Bac Philo - IV.1. La Société - Fiche n° 2. Des Sociétés et des hommes
Introduction
La société des individus philosophes va nous présenter sa philosophie de la société. Ce ne sont que quelques individus oui, mais des philosophies. Nous irons en visite au parc zoologique d’Aristote, découvrir l’animal politique. Hobbes chassera le loup dans la société, à coups d’honneur et d’utilité. Nous passerons un contrat avec Jean-Jacques, quelqu’un de très nature et très civil à la fois. Kant nous fera son célèbre tour de magie où il sort de son chapeau son “insociable sociabilité”. Avec Durkheim, nous nous questionnerons sur ce qui dicte nos conduites, et la surprise nous laissera contraints. Enfin Rawls justifiera sa vision de l’utilitarisme, en vertu de ses grands principes.
Des Sociétés et des hommes
Aristote (384-322 av. J.-C.)
Aristote est connu comme le philosophe qui considère que l’homme est un animal doué de raison, car il est le seul à être doté d’un langage qui lui permet d’exprimer le juste et l’injuste (Les Politiques). Il est aussi, parmi les animaux grégaires, c’est-à-dire étymologiquement qui vivent en troupeaux (du latin grex, gregis), un animal politique, ici étymologiquement vivant dans une Cité (polis). L’essence de l’homme est donc de vivre avec ses congénères, dans une société organisée.
Il est manifeste (...) que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement et non par hasard, est soit un être dégradé, soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié en ces termes par Homère : sans lignage, sans loi, sans foyer. Car un tel homme est du même coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé dans un jeu. Que l’homme soit un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire, c’est évident. Aristote, Les Politiques.
Aristote établit ici un lien fondamental qui distingue, selon lui, l’homme des animaux : il est capable de percevoir le juste et l’injuste (car pour l’exprimer, il faut d’abord pouvoir le percevoir), et cette capacité commune à tous les humains va naturellement le conduire à s’organiser en familles et en cités, autrement en communauté, puisqu’ayant en commun les notions comme celles de juste et d’injuste.
[...] toutes les communautés ne sont, pour ainsi dire, que des fractions de la communauté politique. On se réunit, par exemple, pour voyager ensemble en vue de s’assurer quelque avantage déterminé, et de se procurer quelqu’une des choses nécessaires à la vie ; et c’est aussi à l’avantage de ses membres, pense-t-on généralement, que la communauté politique s’est constituée à l’origine et continue à se maintenir. Et cette utilité commune est le but visé par les législateurs, qui appellent juste ce qui est à l’avantage de tous. Aristote, Éthique à Nicomaque.
Si les humains s’organisent en société, c’est qu’ils vont y trouver un avantage, sinon il n’y aurait aucun intérêt à former une communauté. La société va permettre les échanges, pour des êtres qui ne vivent plus en autosuffisance. C’est l’exemple du cordonnier, qui a pour talent de savoir faire des chaussures, et du bâtisseur, qui lui sait faire des maisons. Le cordonnier donne des chaussures au bâtisseur, en échange d’une maison. Il faudra ici encore un autre “talent”, celui du financier qui créera et fera circuler la monnaie, cet étalon qui permet de réaliser des échanges d’objets de valeurs différentes. Une maison équivaut à un nombre conséquent de paires de chaussures, mais, sauf à ce que le bâtisseur soit un “shoes addict”, ce dernier préférera être payé en menue monnaie plutôt qu’en sandales.
Pour Aristote, la vie en société se fonde aussi sur l'amitié, qu’il faut ici plutôt comprendre comme une fraternité, une attirance du semblable vers son semblable. L’homme vertueux est d’abord ami de lui-même, avant de devenir ami d’un autrui, lui aussi vertueux (voir les fiches sur la notion d’Autrui). Mais si cette amitié est plus proche d’une fraternité, elle n’est pas pour autant une égalité de tous les membres de la société.
