Éléments de doctrine
Emmanuel Kant (1724-1804) est le philosophe du devoir moral. Il vit à l'époque du siècle des Lumières . C'est l'auteur de l'impératif catégorique :
Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle.
Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais comme un moyen.
Sa doctrine se fonde sur trois questions :
Que puis-je savoir ? (La Connaissance) ;
Que dois-je faire ? (La Morale) ;
Que m'est-il permis d'espérer ? (La Religion).
Les trois questions se résument en une seule : Qu'est-ce que l'homme ?
Selon Kant, Les êtres humains sont le jeu d'une force antagoniste : « l'insociable sociabilité ».
J'entends ici par antagonisme, l'insociable sociabilité des hommes, c'est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d'une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, quatrième proposition.
L'ouvrage
Le texte est publié en 1795. Kant a déjà publié ses trois critiques :
Critique de la raison pure (1781), sur la théorie de la connaissance ;
Critique de la raison pratique (1788), sur l'action morale ;
Critique de la faculté de juger (1790), sur le goût et l'esthétique.
Le titre complet est : Vers la paix perpétuelle – Esquisse philosophique. Il est structuré en une introduction courte ; deux sections comprenant des articles « en vue de la paix perpétuelle entre États » ; deux annexes ; deux appendices.
Les problématiques abordées sont toujours d'actualité :
Pertinence d'une armée de métier (et quid de l'escalade illimitée de la dissuasion et de ses coûts ?) ;
Critique de l'ingérence d'un État dans le gouvernement d'un autre État ;
Importance de la Constitution républicaine pour établir la paix, même si Kant fait une critique de la démocratie ;
Promotion d'une fédération des États, préfigurant l'union européenne ;
Critique du colonialisme : pas de droit de résidence (d'envahir un autre État et de soumettre son peuple) mais un droit de visite pour favoriser le commerce ;
Vision mondialiste : toute atteinte au droit en un lieu est ressentie par tous ;
Perception de la religion : la manière de croire (le « véhicule de la religion ») importe plus dans ses conséquences que la religion elle-même ;
Importance du commerce : la puissance de l'argent est plus forte que celles des armées ou des alliances ;
Conception de l'homme politique : critique des philosophes rois de Platon, distinction entre le politique moral (qui tient compte de la nature humaine, de l'anthropologie) et le moraliste politique (despote et sophiste).
La paix perpétuelle ne se trouve-t-elle que dans les cimetières ?
Les articles préliminaires décrivent les conditions préalables d'une paix perpétuelle : pas de paix si une clause secrète permet la guerre ; les États ne sont pas des choses ; il ne doit plus y avoir d'armée permanente ; pas de dettes encourageant à faire la guerre ; pas d'ingérence entre États ; pas d'hostilités rendant impossible une confiance entre États dans le futur.
Les articles définitifs indiquent les conditions nécessaires à la paix perpétuelle : constitution républicaine, formes et manières de gouverner ; fédéralisme des États ; droit cosmopolitique restreint à une hospitalité universelle.
L'annexe I montre que la Providence, c'est-à-dire la nature, garantit la paix perpétuelle. L'annexe II évoque l'importance de la liberté d'expression publique des philosophes en politique, sans en faire des « philosophes rois ».
L'appendice I montre les discordances entre morale et politique. Il faut distinguer le politique moral, qui concilie la politique comme droit pratique et la morale comme droit théorique, du moraliste politique ou moraliste despotisant, aux maximes sophistiques.
L'appendice II montre la concordance entre morale et politique. Deux principes transcendantaux : tout action doit pouvoir être rendue publique pour être conforme au droit ; toute maxime qui exige la publicité est conforme au droit et à la politique.
A la paix perpétuelle
Cette courte introduction est une « clause de sauvegarde » pour que le politique pratique (l'homme d’État) ne fasse pas une interprétation malveillante des idées du politique théorique (le philosophe, ici Kant). La paix perpétuelle se trouve dans les cimetières, mais est-ce ceux des hommes en général ou, en particulier, ceux des chefs d’État ou des philosophes ?
