et se lancent dans un discours incompréhensible. [...] Il est probable que ces personnes avaient pensé des choses tout à fait pertinentes et claires. Mais le changement soudain d’activité, le passage dans leur esprit de la pensée à l’expression, fait disparaître la stimulation intellectuelle nécessaire à la formation de la pensée autant qu’essentielle à sa formulation. p. 34-35.
[Ce] n’est pas nous qui savons, c’est avant tout un certain état de nous qui sait. p. 36.
[Il] est si difficile de jouer sur l’âme humaine et d’en tirer sa sonorité véritable, des mains malhabiles peuvent si facilement en tirer des sons discordants, que même le connaisseur d’hommes le plus accompli, le plus grand maître dans l’art d’accoucher les idées, selon l’expression de Kant, pourrait commettre des erreurs s’il ne connaissait pas bien la personne qui se présente à lui. p. 37.
[À propos des examinateurs de concours d’université] [On] devrait déjà être honteux de forcer quelqu’un à vider le contenu de sa bourse, de son âme d’autant plus. p. 38.
KLEIST H., Sur le théâtre de marionnettes, Paris, Sillages, 2010.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, septembre 2024.
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