La pagination correspond à l’œuvre citée en bibliographie.
Le nombre est “la synthèse de l’un et du multiple" : il est un, et il est à la fois une somme. Cette somme contient une multiplicité de parties qui peuvent être prises isolément, c’est-à-dire qu’elles peuvent se distinguer.
Bergson souligne que le verbe “distinguer” peut être pris dans un sens qualitatif ou quantitatif.
Sans doute on comptera les moutons d’un troupeau et l’on dira qu’il y en a cinquante, bien qu’ils se distinguent les uns des autres et que le berger les reconnaisse sans peine ; mais ce que l’on convient alors de négliger leurs différences individuelles pour ne tenir compte que de leur fonction commune. Au contraire, dès qu’on fixe son attention sur les traits particuliers des objets ou des individus, on peut bien en faire l’énumération, mais non plus la somme. p. 204.
Contrairement aux moutons, les parties du nombre, ses multiplicités, sont absolument semblables.
Si nous ne prenons que l’idée des moutons, nous devons nous représenter les cinquante en les juxtaposant dans un espace lui aussi idéal (au sens d’idée), autrement dit un espace géométrique. Nous pourrions aussi répéter cinquante fois un mouton dans une série qui serait alors dans la durée plutôt que dans l’espace.
Cette notion d’espace est-elle présente avec un nombre abstrait, c’est-à-dire un nombre qui ne serait ni imaginé ni pensé ?
[...] on peut fort bien affirmer que 12 est la moitié de 24 sans penser ni le nombre 12 ni le nombre 24 : même, pour la rapidité des opérations, on a tout intérêt à n’en rien faire. p. 205.
Nous pouvons compter jusqu’à cinquante et croire construire ainsi le nombre cinquante dans la durée. Mais le temps est une succession mais pas une addition. Pour aboutir à une somme, nous fixons ces moments de durée dans des points de l’espace.
[...] toute idée claire du nombre implique une vision dans l’espace [...]. p.206.
Le nombre est un, et est aussi une unité. L’unité est un acte simple de l’esprit, qui “unit” la multiplicité : 3 est égal à 1 + 1 + 1. En divisant cette unité, nous la tenons pour étendue dans un espace.
La construction d’un nombre (comme une addition) implique la discontinuité : chaque unité qui compose le nombre est alors conçue comme indivisible, provisoirement. Quand le nombre est construit (quand la somme est obtenue), l’unité formée peut alors être divisée, décomposée.
Dès lors, il devient aisé de faire la part exacte du subjectif et de l'objectif dans l’idée de nombre. Ce qui appartient en propre à l’esprit, c’est le processus indivisible par lequel il fixe son attention successivement sur les diverses parties d’un espace donné ; mais les parties ainsi isolées se conservent pour s’ajouter à d’autres, et une fois additionnées entre elles se prêtent à une décomposition quelconque : ce sont donc bien des parties d’espace, et l'espace est la matière avec laquelle l’esprit construit le nombre, le milieu où l’esprit le place. p. 209.
Ce qui est subjectif est ce qui est immédiatement donné ; ce qui est objectif est le résultat, indéfiniment divisible (note n° 1, p. 209). Nous nous représentons dès l’origine le nombre par une juxtaposition spatiale, une multiplicité de parties perçues de façon simultanée dans l’espace.
Il y a deux types de multiplicité : celle des objets matériels et celle des faits de conscience. Si le premier type est dans l’espace externe à nous-mêmes (nous observons des objets et nous les localisons), le second type est interne, même si sa cause peut être extérieure et donc dans l’espace. La multiplicité liée aux faits de conscience ne peut être décomptée que par une représentation symbolique.
Nous établissons aussi une autre différence entre ces deux multiplicités. Deux objets matériels ne peuvent pas occuper en même temps le même lieu : l’impénétrabilité est considérée comme une propriété de la matière. Elle s’oppose à la pénétrabilité des états de conscience (note n° 1, p. 212). Dans le cas de la multiplicité matérielle, l’idée du nombre deux contient donc la notion d’espace. La propriété d’impénétrabilité peut s’appliquer alors aussi au nombre, voire à la représentation des faits de conscience.