1re Section contenant les articles préliminaires en vue de la paix perpétuelle entre États
Article 1. « Aucune conclusion de paix ne doit valoir comme telle, si une réserve secrète donne matière à une guerre future. »
La paix est la fin de toutes les hostilités. L'adjectif perpétuel est un « pléonasme suspect ».
Article 2. « Aucun État indépendant […] ne doit être acquis par un autre État à la faveur d'un échange, d'un achat ou d'un don. »
Un État n'est ni un avoir ni une chose. C'est « une société d'hommes à laquelle personne d'autre que lui-même ne peut commander et dont personne d'autre que lui ne peut disposer. »
Annexer un État signifie supprimer son existence.
Un royaume héréditaire qui change de chef (transmission de l'héritage du pouvoir) ne change pas d’État.
Article 3. « Avec le temps, les armées permanentes doivent disparaître. »
Une armée permanente maintient la menace d'une guerre.
Le coût engagé pour une armée rend la paix « plus pesante qu'une courte guerre ». Mieux vaut un exercice en armes périodique et volontaire par les citoyens pour assurer la sécurité.
Article 4. « On ne doit pas faire de dettes touchant des querelles extérieures de l’État. »
La nature humaine incline naturellement les puissants à faire la guerre. Il faut interdire que la banqueroute d'un État soit un préjudice pour d'autres États.
Article 5. « Aucun État ne doit s'immiscer par la violence dans la constitution et le gouvernement d'un autre État. »
L’ingérence d'une puissance extérieure dans le fonctionnement d'un autre État est une atteinte aux droits de son peuple.
Article 6. « Aucun État en guerre avec d'autres ne doit se permettre des hostilités telles qu'elles rendraient impossible la confiance réciproque dans la paix future ».
Une guerre sans « quelque confiance dans la manière de penser de l'ennemi » tournerait à l'extermination. La guerre est l'expédient du droit à l'état de nature « de s'affirmer par la violence ». Une guerre d'extermination n'établit la paix que dans les cimetières.
Les articles 1, 5, 6 sont des lois d'interdiction, indépendantes des circonstances, qui valent universellement.
Les articles 2, 3, 4 sont des lois permissives, qui permettent d'ajourner leur application, qui valent en général.
2e Section contenant les articles définitifs en vue de la paix perpétuelle entre États
L'état de paix parmi des hommes vivant les uns à côté des autres n'est pas un état de nature : celui-ci est bien plutôt un état de guerre : même si les hostilités n'éclatent pas, elles constituent pourtant un danger permanent. L'état de paix doit donc être institué ; car s'abstenir d'hostilités ce n'est pas encore s'assurer la paix et, sauf si celle-ci est garantie entre voisins […], chacun peut traiter en ennemi celui qu'il a exhorté à cette fin.
Toute constitution de droit est celle qui est conforme (définitions de Montesquieu entre parenthèses pour les deux premiers) :
au droit civique (rapport des hommes/citoyens dans un peuple) ;
au droit des gens (rapport des peuples entre eux) ;
au droit cosmopolitique, rapport des citoyens d'un « État universel des hommes ».
Article 1. « La constitution civique de chaque État doit être républicaine. »
Les principes d'une constitution républicaine, la seule fondée sur le droit du peuple, sont :
Liberté ;
Dépendance de tous envers la loi ;
Égalité.
La liberté de droit est « l'autorisation de n'obéir à aucune autre loi extérieure que celles auxquelles j'ai donné mon assentiment. »
L'égalité de droit est « le rapport des citoyens selon lequel personne ne peut obliger l'autre » sans se soumettre « à la loi qui peut l'obliger réciproquement ».
Ces « droits innés » sont « nécessairement inhérents à l'humanité et inaliénables ».
Question sur le droit d'égalité et la noblesse héréditaire : le rang attribué par l’État doit-il précéder le mérite ou l'inverse ?
Le mérite (compétence et loyauté dans la charge) ne découle pas du rang lié à la naissance ;
« Un noble n'est pas aussitôt […] un homme noble » ;
La noblesse conférée par la charge n'est pas la propriété de la personne, mais celle du poste. La personne qui se démet de son poste renonce à son rang.
