Bergson naît à Paris le 18 octobre 1859. Son père Michal (1820-1868), est un pianiste et compositeur polonais, disciple de Chopin et directeur du conservatoire de Genève. Sa mère, Katherine Levison (1834-1928), est anglaise et d’origine irlandaise. Ses deux parents sont de confession juive. Henri est l’aîné de leurs quatre enfants. Sa sœur Moïna (1865-1928) est artiste et occultiste.
Il fait des études brillantes : premier prix du concours général de mathématiques, troisième au concours de l’École normale supérieure, reçu second à l’agrégation de philosophie devant Jean Jaurès. En 1889, il soutient sa thèse de doctorat de philosophie : Essai sur les données immédiates de la conscience, qui deviendra son premier ouvrage. Suivront ensuite, entre autres, Matière et mémoire (1896), Le Rire (1900), L’Évolution créatrice (1907), Les Deux Sources de la morale et la religion (1932), La Pensée et le Mouvant (1934). Il devient chevalier de la Légion d’honneur en 1902, entre à l’Académie française en 1918 et reçoit le prix Nobel de littérature en 1927. En 1922, il est élu président de la Commission internationale de coopération intellectuelle, ancêtre de l’UNESCO. Il meurt à Paris le 4 janvier 1941. Ses derniers mots sont : “Il est cinq heures, il faut que je m’arrête.”
Dans une conférence de 1911, Bergson énonce cette affirmation :
Un philosophe digne de ce nom n’a jamais dit qu’une seule chose. Bergson, La Pensée et le Mouvant, IV, “L’intuition philosophique”, p. 944.
Cette seule chose que Bergson a dite est que philosopher dans la durée pure est véritablement philosopher. C’est dans la conscience de la durée que réside la liberté réelle. C’est ce changement continuel, irréversible, cet écoulement du temps qui voit évoluer la Vie depuis l’élan créateur originel. L’esprit suit le même mouvement pour parvenir au supplément d’âme qu’est l'intuition philosophique, et pour éprouver la joie de philosopher librement et collectivement.
Bergson introduit sa thèse, Essai sur les données immédiates de la conscience, par cette phrase : nous pensons le plus souvent dans l’espace. Notre langage montre, et induit par la même occasion, notre manière de concevoir le monde. Tout est affaire de grandeur mesurable, d’étendue, de quantité, de catégories homogènes, etc.
Ainsi, nous pensons nos états de conscience comme des états internes identifiables, séparables, mesurables. De même, nous découpons le temps en intervalles, en présent, en instants, en moments : les heures, minutes et secondes. Pourtant, en réalité, nos états de conscience se suivent et s’interpénètrent, et le temps s’écoule sans discontinuer. La vie se déroule dans la durée pure.
Notre conscience se compose de deux facettes : un moi social, superficiel, et un moi fondamental, profond. Le moi social considère la durée comme homogène, les états de conscience comme définis et juxtaposés. Il s’exprime dans le langage, qui solidifie et fige les sensations, les impressions, les sentiments, pour les rendre conformes à la vie en société. En simplifiant le vécu, le langage écrase la conscience immédiate. Le moi fondamental est celui de la durée pure, hétérogène, où les états de conscience se succèdent, fusionnent entre eux et s’organisent. C’est dans le moi fondamental que réside la vraie liberté. Chez Bergson, c’est l’âme, autrement dit le moi tout entier, qui manifeste sa liberté en se déterminant elle-même : c’est le concept d’acte libre.
Cette liberté de la conscience disparaît lorsque la durée est réduite par le moi superficiel à de l’étendue spatiale, et que la succession qualitative est confondue avec une simultanéité quantitative. Au-dessus du langage qui fige la pensée dans des mots, il y a l’acte de penser et toutes les pensées qui en émanent.
Exister, c’est durer, dans un changement continu et un écoulement sans fin des états de conscience. La philosophie bergsonienne est à la fois une théorie de la vie et une théorie de la connaissance. Le monde est composé de matière inerte et de matière vivante. À l’origine de la vie se trouve une impulsion, donnée une fois pour toutes et qui se démultiplie ensuite en formes diverses. Bergson appelle cette impulsion l’élan vital.
Le même élan originel a donné trois directions à la vie : la torpeur, l’instinct et l’intelligence. La torpeur correspond au monde végétal : immobile, insensible, inconscient. L’instinct caractérise le monde animal : mobile, sensible, conscient à certains degrés. L’intelligence est le propre de l’homme, animal raisonnable.
L’instinct fait du corps de l’animal, et donc de sa matière vivante, son propre outil : il est déterminé par nature à accomplir une fonction particulière. L’intelligence ne fait pas automatiquement de l’homme un être sage, même s’il est doué de raison : elle lui permet d’agir sur la matière inerte pour la transformer en de multiples outils. L’Homo sapiens est, en pratique, un Homo faber. Mais c’est parce que l’intelligence pense la matière en la catégorisant, en l’homogénéisant, qu’elle ne peut pas penser la vie dans la réalité changeante de la durée pure. La connaissance par l’intelligence est la faculté d’établir des rapports entre les choses, mais elle ne permet pas de connaître les choses en soi.
Lorsqu’il étudie la mémoire, Bergson montre que la conscience ne se fond ni ne se confond avec le cerveau : il n’y a pas de parallélisme strict entre le fait psychologique et le fait physiologique. Il est possible de distinguer deux mémoires : l’une imagine sous la forme de souvenirs et l’autre répète sous la forme d’habitudes. La première, pure et spontanée, emmagasine le passé : elle enregistre des événements déterminés, datés, tels qu’ils se déroulent dans la durée. La seconde décompose et recompose le passé : elle l’organise, l’ordonne pour qu’il occupe un temps identique et qu’il soit utile au présent.