Poser l’impénétrabilité de la matière, c’est donc simplement reconnaître la solidarité des notions de nombres et d’espace, c’est énoncer une propriété du nombre, plutôt que de la matière. - Pourtant on compte des sentiments, des sensations, des idées, toutes choses qui se pénètrent les unes les autres et qui, chacune de son côté, occupent l’âme tout entière ? - Oui, sans doute, mais précisément parce qu’elles se pénètrent, on ne les compte qu’à la condition de les représenter par des unités homogènes, occupant des places distinctes dans l’espace, des unités qui ne se pénètrent plus par conséquent. p. 213.
Dans cette représentation des faits de conscience, nous parlons alors du temps comme d’un milieu homogène, où ces états psychiques se juxtaposent dans une multiplicité distincte.
Le temps ainsi compris ne serait-il pas à la multiplicité de nos états psychiques ce que l’intensité est à certains d’entre eux, un signe, un symbole, absolument distinct de la vraie durée ? p. 214.
C’est ici la première mention de l’opposition entre le temps comme multiplicité distincte, homogène, et la durée pure, indistincte et hétérogène. Un temps où l’on peut compter les états de conscience, en se les représentant distincts comme des nombres, n’est en fait que de l’espace.
[...] il faut donc que la pure durée soit autre chose. p. 214.
Bergson pose la question de la réalité absolue de l’espace. L’étendue existe-t-elle comme une propriété des corps que nous percevons par nos sens (c’est la position de Descartes), ou l’espace existe-t-il en soi (c’est la position de Kant avec le concept d’espace “à part”, comme forme a priori de la sensibilité) ?
Dans la première hypothèse, l’espace se réduirait à une abstraction, ou pour mieux dire à un extrait ; il exprimerait ce que certaines sensations, dites représentatives, ont de commun entre elles. Dans la seconde, ce serait une réalité aussi solide que ces sensations mêmes, quoique d’un autre ordre. p. 215.
Kant sépare l’espace de son contenu, les empiristes cherchent à remettre le contenu dans l’espace. L’espace est l’idée d’un milieu vide et homogène, ce qui nous permet de distinguer des sensations simultanées, de différencier une situation. L’espace est un acte de l’esprit.
Il faudrait donc distinguer entre la perception de l’étendue et la conception de l’espace : elles sont sans doute impliquées l’une dans l’autre, mais, plus on s’élèvera dans la série est êtres intelligents, plus se dégagera avec netteté l’idée indépendante d’un espace homogène. p. 218.
Pour montrer que la conception d’un espace homogène est sans doute spécifique à l’homme, Bergson prend l’exemple des animaux capables de se diriger dans l’espace : c’est le chien, le chat, l’oiseau qui revient à son domicile habituel après avoir parcouru parfois des centaines de kilomètres. Pour l’animal, l’espace perceptif ne serait pas l’espace géométrique conçu par l’humain : le premier serait hétérogène et qualitatif et le second homogène et quantitatif.
Tout milieu homogène et indéfini est de l’espace. L’espace est le milieu homogène où coexistent des choses matérielles ; un parallélisme avec l’espace fait considérer le temps comme un milieu homogène rempli par une succession de faits (événements, états psychiques).
Il est vrai que lorsqu’on fait du temps un milieu homogène où les états de conscience paraissent se dérouler, on se le donne par là même tout d’un coup, ce qui revient à dire qu’on le soustrait à la durée. Cette simple réflexion devrait nous avertir que nous retombons alors inconsciemment sur l'espace p. 219.
Le temps conçu comme l’espace n’est pas la durée. Les choses matérielles sont extérieures à nous et distinctes ; les faits de conscience sont intérieurs à nous et même s’ils se succèdent, ils peuvent se pénétrer les uns les autres.