Remarque sur les Constitutions républicaine et démocratique – Les formes d'un État.
Selon la personne qui détient le pouvoir suprême sur le peuple :
Autocratie (un seul) ;
Aristocratie (quelques-uns liés entre eux) ;
Démocratie (tous ceux qui constituent la société civile).
Selon la manière dont le chef gouverne le peuple :
Républicaine (principe de séparation des pouvoirs) ;
Despotique (la volonté publique devient la seule volonté privée du chef d’État).
La démocratie est nécessairement un despotisme : tous décident au sujet d'un seul.
En effet, toute forme de gouvernement qui n'est pas représentative est proprement une non-forme, parce que le législateur ne peut être, en une seule et même personne, en même temps l'exécuteur de sa volonté [...].
Celui qui gouverne dans un système représentatif doit être « simplement le serviteur de l’État » (Ex. de Frédéric II). Le chef d’État (le « maître du pays ») doit faire preuve d'humilité car il administre « ce que Dieu a de plus sacré sur terre, le droit des hommes ».
La manière de gouverner importe plus que la forme de l’État.
« Laisse les sots disputer du meilleur gouvernement ; le mieux dirigé est le meilleur » […]. Si cela doit signifier : le gouvernement le mieux dirigé est le mieux dirigé, il a [celui qui affirme cela], selon l'expression de Swift, croqué une noix qui l'a récompensé avec un ver. Mais si cela doit signifier qu'il doit être également la meilleure manière de gouverner, c'est-à-dire la meilleure constitution politique, alors c'est totalement faux, car des exemples de bon gouvernement ne prouvent rien quant à la manière de gouverner.
Article 2. « Le droit des gens doit être fondé sur un fédéralisme d’États libres. »
Un État des peuples n'est pas une alliance des peuples par une constitution civique : chaque État contient par sa constitution un supérieur qui légifère et un inférieur qui obéit. Le droit réciproque des peuples d’États différents ne peut se fondre dans un seul État.
L'attachement des « sauvages » à leur liberté sans loi n'a rien à envier à l’État qui fait se sacrifier des milliers d'hommes sans que leur chef ne s'expose lui-même au danger.
[…] la différence entre les sauvages d'Europe et ceux d'Amérique consiste particulièrement en ceci : alors que maintes tribus américaines ont été entièrement dévorées par leur ennemi, les Européens savent faire un meilleur usage des vaincus que de les consommer et ils savent grâce à eux accroître le nombre de leurs sujets et, par suite également, la quantité d'instruments en vue de guerres de plus en plus étendues.
Les États ne doivent pas écarter le concept de droit au profit de la politique guerrière.
Cet hommage que chaque État rend au concept de droit (au moins en paroles) prouve qu'on doit pouvoir rencontrer chez l'homme une disposition morale encore plus haute, bien qu'elle soit présentement en sommeil, à devenir maître un jour du mauvais principe en lui […] et à l'espérer également des autres ; le mot droit ne viendrait sinon jamais à la bouche des États qui veulent se combattre, à moins de le tourner en ridicule comme l'expliqua ce prince gaulois : « C'est le privilège que la nature a accordé au plus fort de se faire obéir du plus faible. »
Ni la guerre, ni la victoire ne décident du droit. Un traité de paix (ou contrat de paix) met fin à une guerre, mais pas à l'état de guerre. Seule une alliance de paix pourrait « terminer pour toujours toutes les guerres. »
Cette alliance ne vise pas à acquérir une quelconque puissance politique, mais seulement à conserver et à assurer la liberté d'un État pour lui-même et en même temps celle des autres États alliés, sans que pour autant ces États puissent se soumettre (comme des hommes à l'état de nature) à des lois publiques et à leur contrainte.
C'est l'idée de fédération qui s'étend progressivement à tous les États et conduit à la paix perpétuelle. Cette alliance permanente qui conserve les droits particuliers des États présente moins de risque qu'une république mondiale où les peuples des États perdraient leurs droits particuliers.