Pour chaque forme de constitution on voit apparaître une amitié, laquelle est coextensive aux rapports de justice. [...] Ces diverses amitiés impliquent supériorité de bienfaits de la part d’une des parties, et c’est pourquoi encore les parents sont sont honorés par leurs enfants. Dès lors, les rapports de justice entre les personnes dont nous parlons ne sont pas identiques des deux côtés, mais sont proportionnés au mérite de chacun, comme c’est le cas aussi de l’affection qui les unit. Ibid.
Aristote donne l’exemple d’un roi bienfaisant, qui prend soin de ses sujets. Même si le fondement de la relation entre le roi et ses sujets est une espèce d’amitié, le roi garde une “supériorité de bienfaisance” : les services qu’il prodigue à ses sujets sont plus grands que ceux que ses sujets pourraient lui rendre. Dans l’exemple inverse d’un tyran, Aristote montre que l’absence de justice produit une amitié “nulle ou faible”. Comme nous l’avons vu plus haut, la vie en communauté implique d’avoir en commun la notion du juste et de l’injuste, ce que n’a pas le tyran, contrairement à ceux qu'il opprime.Dans un autre exemple, Aristote montre qu’il est impossible qu’une amitié se crée entre un maître et son esclave, puisqu’il n’est pas son égal :
[...] l'esclave est un outil animé, et l’outil un esclave inanimé. En tant donc qu’il est esclave on ne peut pas avoir d’amitié pour lui, mais seulement en tant qu’il est homme [...]. Par suite encore, tandis que dans les tyrannies l’amitié et la justice ne jouent qu’un faible rôle, dans les démocraties au contraire leur importance est extrême ; car il y a beaucoup de choses communes là où les citoyens sont égaux. Ibid.
L’exemple de l’esclave peut choquer ou au moins surprendre aujourd’hui, mais il faut le replacer dans la société de la Grèce antique d’Aristote où l’esclavage était “normal”, puisqu’il permettait notamment au citoyen de consacrer son temps à la politique et à la philosophie, plutôt que de travailler à fournir les produits nécessaires à la vie quotidienne. L’image de “l’outil animé”, et donc d’une sorte de “chosification” d’un être humain, est cependant à conserver pour garder à autrui sa qualité d’homme, dans nos sociétés démocratiques contemporaines. La catégorisation, l’utilisation d’étiquettes, comme “les migrants”, “les SDF”, “un déséquilibré”, un “Asperger” (se dit d’un autisme de “haut niveau”) sont un moyen parfois trop simple pour ôter à un être son humanité essentielle et première, “en tant qu'il est homme”.
Thomas Hobbes (1588-1679)
Thomas Hobbes est réputé avoir repris la citation de Plaute selon laquelle “l’homme est un loup pour l’homme”. S’il a effectivement considéré l’état de nature comme une guerre de tous contre tous, c’est dans les relations entre les Républiques que l’homme peut être un loup face à ses ennemis (Wikipédia). Pour l’auteur du Léviathan, l’homme n’est pas cet animal politique qui recherche la vie en société par amitié envers ses semblables ou dans une volonté de bienfaisance, comme le conçoit Aristote.
La plupart de ceux qui ont écrit touchant les républiques supposent ou demandent, comme une chose qui ne leur doit pas être refusée, que l’homme est un animal politique [...], né avec une certaine disposition naturelle à la société. Sur ce fondement-là ils bâtissent la doctrine civile ; de sorte que pour la conservation de la paix, il ne faut plus rien sinon que les hommes s’accordent et conviennent de l’observation de certains pactes et conditions, auxquelles alors ils donnent le titres de lois. Cet axiome, quoique reçu si communément, ne laisse pas d’être faux, et l’erreur vient d’une trop légère contemplation de la nature humaine. Hobbes, Le Citoyen.
La recherche de la vie en société n’est donc pas liée à une tendance naturelle à aimer son prochain. C’est par “accident” que les hommes se constituent en société, et non par une disposition naturelle. Si l’instinct nous poussait à pratiquer le “vivre-ensemble” si valorisé de nos jours, quel intérêt y aurait-il, par exemple, à instituer une “fête des voisins” sur une seule journée dans l’année ? Ainsi, notre nature nous pousserait tant à aimer notre prochain que le sujet de l’immigration disparaîtrait corps et âme des débats électoraux ? Alors, si ce n’est pas une attirance irrésistible uniquement liée à notre essence, qu’est-ce qui pousserait alors les humains à vouloir se constituer en société ?