[...] les faits de conscience, même successifs, se pénètrent, et dans le plus simple d’entre eux peut se réfléchir l’âme entière. pp. 219-220.
Il y a deux conceptions de la durée : la durée pure sans mélange, et la durée avec l’idée de l’espace.
La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs. p. 221.
Il ne s’agit pas de ne vivre que l’état présent seul, ni d’oublier les états qui l’ont précédé, ni de les juxtaposer comme des choses dans un espace. Il faut organiser l’état présent et les états antérieurs comme on organise les notes en les fondant dans la mélodie qu’elles composent toutes.
Ne pourrait-on pas dire que, si ces notes se succèdent , nous les apercevons néanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble est comparable à un être vivant, dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l’effet même de leur solidarité ? p. 221.
Si nous modifions une note, nous modifions toute la mélodie dans sa nature qualitative.
On peut donc concevoir la succession sans la distinction, et comme une pénétration mutuelle, une solidarité, une organisation intime d’éléments, dont chacun, représentatif du tout, ne s’en distingue et ne s’en isole que pour une pensée capable d’abstraire. Telle est sans doute la représentation que se ferait de la durée un être à la fois identique et changeant, qui n’aurait aucune idée de l’espace. p. 221.
Pourtant, nous nous représentons le temps avec l’idée de l’espace, en juxtaposant nos états de conscience pour les envisager simultanément, les uns à côtés des autres.
[...] nous projetons le temps dans l’espace, nous exprimons la durée en étendue, et la succession prend pour nous la forme d’une ligne continue ou d’une chaîne, dont les parties se touchent sans se pénétrer. pp. 221-222.
En pensant le temps comme un espace, nous pensons donc la durée en étendue (la ligne continue) et la succession en simultanéité. Il n’y a pas d’avant ni d’après. Établir un ordre successif dans le temps, c’est aussi penser dans l’espace : la succession devient simultanéité en imaginant l’alignement de points ou même de sensations, ce qui oblige à les distinguer. Si la série d’un ordre successif est réversible dans l’espace, elle ne peut être représentée dans le temps qu’en le pensant dans l’espace une fois encore.
Bergson prend l’exemple d’une ligne droite sur laquelle un point matériel doué de conscience se déplace. Il a la sensation de son mouvement, et donc d’une succession dans le temps. Pour apercevoir la ligne droite formée par cette succession, il faut qu’il voit la ligne comme la suite de points juxtaposés qui la compose de façon simultanée, c’est-à-dire dans le même temps. Nous sommes dans un temps pensé en espace, et non en durée.
Nous touchons ici du doigt l’erreur de ceux qui considèrent la pure durée comme chose analogue à l’espace, mais de nature plus simple. Ils se plaisent à juxtaposer les états psychologiques, à en former une chaîne ou une ligne, et ne s'imaginent point faire intervenir dans cette opération l’idée d'espace proprement dite, l'idée d'espace dans sa totalité, parce que l’espace est un milieu à trois dimensions. p. 223.
Un point doué de conscience mais n’ayant pas l’idée d’espace ne verra pas la succession de ses états comme une ligne, mais comme une organisation dynamique, des ajouts, comme les notes de musique composent une mélodie dans la durée pure.
Bref, la pure durée pourrait bien n’être qu’une succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre : ce serait l’hétérogénéité pure. p. 223.
La pure durée est hétérogène : une durée homogène est du temps pensé en espace.
Nous nous représentons le temps comme une grandeur mesurable, comparable à l’espace. Lorsqu’un pendule “battant la seconde” accomplit les soixante oscillations d’une minute, nous pouvons nous les représenter soit comme un ensemble (du temps pensé en espace : soixante points distincts sur une ligne), soit comme une succession de soixante battements (de la durée pure avec une multiplicité indistincte ou qualitative) tels les notes d’une mélodie.