Morale et religion se présentent soit de façon close, statique, soit de façon ouverte, dynamique. La cité est une société close : les hommes vivent en petits groupes, solidaires entre eux mais indifférents aux autres. L’obligation morale et la religion, issue de la fonction fabulatrice, règnent sur tous les membres. À l'opposé, la société ouverte est gouvernée par la fraternité et s’étend à l’humanité tout entière.
L’intuition est l’instinct désintéressé, ayant conscience de lui-même. Il est la troisième voie, au-delà de l’instinct et de l’intelligence, pour espérer atteindre l’absolu, en particulier celui de la durée pure. Mais pour cela, il faut renouveler la philosophie et la métaphysique.
Philosopher dans la durée, c’est philosopher dans la liberté. La réalité est ailleurs, et elle est avant tout mobile. La vie ne cesse de s'écouler et de changer. La durée n’est pas le temps figé dans la parole spatialisante. La réalité ne se réduit pas au langage immobile des concepts de l’intelligence. Philosopher dans la durée, c’est inverser la direction habituelle de la pensée : cesser de vouloir traduire l’intuition de la réalité en symboles intelligibles, et d’en fabriquer des reproductions homogènes et inanimées.
Il ne faut pas se limiter à penser le tout fait, mais penser, à l’aide de l’intuition de la durée, ce qui se fait. Il faut quitter la matérialité, où l’intelligence humaine solidifie le vivant pour le transformer en une éternité immobile, pour aller vers la spiritualité, où l’intuition accède à la connaissance des choses en soi et de la vie même, dans son devenir universel, dans son “continuel écoulement”. La philosophie doit être une entreprise collective, qui touche alors à une béatitude comparable à celle de Spinoza.
La force d’une philosophie tient aussi dans la forme de son expression. Bergson utilise régulièrement la métaphore pour que nous puissions comprendre de l’intérieur ses concepts. C’est la réalité comparée à un ballon élastique qui se dilate et prend des allures toujours inattendues. C’est l’horloge voisine qui sonne plusieurs coups et dont nous comprenons par un simple effort d’attention de notre moi profond que quatre coups ont sonné, sans pour autant les avoir comptés consciemment.
Pour nous faire comprendre et vivre son concept de durée pure, Bergson nous propose une expérience de pensée, simple à imaginer : faire fondre du sucre dans un verre d’eau et prendre conscience du temps qui passe réellement, irréductible et indivisible.
Si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. Ce petit fait est gros d’enseignements. Car le temps que j'ai à attendre n’est plus ce temps mathématique qui s’appliquerait aussi bien le long de l’histoire entière du monde matériel, lors même qu’elle serait étalée tout d’un coup dans l’espace. Il coïncide avec mon impatience, c’est-à-dire avec une certaine portion de ma durée à moi, qui n’est pas allongeable ni rétrécissable à volonté. Ce n’est plus du pensé, c’est du vécu. Ce n’est plus une relation, c’est de l'absolu. Bergson, L’Évolution créatrice, I, p. 765.
L’intelligence, au moyen de la science, peut décrire le phénomène, le décomposer en différentes étapes, le mesurer et le quantifier. Cela ne changera pas la perception intérieure que nous aurons de l’écoulement du temps, de la qualité et de l’intensité de ce que nous vivrons dans cette durée pure.
Dans L’Évolution créatrice, Bergson présente le concept de l’Homo faber, cet être capable, grâce à son intelligence, d’inventer et de fabriquer des instruments à partir de la matière. Cette capacité d’invention va jusqu'à concevoir des outils pour créer des outils. L’Homo sapiens serait donc d’abord un homme intelligent avant d’espérer devenir sage : la création matérielle précéderait la création morale. Il existe, toujours selon Bergson, une autre variante, qui ressemble étrangement au sophiste abhorré par Socrate et Platon.
Nous croyons qu’il est de l’essence de l’homme de créer matériellement et moralement, de fabriquer des choses et de se fabriquer lui-même. Homo faber, telle est la définition que nous proposons. L’Homo sapiens, né de la réflexion de l’Homo faber sur sa fabrication, nous paraît tout aussi digne d’estime tant qu’il résout par la pure intelligence les problèmes qui ne dépendent que d’elle [...]. Homo faber, Homo sapiens, devant l’un et l’autre, qui tendent d’ailleurs à se confondre ensemble, nous nous inclinons. Le seul qui nous soit antipathique est l’Homo loquax, dont la pensée, quand il pense, n’est qu’une réflexion sur la parole. Bergson, La Pensée et le Mouvant, II, p. 912-913.
Le discours tenu par l’Homo loquax est aussi séduisant que celui du sophiste de l’Antiquité grecque, mais il est aussi vide que celui de son ancêtre. “L’homme intelligent” est ainsi considéré a priori comme compétent en toutes choses, parce qu’il a acquis précédemment une certaine notoriété dans un domaine particulier, mais isolé. Il a développé une habileté pour parler de tout et de n’importe quoi, cependant la perfection de ses constructions langagières cache la vacuité de ses propos.
Mais la vérité est qu’il s’agit, en philosophie et même ailleurs, de trouver le problème et par conséquent de le poser, plus encore que de le résoudre. Ibid., p. 875.
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« De Spinoza à Sartre - Philosophie - Fiches de lecture, tome 2 » Fiche n° 3 : L'Évolution créatrice, Bergson.
Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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