On peut remarquer à quel dessein les hommes s’assemblent en ce qu’ils font étant assemblés. Si c’est pour le commerce, l’intérêt propre est les fondement de cette société ; et ce n’est pas pour le plaisir de la compagnie, qu’on s’assemble, mais pour l’avancement de ses affaires particulières. S’il y a du devoir ou de la civilité en cet assemblage, il n’y a pourtant pas de solide amitié, comme vous voyez dans le palais, où diverses personnes concourent, et qui s’entre-craignent plus qu’elles ne s'entr’aiment ; d’où naissent bien quelquefois des factions, mais d’où il ne se tire jamais de la bienveillance. Ibid.
Ce n’est pas une bienveillance mutuelle ou un attrait naturel qui font que les humains s’assemblent, ce qu’ils cherchent est l’honneur ou l’utilité. Si nous sommes seuls, et quand bien même nous porterions une très haute estime à notre personne, comment tirer de la gloire de notre propre regard ? Être célèbre, être reconnu pour des faits glorieux implique obligatoirement un auditoire. Le terme “gloire” vient du latin gloria, qui signifie renom, réputation. Là où nous pouvons avoir de l’estime pour nous-mêmes sans avoir besoin d’un tiers, la réputation ne peut se faire que dans l’opinion d’autrui. Je peux être le plus grand chanteur que la Terre ait jamais porté, si je ne me présente pas à “The Voice” (ou tout autre télé-crochet de la sorte), aucun fauteuil ne se retournera pour reconnaître la magnificence des mes “vibes”. Hobbes, qui ne disposait pas de cette merveilleuse invention qu’est la télévision, donne un autre exemple : certaines assemblées se forment pour se divertir, pour rire des défauts des autres et tirer avantage des qualités que s’attribuent les uns. ll suffit par ailleurs que les uns ne soient pas présents à cette assemblée pour que le rire se tourne à leur désavantage.
Au reste, en ces assemblées-là, on picote les absents, on examine toute leur vie, toutes leurs actions sont mises sur le tapis, on en fait des sujets de raillerie, on épluche leurs paroles, on en juge, et on les condamne avec beaucoup de liberté. Ibid.
Toute ressemblance avec ce qui est dit lors des meetings politiques électoraux ne serait sans doute pas totalement fortuite. Nous voyons ici que l’animal politique que serait l’homme est plus enclin à tirer profit des propos tenus par ses adversaires, en leur trouvant une utilité qui servira un honneur et une gloire personnelle, que d’aimer naturellement tous ses congénères, fussent-ils du parti d’en face.
Après la recherche de l’honneur et de l’utilité, Hobbes va amener une autre raison qui pousse les hommes à constituer en société, et à rechercher la meilleure cohésion : la crainte.
C’est donc une chose tout avérée, que l’origine des plus grandes et des plus durables sociétés, ne vient point d’une réciproque bienveillance que les hommes se portent, mais d’une crainte mutuelle qu’ils ont les uns des autres. Ibid.
Si nous n’avions peur de personne, nous serions dans une perpétuelle recherche de domination d’autrui. Mais, si nous dominons, nous ne tirerons pas de gloire de celui qui sera dominé. La crainte est unilatérale, et devient une menace pour la solidité d’une société qui s’apparente plus à de la tyrannie. Alors que, si la crainte est mutuelle, la gloire et l’honneur peuvent utilement advenir. Si un président est élu par un peuple dans une démocratie, il en tirera de la gloire pour le temps de son exercice. Mais, lorsque viendra le temps de renouveler le mandat, il va craindre de perdre sa place honorifique, il va craindre que “ses” électeurs ne deviennent les électeurs d’un autre, qui leur paraîtra plus “utile” à leur sort. A l’inverse, les électeurs pourront craindre le changement provoqué par l’élection d’un autre candidat que celui en poste, dont ils ont pu mesurer l’efficacité ou l'innocuité de ses actions durant son mandat. Un tel mécanisme peut faire naître des slogans électoraux qui ne laissent pas d’être paradoxaux, lorsqu’on les lit à distance : “Le changement dans la continuité”, “La force tranquille”, etc. Ça craint...