La vraie durée, celle que la conscience perçoit, devrait donc être rangée parmi les grandeurs dites intensives, si toutefois les intensités pouvaient s’appeler des grandeurs ; à vrai dire, ce n’est pas une quantité, et dès qu’on essaie de la mesurer, on lui substitue inconsciemment de l’espace. p. 225.
La grande difficulté que nous avons pour nous représenter la durée pure vient de ce que “nous ne durons pas seuls” : comme les choses extérieures, les moments de la durée nous semblent extérieurs, inscrits dans “une durée homogène et mesurable.” La mécanique, en physique et en astronomie nous présente le temps sous la forme de quantités : la vitesse mesure le temps d’un mouvement, et l’espace parcouru dans ce temps. Nous admettons une durée interne des faits de conscience qui s’interpénètrent, et une durée externe, celle de l’astronome ou de l’horloge, mesurable et homogène. La durée interne est la véritable durée ; la durée de l’horloge n’est qu’une suite de points dans le mouvement de son aiguille, une “simultanéité entre un instant donné et un lieu donné” (note n° 1, p. 226).
En dehors de moi, dans l’espace, il n’y a jamais qu’une position unique de l’aiguille et du pendule, car des positions passées, il ne reste rien. Au-dedans de moi, un processus d’organisation ou de pénétration mutuelle des faits de conscience se poursuit qui constitue la durée vraie. p. 226.
Sans conscience, il n’y a pas de succession : la durée vraie caractérise la conscience. La durée externe est une extériorité sans succession (et n’est donc pas une durée véritable) ; la durée interne est une succession sans extériorité (c’est la durée vraie de la conscience). Bergson appelle “endosmose” le phénomène de mélange de ces deux notions.
Il y a un espace réel, sans durée, mais où des phénomènes apparaissent et disparaissent simultanément avec nos état des conscience. Il y a une durée réelle, dont les moments hétérogènes se pénètrent, mais dont chaque moment peut être rapproché d’un état du monde extérieur qui en est contemporain, et se séparer des autres moments par l’effet de ce rapprochement même. De la comparaison de ces deux réalités naît une représentation symbolique de la durée, tirée de l’espace. p. 227.
Nous nous représentons le temps comme homogène en le transformant artificiellement en une quatrième dimension de l’espace. La simultanéité qui en résulte est “l’intersection du temps avec l’espace” (p. 228).
La même représentation s’applique au mouvement, dont la durée paraît homogène : le mouvement s’effectue dans l’espace. Nous confondons l’espace parcouru avec le mouvement.
Nous n’avons point affaire ici à une chose mais à un progrès : le mouvement, en tant que passage d’un point à un autre, est une synthèse mentale, un processus psychique et par suite inétendu. p. 228.
La synthèse effectuée par la conscience des différentes positions d’un mobile dans l’espace est qualitative : la conscience organise les sensations successives comme s’organise une phrase mélodique. Il faut dissocier la représentation de l’espace parcouru et la sensation de mobilité liée au mouvement.
[...] il y a deux éléments à distinguer dans le mouvement, l’espace parcouru et l’acte par lequel on le parcourt, les positions successives et la synthèse de ces positions. Le premier de ces éléments est une quantité homogène ; le second n’a de réalité que dans notre conscience ; c’est, comme on voudra, une qualité ou une intensité. p. 229.
L’espace parcouru - la chose - est objectif, quantitatif et statique ; l’acte par lequel on le parcourt - le progrès - est subjectif, qualitatif et dynamique (note n° 1, p. 229).
Bergson évoque le paradoxe d’Achille et de la tortue, attribué à Zénon d’Élée, penseur présocratique. Une course fictive a lieu entre Achille, héros de l’Iliade d’Homère, et une tortue. Le mouvement de la course est décomposé en intervalles. La tortue part avec un intervalle d’avance sur Achille. Lorsqu’Achille parvient au point de départ de la tortue, celle-ci a déjà parcouru un premier intervalle et en commence un second. Lorsqu’Achille parvient au début du second intervalle, la tortue l’a déjà parcouru et entame un troisième intervalle, et ainsi de suite. Si l’on suit le raisonnement de Zénon d’Élée, Achille ne rattrapera jamais la tortue : même si les intervalles se raccourcissent, Achille arrivera toujours au début de l’intervalle déjà entamé par la tortue.