Article 3. « Le droit cosmopolitique doit se restreindre aux conditions de l'hospitalité universelle. »
L'hospitalité est le droit pour un étranger de ne pas être traité comme un ennemi lorsqu'il arrive sur le territoire d'un autre. Ce n'est pas de la philanthropie mais du droit.
On peut le renvoyer, si cela n'implique pas sa perte, mais aussi longtemps qu'il se tient paisiblement à sa place, on ne peut pas l'aborder en ennemi. L'étranger ne peut pas prétendre à un droit de résidence […] mais à un droit de visite.
Tous les hommes ont en commun la possession de la surface de la terre, mais « personne à l'origine n'a plus qu'un autre le droit d'occuper tel endroit. »
Le droit d'hospitalité est limité à la recherche d'un commerce mutuel, pacifique.
Si on compare à cela la conduite inhospitalière des États civilisés et particulièrement des États commerçants de notre partie du monde, l'injustice, dont ils font preuve, quand ils visitent des pays et des peuples étrangers (visite qui pour eux signifie la même chose que la conquête) va jusqu'à l'horreur. L'Amérique, les pays des Nègres, les îles aux épices, le Cap, etc. étaient à leurs yeux, quand ils les découvrirent, des pays qui n'appartenaient à personne ; ils ne tenaient aucun compte des habitants.
Kant vise explicitement la politique colonialiste européenne, qui provoque « l'oppression des indigènes, le soulèvement des divers États […] la famine, la rébellion, la trahison et toute la litanie des maux qui oppriment le genre humain qu'on peut continuer à égrener. »
Il argumente en faveur du droit cosmopolitique.
Cependant, la communauté (plus ou moins étroite) formée par les peuples de la terre ayant globalement gagné du terrain, on est arrivé au point où toute atteinte au droit en un seul lieu de la terre est ressentie en tous. Aussi bien l'idée d'un droit cosmopolitique n'est pas un mode de représentation fantaisiste et extravagant du droit, mais c'est un complément nécessaire du code non écrit, aussi bien du droit civique que du droit des gens en vue du droit public des hommes en général et ainsi de la paix perpétuelle dont on ne peut se flatter de se rapprocher continuellement qu'à cette seule condition.
Annexe I – De la garantie de la paix perpétuelle
La garante de la paix perpétuelle est la Providence, c'est-à-dire la volonté de la nature : « une cause supérieure, tournée vers la fin ultime objective du genre humain et prédéterminant ce cours du monde ».
Les dispositions provisoires de la nature pour nous fournir cette garantie de paix perpétuelle sont :
La possibilité pour l'homme de vivre « dans toutes les contrées de la terre » ;
Le peuplement des contrées mêmes « les plus inhospitalières » par le biais de la guerre ;
La contrainte de nouer des rapports plus ou moins légaux par le biais de la guerre.
Kant évoque l'évolution des humains, depuis la liberté sans loi de la vie de chasseur, puis la vie d'agriculteur et enfin celle du commerce, obligeant à établir des rapports pacifiques.
De tous les genres de vie, la vie de chasseur est sans aucun doute le plus contraire à la constitution civilisée, parce que les familles qui doivent se disperser pour la chasse, deviennent bientôt étrangères les unes aux autres, puis, disséminées dans de vastes forêts, bientôt hostiles, car chacune a besoin de beaucoup d'espace pour se procurer sa nourriture et ses vêtements. L'interdiction du sang faite à Noé […] paraît n'avoir été rien d'autre originellement que l'interdiction de la vie de chasseur ; parce que, dans cette vie, se rencontre souvent l'occasion de manger de la viande crue, et si ce dernier point est interdit, le premier l'est également.
La nature a voulu que les hommes puissent vivre partout sur la terre, et en même temps qu'ils doivent vivre partout, au moyen de la guerre.
Pour que l'homme accomplisse sa fin par le devoir moral, la nature impose d'agir selon le droit, « que nous le voulions ou non ».
« Les destins conduisent une volonté docile, ils entraînent celle qui résiste », Sénèque, Lettres à Lucilius, 107.
1. C'est la soumission aux lois publiques, à la constitution républicaine des États, seule adéquate car il n'existe pas un État d'anges qui la fonde et la conserve sans difficulté.