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)
Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau décrit l’évolution fictive de l’homme, depuis l’état de nature jusqu’à celui de l’état civil, celui de la vie en société. Il considère deux sentiments comme naturels : l’instinct de conservation et la pitié. Ces deux sentiments sont communs à l’homme et à l’animal : chacun lutte pour sa survie avec son instinct de conservation ; et les animaux montrent aussi de la pitié, “la tendresse des mères pour leurs petits”, “la répugnance qu’ont les chevaux à fouler aux pieds un corps vivant”. Il attribue aussi à l’homme, quel que soit son état, la faculté de perfectibilité, qui nous différencie de l’animal.
Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l’homme et l’animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner ; faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces milles ans. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
Rousseau ne voit pas que du positif dans la perfectibilité, puisqu’il pose la question de savoir “pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ?” Cette faculté permet toutefois à l’homme d’évoluer et notamment de se regrouper. L'état de nature laisse progressivement place à des regroupements de plus en plus importants : cellule familiale, union temporaire pour chasser, construction d’habitations et début de la propriété, sédentarisation. Mais le regroupement n’est pas encore la constitution d’une société, tant que c’est la force de chacun qui régit les échanges.
L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux. Rousseau, Du contrat social, chapitre I.
L’homme est libre par nature. Mais si c’est la seule force qui contraint d’obéir, il vaut presque mieux se rebeller contre elle. Il faut substituer au droit du plus fort un autre droit qui permettra de fonder un ordre véritablement social. Voici comment Rousseau énonce cette problématique
“Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant.” Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution. Ibid., chapitre VI.
Pour établir un ordre social, autrement dit une association où chacun reste dans la liberté que lui a accordée la nature à la naissance, où chacun respecte autrui sans user de sa propre force individuelle, et ou chacun pourra obéir à lui-même, c’est-à-dire exercer sa propre volonté. L’homme à l’état de nature en rêvait, Rousseau l’a fait : c’est le contrat social. La problématique est posée, l’hypothèse de réponse est affirmée, Il reste à définir plus précisément ce que recouvre la notion de contrat social.
Si on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants. Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. [...] Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de république ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. A l’égard des associés ils prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent en particulier citoyens comme participants à l’autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l’État. Ibid., chapitre VI.
Nous avons ici une définition qui s’applique encore aux sociétés républicaines et démocratiques contemporaines. La volonté générale prend la forme de la République, et se substitue aux volontés de chaque individu. Chaque individu s’unit donc aux autres, dans cette collectivité qui devient la société. La garantie de la liberté et du respect des volontés individuelles est assurée par la participation des citoyens à “l'autorité souveraine”. Les volontés individuelles sont garanties tant qu’elles ne contreviennent pas à la volonté générale, c’est-à-dire tant que chacun respecte les lois établies par l’État. Rappelons que ces lois ont leur source dans la souveraineté du peuple, et qu’elles ne relèvent donc pas du bon-vouloir d’un seul tyran, comme dans un régime despotique ou tyrannique. Ce n’est pas “L’État, c’est moi” selon la formule attribué au “Roi Soleil”, mais bien “L’État, c'est nous”.
Emmanuel Kant (1724-1804)
Pour expliquer l’origine de la formation des sociétés, Kant pense comme Aristote que “la nature ne fait rien en vain”. La nature poursuit une finalité, et dans le cas des sociétés humaines, la fin est de développer la culture, c’est-à-dire la “capacité acquise par l’humanité de se donner ses propres fins et de les réaliser” (B. Spector). Le progrès vers la culture induit un progrès vers “la conformité des actions humaines à la loi morale” (Ibid.). Pour atteindre cette fin, la nature va utiliser un moyen spécifique à l'être humain, son “insociable sociabilité”.