L’illusion des Éléates vient de ce qu’ils identifient cette séries d’actes indivisibles et sui generis [d'un genre propre, spécifique, qu'on ne peut comparer à d'autres - cnrtl.fr] avec l’espace homogène qui les sous-tend. Comme cet espace peut être divisé et recomposé selon une loi quelconque, ils se croient autorisés à reconstituer le mouvement total d’Achille, non plus avec des pas d’Achille, mais avec des pas de tortue [...]. Pourquoi Achille dépasse-t-il la tortue ? Parce que chacun des pas d’Achille et chacun des pas de la tortue sont des indivisibles en tant que mouvement, et des grandeurs différentes en tant qu’espace [...]. pp. 229-230.
La confusion vient de la représentation d’un mouvement dynamique dans un espace statique. L’espace s’inscrit dans l’étendue : il peut être décomposé et recomposé quantitativement. Le mouvement s’inscrit dans la durée : il est indivisible. Le temps de lire Bergson dans l’espace de ses mots, Achille a depuis longtemps dépassé la tortue.
[...] on ne fait pas du mouvement avec des immobilités, ni du temps avec de l’espace. p. 231.
La physique mécanique définit que deux intervalles de temps sont égaux quand deux corps identiques et placés dans les mêmes conditions au départ ont parcouru le même espace à la fin de ces intervalles. L’égalité est établie sur la simultanéité au début et à la fin, et sur l’espace parcouru. Ce n’est donc pas une question de durée, mais de simultanéité et d’espace.
Ce qui prouve bien que l'intervalle de durée lui-même ne compte pas au point de vue de la science, c’est que, si tous les mouvements de l’univers se produisaient deux ou trois fois plus vite, il n'y aurait rien à modifier ni à nos formules, ni aux nombres que nous y faisons entrer. La conscience aurait une impression indéfinissable et en quelque sorte qualitative de ce changement, mais il n’y paraîtrait pas en dehors d’elle, puisque le même nombre de simultanéités se produiraient encore dans l’espace. p. 232.
C’est ce qui permet à l’astronome de prédire une éclipse, en réduisant les intervalles de temps sans tenir compte de la durée vraie, contrairement à la conscience.
En mécanique, la notion de vitesse se base sur un mouvement uniforme, des conditions physiques identiques, des espaces parcourus égaux. Elle est calculée à partir de simultanéités : le point de départ du mobile et son point d’arrivée. En ne retenant que la simultanéité, elle ne retient en fait que l’immobilité : le point au départ et le point à l’arrivée.
On eût prévu ce résultat en remarquant que la mécanique opère nécessairement sur des équations, et qu’une équation algébrique exprime toujours un fait accompli. Or il est de l’essence même de la durée et du mouvement, tels qu’ils apparaissent à la conscience, d’être sans cesse en voie de formation : aussi l’algèbre pourra-t-elle traduire les résultats acquis en un certain moment de la durée et les positions prises par un certain mobile dans l’espace, mais non pas la durée et le mouvement eux-mêmes. pp. 233-234.
Seul l'espace est homogène et fait de multiplicités distinctes. Il n'y a dans l’espace ni durée ni succession.
Les états de conscience ne sont pas des multiplicités distinctes. Ils ne peuvent pas être mis en équation comme les nombres par l'algèbre.
[...] il faudrait admettre deux espèces de multiplicités, deux sens possibles du mot distinguer, deux conceptions, l’une qualitative et l’autre quantitative, de la différence entre le même et l’autre. p. 235.