Le problème de l'institution de l’État, aussi difficile qu'il paraisse, n'est pas insoluble, même pour un peuple de démons (pourvu qu'ils aient un entendement) et s'énonce ainsi : « organiser une foule d'être raisonnables qui tous ensemble exigent, pour leur conservation, des lois universelles, dont cependant chacun incline secrètement à s'excepter, et agencer leur constitution d'une manière telle que, bien que leurs intentions privées s'opposent entre elles, elles soient cependant entravées, et ainsi, dans leur conduite publique, le résultat est le même que s'ils n'avaient pas eu de telles mauvaises intentions ». [...]
Il faut donc dire ici : la nature veut irrésistiblement que le droit obtienne le pouvoir suprême. Or ce qu'on néglige de faire maintenant, finit par se faire de soi-même, même si c'est aux prix de difficultés. « Si on plie le roseau trop fort, il se brise ; et qui veut trop, ne veut rien » Bouterwek.
2. « L'idée du droit des gens suppose la séparation » des États.
Chaque État désire la paix durable et dominer le monde.
Mais la nature veut qu'il en soit tout autrement. – Elle se sert de deux moyens pour empêcher les peuples de se mélanger et pour les séparer : la diversité des langues et des religions.
Ce n'est pas tant les religions qui diffèrent que les manières de croire.
Ces manières de croire ne peuvent donc contenir rien d'autre que le véhicule de la religion, ce qui est contingent et peut varier selon la diversité des temps et des lieux.
3. L'esprit de commerce ne peut pas coexister avec la guerre. La puissance d'argent est la plus fiable, et la plus forte des trois puissances : puissance des armées, puissance des alliances puissance de l'argent.
Annexe II – Article secret en vue de la paix perpétuelle
[Les] États armés pour la guerre doivent consulter les maximes des philosophes concernant les conditions de possibilité de la paix publique.
L’État ne doit pas se discréditer en sollicitant directement les philosophes (qui font partie de ses sujets). Il doit leur garantir la liberté d'expression publique sur les « maximes universelles de la conduite de la guerre et de l'établissement de la paix ». Les principes du philosophe ne priment pas sur les sentences du juriste.
Ainsi dit-on, par exemple, de la philosophie qu'elle est la servante de la théologie […]. Mais on ne voit pas exactement « si elle précède avec le flambeau sa gracieuse dame ou si elle la suit en portant sa traîne ». Il ne faut pas s'attendre à ce que des rois philosophent ou que des philosophes deviennent rois, mais il ne faut pas non plus le souhaiter, parce que détenir le pouvoir corrompt inévitablement le jugement libre de la raison.
Les philosophes rois sont une allusion à Platon (La République, Livre V). Les rois ne doivent pas laisser disparaître les philosophes, mais ils doivent leur garder une liberté de parole publique.
Appendice I – De la discordance entre la morale et la politique eu égard au dessein de la paix perpétuelle
[La] morale est une pratique au sens objectif, en tant qu'ensemble des lois commandant inconditionnellement et conformément auxquelles nous devons agir et c'est une absurdité manifeste de vouloir, après avoir reconnu une autorité au concept de devoir, ajouter que pourtant on ne peut pas agir.
Il ne peut pas y avoir de conflit entre la politique (droit pratique) et la morale (droit théorique).
La morale comme doctrine de prudence (« théorie des maximes permettant de choisir les moyens les plus appropriés aux desseins réputés avantageux ») nie l'existence de la morale.
Le dieu-limite de la morale ne cède pas devant Jupiter (le dieu-limite du pouvoir) ; car Jupiter est lui-même soumis au destin [...].
C'est la raison qui nous indique la voie du devoir pour aller vers la fin ultime.
Le praticien (politique) considère la morale comme une simple théorie : l'homme ne voudra jamais répondre aux exigences liées à la paix perpétuelle.
Il est vrai que le vouloir de tous les hommes pris en particulier de vivre dans une constitution légale d'après des principes de liberté (l'unité distributive de la volonté de tous) ne suffit pas pour parvenir à cette fin, il faut aussi que tous ensemble veuillent cet état (l'unité collective de la volonté unifiée) […].