J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.
L’homme demeure un “animal politique”, comme le définissait Aristote. Mais ce n’est pas l’amitié ou la bienfaisance qui l’entraîne à vivre en société. C’est une force qui le pousse à s'associer, couplée à une tendance qui rejette cette force. La nature utilise un moyen antagoniste, une lutte interne à l’homme, où le “penchant à s’associer” l’emporte sur la “propension à se détacher”. Kant qualifie cet accord final de “pathologique”. Si l’homme n’était que sociabilité, l’existence en société se déroulerait sans aucun heurt, dans une parfaite concorde. Mais aucun talent ne se ferait jour, et les sociétés humaines ne vaudraient pas mieux qu’un simple troupeau d’animaux domestiques. Dans cette situation de satisfaction et d’“amour mutuel parfaits”, la nature aurait agi en vain, en créant un homme qui ne changerait rien au “néant de la création”.
Remercions donc la nature pour cette humeur peu conciliante, pour la vanité rivalisant dans l’envie, pour l’appétit insatiable de possession ou même de domination. Sans cela, toutes les dispositions naturelles excellentes de l’humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil. L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. Ibid.
Remercions la nature de nous avoir fait vaniteux, envieux, possessifs, dominateurs, etc. en un mot excellents. Cette énumération aux échos d’apologie de péchés capitaux ne laisse pas de surprendre chez le chantre de la morale et de la déontologie qu’est Kant. En quoi tout cela peut-il nous rendre meilleurs ? Ces impulsions vers la vanité et autres pulsions de domination vont avoir pour effet de “secouer” l’homme. En langage de coaching à la mode, la nature pousse l’homme à sortir de sa “zone de confort”, à “être acteur de sa propre vie”
[...] la nature veut qu’il soit obligé de sortir de son inertie et de sa satisfaction passive, de se jeter dans le travail et dans la peine pour trouver en retour les moyens de s’en libérer sagement. Ibid.
Le travail, c’est, sinon la santé, du moins la liberté. Reste un questionnement, si l’on s’en tient aux textes bibliques, de cet homme qui fut chassé d’un paradis terrestre, où il n’avait rien à faire, pour travailler à la sueur de son front, afin de retrouver sa liberté.
Kant voit aussi dans l’insociabilité une force qui potentialise les capacités de chacun. Ces capacités n’auraient pas pu s’exprimer si l’homme était resté isolé, confortablement ou pas. Il utilise la métaphore d’une forêt.
Ainsi, dans une forêt, les arbres, du fait même que chacun essaie de ravir à l’autre air et soleil, s’efforcent à l’envi de se dépasser les uns les autres, et, par suite, ils poussent beaux et droits. Mais, au contraire, ceux qui lancent en liberté leurs branches à leur gré, à l’écart d’autres arbres, poussent rabougris, tordus et courbés. Toute culture, tout art formant une parure à l’humanité, ainsi que l’ordre social le plus beau, sont les fruits de l’insociabilité, qui est forcée par elle-même de se discipliner, et d’épanouir de ce fait complètement, en s’imposant un tel artifice, les germes de la nature. Ibid.
La nature a fait l’homme insociable et sociable à la fois. Cet antagonisme fait naître la culture et la société dans le même temps. L’homme isolé, “rabougri”, resterait dans un néant de la création, sans la stimulation de ses congénères. Il serait, comme chez Aristote, “celui qui est hors cité” : un “être dégradé” (Les Politiques). Alors que l’homme en société, poussé par son “insociable sociabilité”, entrerait dans une compétition, dans une émulation, qui accomplirait la finalité de la nature. Est-il pour autant souhaitable que nous partagions tous cette envie de dépasser l’autre, de lui ravir l’air et la lumière pour être tous “beaux et droits” ? Diogène le Cynique, qui vivait dans le plus grand dénuement, répondit à Alexandre le Grand, le plus puissant conquérant de l’Antiquité, qui lui demandait s’il pouvait faire quelque chose pour lui : “Oui, ôte-toi de mon soleil”. Qui dépasse ici l’autre ?