La multiplicité interne des états de conscience est hétérogène. C’est une multiplicité sans quantité, qui ne contient le nombre qu’en puissance (selon l’opposition classique d’Aristote en puissance/en acte). Le langage commun exprime difficilement cette multiplicité qualitative : si nous disons qu’il y a “plusieurs” états de conscience, nous commençons déjà à tenter de les distinguer quantitativement. Nous développons le temps dans l’espace. Pourtant, même les nombres peuvent aussi avoir un aspect de multiplicités qualitatives :
[...] les nombres d’un usage journalier ont chacun leur équivalent émotionnel. Les marchands le savent bien, et au lieu d’indiquer le prix d’un objet par un nombre rond de francs, ils marqueront le chiffre immédiatement inférieur, quittes à intercaler ensuite un nombre suffisant de centimes. p. 236.
D’un point de vue qualitatif, 10 euros nous paraîtront bien plus cher que 9,99 euros, et pourtant la différence quantitative n’est que d’un centime. L’état de conscience stimulé par cet affichage crée une émotion d’ordre qualitatif.
C’est donc grâce à la qualité de la quantité que nous formons l'idée d’une quantité sans qualité. p. 236.
La représentation fonctionne dans les deux sens : le nombre peut devenir une multiplicité qualitative au prix de seulement 9,99 euros au lieu de 10 ; les états de conscience peuvent être “plusieurs”.
Le temps (ou la durée) ne peut être un milieu homogène que dans sa représentation symbolique par notre conscience. Nous transformons une multiplicité qualitative en multiplicité quantitative : des termes identiques forment une série dans notre perception d’un mouvement ou d’une répétition. Nous découpons ce qui est une progression en de multiples phases que nous considérons comme identiques.
[...] notre vie psychologique superficielle se déroule dans un milieu homogène sans que ce mode de représentation nous coûte un grand effort. Mais le caractère symbolique de cette représentation devient de plus en plus frappant à mesure que nous pénétrons davantage dans les profondeurs de la conscience : le moi intérieur, celui qui sent et se passionne, celui qui délibère et se décide, est une force dont les états et modifications se pénètrent intimement, et subissent une altération profonde dès qu’on les sépare les uns des autres pour les dérouler dans l’espace. Mais comme ce moi plus profond ne fait qu’une seule et même personne avec le moi superficiel, ils paraissent nécessairement durer de la même manière. pp. 237-238.
Notre “conception ordinaire” de la durée est liée à l'envahissement de la conscience pure (le moi profond) par la représentation d’espace issue du moi superficiel. Il suffit d’ôter cette couche superficielle pour retrouver la durée comme qualité : c’est le cas lorsque nous rêvons, et dans un certain état de veille où le “souvenir immédiat dissout les cadres spatiaux de la mémoire ordinaire” (note n° 1, p. 238).
Au moment où j’écris ces lignes, l’heure sonne à une horloge voisine ; mais mon oreille distraite ne s’en aperçoit que lorsque plusieurs coups se sont déjà fait entendre ; je ne les ai donc pas comptés. Et néanmoins, il me suffit d’un effort d’attention rétrospective pour faire la somme des quatre coups déjà sonnés, et les ajouter à ceux que j’entends. p. 239.
Dans cette expérience personnelle, Bergson interroge son moi profond, qui imagine alors les coups déjà frappés et parvient à la sensation que quatre coups ont été frappés. Le nombre de de coups frappés est perçu par l’intuition sensible non comme une quantité mais comme une qualité. il y a une surimpression perceptive de la série de coups à l’aide du souvenir immédiat : l’intuition les considère comme équivalents sans les dénombrer, la multiplicité est qualitative. Cette analyse relève de la phénoménologie.
Deux aspects de la vie consciente sont à distinguer : Le moi qui considère la durée homogène et dont les états sont “bien définis”, et le moi de la durée vraie, hétérogène, et dont les états se succèdent, fusionnent entre eux et s’organisent. Le premier est le moi social, le second est le moi fondamental.