Il faut une cause qui unifie les volontés particulières en une volonté générale. C'est alors sur la contrainte de la violence que devrait se fonder ensuite un état de droit.
Mais si celui qui a le pouvoir ne se laisse pas prescrire des lois par le peuple, tout droit politique devient inapplicable. Il faut une pratique fondée sur la nature humaine et sur « la manière dont va le monde » pour fonder une prudence politique.
Or je peux bien concevoir un politique moral, c'est-à-dire quelqu'un qui considère que les principes de la prudence politique peuvent coexister avec la morale, mais non pas un moraliste politique qui se forge une morale qui soit profitable à l'intérêt de l'homme d’État.
Le principe du politique moral est de se faire un devoir de corriger tout vice dans la constitution de l’État ou dans les rapports entre États. Mais il est absurde de vouloir corriger ce vice immédiatement par la violence.
Un État peut bien déjà se gouverner d’une manière républicaine bien que, d'après la constitution présente, il détienne encore une puissance souveraine despotique ; jusqu'à ce que progressivement le peuple devienne réceptif à l'influence de la simple idée de l'autorité de la loi […] et soit ensuite en mesure d'être l'auteur de sa propre législation […].
Dans les rapports entre États, il faut autoriser le renvoi de l'exécution d'un projet plutôt que d'utiliser la violence. C'est l'objet des lois permissives, pour éviter les réformes précipitées.
Les « moralistes despotisants » offensent la prudence politique. Ils maquillent des principes contraires au droit et empêchent tout amélioration. Ils prétendent connaître les hommes, par leur expérience, mais ne connaissent pas l'homme, d'un point de vue anthropologique.
Les maximes sophistiques des moralistes politiques sont :
Fac et excusa. Maquiller la violence d'un fait en le justifiant une fois accompli ;
Si fecisti nega. Nier être responsable des faits, les attribuer à la désobéissance des sujets ou à la nature de l'homme ;
Divide et impera. Semer la désunion pour soumettre.
Pour mettre fin à la sophistique et accorder la philosophie pratique avec elle-même, il faut résoudre la question suivante :
[Dans] le domaine de la raison pratique, faut-il mettre en premier le principe matériel de celle-ci, c'est-à-dire la fin […] ou bien faut-il que ce soit le principe formel, c'est-à-dire le principe […] qui édicte : agis de telle sorte que tu puisses vouloir que ta maxime devienne une loi universelle (quelle que soit sa fin) ?
[Le principe formel correspond à l'impératif catégorique de Kant, décrit notamment dans les Fondements de la métaphysique des mœurs.]
Le premier problème est technique : c'est celui du droit civique, du droit des gens et du droit cosmopolitique. Il demande « une grande connaissance de la nature », mais celle-ci reste incertaine. Qu'est-ce qui maintient le mieux l'état d'obéissance d'un peuple ? Le droit des gens repose sur des statuts, des contrats qui peuvent contenir leur transgression dans une « réserve secrète » (un article secret ou implicite).
Le second problème est moral : c'est la reconnaissance du devoir, la « sagesse politique ». Il se résout de lui-même car il est évident « et conduit directement à la fin ». Il faut juste ne pas agir précipitamment ou violemment, et « s'en approcher sans relâche en fonction des circonstances favorables. »
On dira alors ceci : « Tendez d'abord au règne de la raison pure pratique et à sa justice, et votre fin (le bienfait de la paix perpétuelle) vous échoira d'elle-même. » […]
Le mal moral possède la propriété, inséparable de sa nature, d'être contradictoire avec ses propres desseins […], de s'auto-détruire, et ainsi de faire de la place au principe (moral) du bien, même si la progression en est lente.
Il n'y a pas de conflit objectif entre la morale et la politique. Le conflit est subjectif et pratique, lié au penchant égoïste de l'homme.
« Pour toi, ne cède pas à l'adversité, va l'affronter avec d'autant plus d'audace », Virgile, Énéide VI, vers 95.
Il faut vaincre ce « mauvais principe en nous », pour développer le principe moral. La « vraie politique » doit d'abord rendre hommage à la morale.