Émile Durkheim (1858-1917)
Qui dit société dit social. Le terme “social” sera surtout utilisé à partir du Contrat social de Rousseau. Il vient du latin socialis, qui signifie “fait pour la société”, et de socius, compagnon. Dans un sens général, ce qui est social concerne “la vie des êtres vivants en société” (Morfaux), ce qui ne limite pas l’usage du terme à l’être humain, mais s’applique à toute société, comme celles des abeilles ou des fourmis par exemple. Avec l’homme, l’animal politique d’Aristote, le social prend une signification liée à la spécificité des sociétés humaines, constituées et gérées par des lois, soumises à des morales, à des régimes divers allant de la démocratie à la tyrannie. Durkheim cherche à préciser la définition des phénomènes qui se produisent dans les sociétés humaines, et qu’il qualifie de “fait social”.
On l’emploie couramment [la qualification de faits sociaux] pour désigner tous les phénomènes qui se passent à l’intérieur d’une société, pour peu qu’ils présentent, avec une certaine généralité, quelque intérêt social. Mais, à ce compte, il n’y a, pour ainsi dire, pas d’événements humains qui ne puissent pas être appelés sociaux. Chaque individu boit, dort, mange, raisonne et la société a tout intérêt à ce que ces fonctions s’exercent régulièrement. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique.
Il s’agit de définir à quel niveau d'analyse se situe le fait social : est-ce que toute action humaine est un fait social, ou y a-t-il une spécificité du fait social, et laquelle. Si nous prenons en compte qu’il n’existe pas réellement d’être humain totalement isolé de toute société, toute action humaine pourrait être considérée comme sociale. Les astronautes qui ont fait le voyage de la Terre à la Lune étaient particulièrement isolés, mais même à 300 000 kilomètres de la planète bleue, ils faisaient partie intégrante de la société humaine. Lorsqu’ils buvaient, dormaient, mangeaient, raisonnaient, ces actes pouvaient-ils être qualifiés de faits sociaux. Que nous buvions, dormions, mangions ou raisonnions à des milliers de kilomètres de la Terre ou sur notre canapé, le phénomène se passe à l’intérieur d’une société. Toutefois, il est difficile de différencier ce qui peut changer dans les phénomènes, malgré l’évidente différence de lieu. La simple action de boire est physiologique et peut difficilement s’effectuer de plusieurs manières différentes, si nous faisons abstraction de ce qui est bu, dans quel contenant, à quelle occasion, avec qui, etc. Nous arrivons ici à la signification de l’action : si, au petit matin, je bois soit un café, soit une soupe à l’oignon, soit un verre de vin blanc sec, l'interprétation du fait va dépasser la simple action de boire. Selon le statut social que j’occupe, je vais accomplir des actions qui diffèrent socialement. Pour dire bonjour à une connaissance proche, un enfant, j’utiliserai des mots qui ne seront pas les mêmes que ceux que je prendrai pour saluer un supérieur hiérarchique ou le président de la République, si je le croise un jour.
Le système de signes dont je me sers pour exprimer ma pensée, le système de monnaies que j’emploie pour payer mes dettes, les instruments de crédit que j’utilise dans mes relations commerciales, les pratiques suivies dans ma profession, etc., etc., fonctionnent indépendamment des usages que j’en fais. Qu’on prenne les uns après les autres tous les membres dont est composée la société, ce qui précède pourra être répété à propos de chacun d’eux. Voilà des manières d’agir, de penser et de sentir qui présentent cette remarquable propriété qu’elles existent en dehors des consciences individuelles. Ibid.
L’éducation, les lois, les croyances, pratiques et coutumes, vont ainsi déterminer nos actes. Quel que soit l’individu appartenant à la même société, certains actes vont avoir lieu indépendamment de cet individu lui-même. Ces conduites sont plus ou moins conscientes, plus ou moins volontaires, voire plus ou moins consenties. Mais elles sont des faits sociaux parce que ce n’est pas l’individu qui en décide intérieurement.