[...] nous nous contentons le plus souvent du premier, c’est-à-dire de l’ombre du moi projetée dans l’espace homogène. La conscience, tourmentée d’un insatiable désir de distinguer, substitue le symbole à la réalité, ou n’aperçoit la réalité qu’à travers le symbole. Comme le moi ainsi réfracté, et par là même subdivisé, se prête infiniment mieux aux exigences de la vie sociale en général et du langage en particulier, elle le préfère, et perd peu à peu de vue le moi fondamental. p. 240.
Notons la discrète analogie avec l’allégorie de la Caverne de Platon : le moi véritable est projeté sur les “parois” de l’espace sous la forme d’une ombre, que la conscience prend pour la réalité. Il serait ainsi plus aisé d’avoir une vie sociale entre prisonniers de la Caverne, au langage se réduisant à la silhouette projetée de la véritable réalité. La multiplicité numérique est plus adaptée à la vie en société que la multiplicité qualitative, plus confuse.
Pour atteindre le moi fondamental, il faut ôter des faits psychologiques leur gangue solidifiée par la pensée dans l’espace homogène.
[...] nos perceptions, sensations, émotions et idées se présentent sous un double aspect : l’un net, précis, mais impersonnel ; l’autre, confus, infiniment mobile, et inexprimable, parce que le langage ne saurait le saisir sans en fixer la mobilité, ni l’adapter à sa forme banale sans le faire tomber dans le domaine commun. p. 240.
Selon l’aspect, les faits de conscience nous apparaîtront soit comme une multiplicité distincte se projetant dans un temps-quantité (Cf. l’allégorie de la Caverne), soit comme une multiplicité confuse pour le langage et dans un temps qualité, celui de la durée vraie de la conscience.
Bergson prend un exemple de la vie quotidienne. Lorsque nous visitons pour la première fois la ville où nous allons habiter, les maisons, les rues, les objets nous font une première impression. Celle-ci va se modifier sans cesse au fil des jours. Au bout de plusieurs années, nous pouvons constater le changement qui s’est produit entre la première impression et celle actuelle.
Il semble que ces objets, continuellement perçus par moi et se peignant sans cesse dans mon esprit, aient fini par m’emprunter quelque chose de mon existence consciente ; comme moi ils ont vécu, et comme moi vieilli. Ce n’est pas là illusion pure ; car si l’impression d’aujourd’hui était absolument identique à celle d’hier, quelle différence y aurait-il entre percevoir et reconnaître, entre apprendre et se souvenir ? p. 241.
Pour expérimenter cette différence, nous devons prendre conscience de notre vie intérieure (le moi fondamental). Notre vie sociale a pris le pas sur notre moi profond. Pour exprimer nos impressions toujours en devenir, nous les solidifions dans le langage.
De même que la durée fuyante de notre moi se fixe par sa projection dans l’espace homogène, ainsi nos impressions sans cesse changeantes, s’enroulant autour de l’objet extérieur qui en est cause, en adoptent les contours précis et l'immobilité. p. 241.
Nos sensations simples peuvent évoluer avec le temps : une saveur ou un parfum que nous aimions enfant peuvent nous répugner aujourd’hui. Pourtant cette saveur et ce parfum gardent le même nom. Nous considérons que ce sont nos goûts qui changent.
Ce qu’il faut dire, c’est que toute sensation se modifie en se répétant, et que si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je l’aperçois maintenant à travers l’objet qui est en cause, à travers le mot qui la traduit. Cette influence du langage sur la sensation est plus profonde qu’on ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée. p. 242.
La simple qualification peut interférer entre la sensation et la conscience. Nous nous conformons alors à ce qu’il y a de commun, d’impersonnel, dans un “mot aux contours bien arrêtés”. Le nom d’un plat, sa réputation, vont influer sur notre goût. Nous nous conformons à la vie sociale, en recouvrant nos sensations personnelles par les goûts communs.
Le même “écrasement de la conscience immédiate” s’opère avec les phénomènes de sentiment. En qualifiant un amour, un état d’âme, nous commençons déjà à les déformer pour en faire une multiplicité numérique là où, originellement, ces sentiments nous semblaient inexprimables par des mots.