Il faut tenir le droit des hommes pour sacré, quoi qu'il en coûte de sacrifices au pouvoir dominant. Il n'y a pas ici de demi-mesure, et on ne peut pas imaginer un droit pragmatiquement conditionné qui serait le milieu (entre le droit et l'intérêt) ; au contraire, il faut que toute politique plie le genou devant le droit, mais elle peut, en revanche, espérer, même si c'est long, parvenir à un niveau où son éclat brillera de manière durable.
Appendice II – De la concordance de la politique et de la morale d'après le concept transcendantal du droit public
Kant énonce la « formule transcendantale du droit public » :
« Toute action qui a trait aux droits des autres hommes, et dont la maxime n'est pas compatible avec la publicité, n'est pas de droit. »
C'est un principe éthique (relevant de la vertu) et juridique (relevant du droit des hommes). Voici des exemples d'application :
1. Droit civique.
« La rébellion est-elle, pour le peuple, un moyen conforme au droit de se débarrasser du pouvoir oppressif d'un prétendu tyran ? »
Rendre public un projet de rébellion le rend impossible à accomplir. Dans une constitution politique, inclure la condition d'un recours à la violence envers le « chef suprême » implique que le peuple ait la même puissance que ce chef. Mais alors ce dernier ne serait plus le chef suprême, et plus aucune institution ne serait possible. L'inverse est possible en droit : le chef suprême peut dire publiquement qu'il punira toute rébellion. Mais si une rébellion du peuple réussit, le chef suprême doit reprendre sa place de sujet.
2. Droit des gens.
Le concept de droit des gens est déjà une publicité, en tant que droit public, sous la forme d'un contrat. Le conflit peut venir d'antinomies entre la politique et la morale.
a. Promesse d'un État à un autre, non tenue.
b. Droit d'attaquer une puissance voisine sans qu'il y ait eu d'offense préalable, parce son « développement a atteint un degré redoutable » et qu'elle devient un oppresseur possible.
c. Annexion d'un État plus petit par un plus grand, lorsque le premier compromet l'unité et la conservation du second.
3. Droit cosmopolitique. Les antinomies sont identiques à celles du droit des gens.
Le principe d'incompatibilité des maximes du droit des gens et de la publicité est un critère du non-accord de la politique et de la morale. La concordance de la politique et de la morale exige le fédéralisme des États.
La condition de possibilité d'un droit des gens en général est l'existence préalable d'un état de droit. [...] une fédération des États, dont le simple dessein est d'éloigner la guerre, est le seul état de droit conciliable avec la liberté des États.[...]
L'amour des hommes et le respect du droit des hommes sont tous deux un devoir ; mais le premier est un devoir qui n'est que conditionné, le deuxième, par contre, est un devoir inconditionné, un commandement absolu et celui qui veut s'abandonner au doux sentiment de la bienfaisance, doit d'abord s'être totalement assuré de ne pas l'avoir transgressé.
Kant propose un autre principe transcendantal du droit public :
« Toutes les maximes qui exigent (pour ne pas manquer leur fin) la publicité s'accordent avec le droit et la politique réunis. »
La paix perpétuelle n'est pas qu'une « Idée creuse » :
Si c'est un devoir, s'il existe en même temps une espérance fondée de réaliser l'état d'un droit public, même si on ne peut que s'en approcher par des progrès indéfinis, la paix perpétuelle, qui résulte de ce qu'on a nommé jusqu'ici faussement des conclusions de paix (en fait des armistices), n'est pas une Idée creuse, mais un problème qui se résout peu à peu et se rapproche constamment de son but (parce que le temps, au cours duquel se produisent de tels progrès, sera heureusement de plus en plus court).
Emmanuel Kant :
Vers la paix perpétuelle [GF Flammarion, 1303] ;
Fondements de la métaphysique des mœurs ;
Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique ;
Qu'est-ce que les Lumières ?
Montesquieu, De l'esprit des lois.
Platon, La République, Livre V.
Benjamin Spector, La Société, GF Flammarion, Coll. Corpus.
Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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