Non seulement ces types de conduites ou de pensées sont extérieurs à l’individu, mais ils sont doués d’une puissance impérative et coercitive en vertu de laquelle ils s’imposent à lui, qu’il le veuille ou non. Ibid.
Dans le domaine de l'inconscient (voir les leçons de philosophie sur la notion d’Inconscient), nous pourrions comparer ces conduites à celles engendrées par le Surmoi, cette instance psychique qui agit sur le Moi en autorisant ou en réprimant ses pulsions. Le Surmoi est une instance morale (ou moralisatrice) qui se forme à partir des interdits de l’éducation : les “Fais pas ci, fais pas ça”. Nous pouvons accepter ces conduites et pensées sans même y réfléchir ou les contester et les refuser. Elles restent une puissance qui tend à nous contraindre à agir de la même façon.
Mais puisqu’il est aujourd’hui incontestable que la plupart de nos idées et de nos tendances ne sont pas élaborées par nous, mais nous viennent du dehors, elles ne peuvent pénétrer en nous qu’en s’imposant ; c’est tout ce que signifie notre définition. On sait, d’ailleurs, que toute contrainte sociale n’est pas nécessairement exclusive de la personnalité individuelle. Ibid.
Retenons donc que, si la plupart de ces conduites sont utiles voire essentielles, nous gardons une liberté individuelle, même si elle est relative, pour dans un premier temps en prendre conscience, et dans un deuxième temps les soumettre à notre raison, en espérant que cette dernière ne soit pas également sous l’emprise d’une instance supérieure.
John Rawls (1921-2002)
Avant d’évoquer les deux principes de la justice selon John Rawls, il faut préciser le concept de l’utilitarisme sur lequel ces principes se fondent en partie. Le fondateur de l’utilitarisme est Jeremy Bentham, philosophe anglais (1748-1832). Il sera suivi par John Stuart Mill (1806-1873). Nous avions vu avec Hobbes que l’honneur et l'utilité poussaient les hommes à se constituer en société. Comme son nom l’indique, l’utilitarisme conçoit l’utilité comme le seul principe sur lequel repose la vie sociale et la morale. C’est l’intérêt qui guide les sociétés : intérêt général et intérêts particuliers. L’être humain n’agit qu’en fonction du plaisir ou de la peine que lui procure les conséquences de ses actions.
L’utilitarisme est un conséquentialisme. Ce sont les conséquences heureuses d’une action, pour l’agent moral et pour les autres, qui déterminent sa valeur morale. Il s’ensuit que pour répondre à la question « que doit-on faire ? » il convient de prendre en considération les besoins et les intérêts de notre condition. Ce qui satisfait les besoins et les intérêts humains étant source de plaisir, l’utilitarisme se donne comme critère du bien moral le bonheur ou le bien-être. S. Manon, L’utilitarisme ou morale de l’intérêt.
Selon Bentham, il suffit donc de recourir à une “arithmétique des plaisirs”, qui permettra de calculer le plus justement possible, à partir de la somme des plaisirs et peines, de promouvoir le bonheur du plus grand nombre. Le premier problème de cette approche est qu’elle se limite à une évaluation quantitative des plaisirs et peines. Dans le Gorgias de Platon, Calliclès le jouisseur préférera les plaisirs physiques aux plaisirs intellectuels de la “vie de pierre” que décrit Socrate (voir les leçons de philosophie sur le Désir). La quantité de plaisir ne peut suffire à en déterminer la valeur morale. Le deuxième problème de l’arithmétique des plaisirs réside dans le rapport entre l’intérêt général et les intérêts individuels. L’égoïste va privilégier son propre intérêt, l’altruiste va sacrifier le sien pour les intérêts d’autrui. Enfin, il reste la problématique plus large de fonder une arithmétique des plaisirs sur le plus grand nombre : le risque est alors de sacrifier des minorités au profit d’un intérêt trop général.