Tout à l’heure chacun d’eux empruntait une indéfinissable coloration au milieu où il était placé : le voici décoloré, et tout prêt à recevoir un nom. Le sentiment lui-même est un être qui vit, qui se développe, qui change par conséquent sans cesse [...]. il vit parce que la durée où il se développe est une durée dont les moments se pénètrent : en séparant ces moments les uns des autres, en déroulant le temps dans l’espace, nous avons fait perdre à ce sentiment son animation et sa couleur. p. 243.
Comme le moi fondamental est projeté dans le moi social simplifié, le sentiment est projeté dans le langage et devient une ombre à son tour.
[...] notre langage ordinaire et nos habitudes sociales créent entre nous et nous-mêmes un écran. Note n° 1, p. 243.
Les cadres du langage et notre conscience obsédée par l’espace opèrent une dissociation avec nos idées à l’état naturel. Ce processus d’abstraction facilite notre vie sociale et même nos discussions philosophiques. Pourtant nos prises de position sont souvent la preuve que “notre intelligence a ses instincts” :
Les opinions auxquelles nous tenons le plus sont celles dont nous pourrions le plus malaisément rendre compte, et les raisons mêmes par lesquelles nous les justifions sont rarement celles qui nous ont déterminés à les adopter. En un certain sens, nous les avons adoptés sans raison, car ce qui en fait le prix à nos yeux, c’est que leur nuance répond à la coloration commune de toutes nos autres idées, c’est que nous y avons vu, dès l’abord, quelque chose de nous. p. 244.
A côté de ces idées profondes qui remplissent notre moi tout entier, se trouvent des idées superficielles, qui “flottent à la surface, comme des feuilles mortes sur l’eau d’un étang.” Ce sont les idées reçues “toutes faites”, inertes, impersonnelles (Descartes parlerait sans doute ici de préjugés). Ce sont celles qui nous appartiennent le moins et qui sont les plus faciles à exprimer par des mots, à classer, à associer.
Nous pouvons identifier nos idées profondes, capables de se superposer, de fusionner, lorsque nous rêvons.
Les rêves les plus bizarres, où deux images se recouvrent et nous présentent tout à la fois deux personnes différentes, qui n’en feraient pourtant qu’une, donneront une faible idée de l’interpénétration de nos concepts à l’état de veille. L'imagination du rêveur, isolée du monde externe, reproduit sur de simples images et parodie à sa manière le travail qui se poursuit sans cesse, sur des idées, dans les régions les plus profondes de la vie intellectuelle. p. 245.
La vie consciente a donc un double aspect : la vie profonde du moi (le moi fondamental) et sa vie sociale. Les états profonds de conscience sont “qualité pure”, leur durée n’est pas une multiplicité numérique de moments, elle est un temps hétérogène. La vie sociale vient avec l'intuition d’un espace homogène, qui nous permet de vivre en société, au moyen du langage.
L’animal ne se représente probablement pas, comme nous, en outre de ses sensations, un monde extérieur bien distinct de lui, qui soit la propriété commune de tous les êtres conscients. La tendance en vertu de laquelle nous nous figurons nettement cette extériorité des choses et cette homogénéité de leur milieu est la même qui nous porte à vivre en commun et à parler. p. 246.
La vie sociale transforme les états de conscience en choses figées, en mots. Les idées profondes perdent leur coloration, leur nuance.
Ainsi se forme un second moi qui recouvre le premier, un moi dont l’existence a des moments distincts, dont les états se détachent les uns des autres et s’expriment sans peine par des mots. [...] Une vie intérieure aux moments bien distincts, aux états nettement caractérisés, répondra mieux aux exigences de la vie sociale. p. 247.
Penser le temps dans l’espace, placer la succession avec la simultanéité, confondre le moi réel, concret, fondamental avec sa représentation symbolique, son “ombre” projetée, formée par le moi social : voilà l’origine des problèmes liés à la liberté.
Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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