Afin de pallier ces problèmes liés à la conception utilitariste, John Rawls propose deux principes de justice : le principe d’égalité et celui de différence.
En premier lieu : chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres. En second lieu : les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous. Rawls, Théorie de la justice.
Le premier principe fonde l’égalité de tous aux “libertés de base”. Rawls en dresse la liste : liberté politique, respect de l’intégrité de la personne, droit de propriété et protection contre l’injustice. La liberté politique comprend le droit de vote, le droit d’occuper un emploi public, la liberté d’expression et de réunion, la liberté de pensée et de conscience. Nous retrouvons ici une grande partie des droits énumérés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Ce premier principe est prioritaire sur le second : aucune atteinte aux libertés de base ne pourra être justifiée “par des avantages sociaux et économiques plus grands”. L’arithmétique des plaisirs/intérêts se voit ici limitée : même si un intérêt peut être plus grand, il ne saurait être contraire aux libertés de base.
Le second principe entérine certaines inégalités. La répartition des richesses et des revenus peut être inégale, si elle est compensée par des avantages pour chacun. La différence dans les fonctions d’autorité et de responsabilité doit être compensée par un accès égal pour tous.
Toutes les valeurs sociales - libertés et possibilités offertes à l’individu, revenus et richesse, ainsi que les bases sociales du respect de soi-même - doivent être réparties également, à moins qu’une répartition inégale de l’une ou de toutes ces valeurs ne soient à l’avantage de chacun. Ibid.
La différence et l’existence de certaines égalités sont donc recevables, si la conséquence est un avantage pour chacun, et notamment pour ceux qui sont “les moins bien lotis”, c’est-à-dire les plus démunis. C’est le principe du “maximin”, qui consiste à maximiser le gain potentiel et de minimiser la perte possible. Prenons l’exemple simple des places de stationnement d’un supermarché : certaines places sont réservées à des personnes en situation de handicap, et à des personnes avec enfants. Pour minimiser le désavantage d’un trajet plus long et plus difficile pour une personne à mobilité réduite, les places de stationnement réservées compensent ce désavantage en étant plus proches de l’entrée du magasin. La liberté de chacun est respectée, et sa différence également.
En bref/L’essentiel
Aristote :
L’homme est un animal politique, sa nature est de vivre en société ;
Les humains s’organisent en société parce que celle-ci permet les échanges entre des êtres qui ne vivent plus en autosuffisance, et par une amitié entre semblables.
Hobbes :
Il est faux de dire que l’homme est un animal politique ;
Les hommes ne s’assemblent que parce qu’ils cherchent l’honneur et l’utilité, et parce qu’ils se craignent mutuellement.
Rousseau :
Dans l’état de nature, l’homme a deux sentiments naturels : l’instinct de conservation et la pitié, et il a également la faculté de se perfectionner ;
Le contrat social est la solution pour constituer des sociétés où chacun reste libre et où les volontés individuelles sont garanties tant qu’elles respectent la volonté générale du peuple souverain.
Kant :
La nature atteint sa finalité de développement de l’humanité au moyen de “l'insociable sociabilité” de l’homme ;
L’insociable sociabilité est une force qui pousse l’homme à se dépasser en exprimant ses capacités potentielles.
Durkheim :
Le fait social est un phénomène individuel qui est déterminé de l’extérieur de l’individu, par l’éducation, les lois, les croyances, etc. ;
Même si nos conduites sont dictées par les usages et les contraintes de la société, nous restons libres de soumettre ces conduites à notre raison individuelle.
Rawls :
L’utilitarisme est une doctrine qui vise au bien-être du plus grand nombre, en recourant à une “arithmétique des plaisirs”, qui calcule la somme des plaisirs et peines, pour promouvoir le bonheur du plus grand nombre ;
Rawls propose deux principes pour que la conception utilitariste soit juste : le principe d’égalité, qui garantit à tous les libertés de base ; et le principe de différence, qui accepte les inégalités si elles sont à l’avantage des plus faibles.
Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
#Philosophie #MardiCestPhilosophie #Bac #Philo #Politique #Société