Dans cette exploration des notions de théorie et d’expérience, nous allons d’abord prendre des mesures avec le Sophiste Protagoras, cité par Platon et quelque peu malmené ensuite quant à la valeur de l’expérience pour accéder à une connaissance vraie, qui ne serait par ailleurs qu’un souvenir. Aristote nous fera part de notre animalité raisonnable, désirante de savoir et douée de mémoire. Enfin, le maître du Cogito nous fera part de quelques idées, des vraies, des fausses, et une histoire qui se termine toujours par la raison.
Dans le langage courant, quelqu’un qui a de l’expérience est synonyme d’une personne qui a acquis des savoirs et des savoir-faire à partir de ce qu’il a vécu et expérimenté. Dans cette conception, nous apprenons par l’expérience que nous faisons dans le monde qui nous entoure, au moyen des données qui nous sont fournies par nos sens. Cette conception, c’est celle de Protagoras :
L’homme est la mesure de toutes choses, pour celles qui sont, de leur existence ; pour celles qui ne sont pas, de leur non-existence. Platon, Théétète, 152 a.
Protagoras est considéré comme le premier des Sophistes. Depuis Platon, les Sophistes ont une image péjorative : ils pratiquent des raisonnements qui n’ont que l’apparence de la vérité, et ils les enseignent aux jeunes gens riches dans le seul but d’un profit pécunier. Les Sophistes ont depuis été réhabilités, par “leur rôle de diffusion du rationalisme dans dans la vie intellectuelle, sociale, politique des cités grecques” (Morfaux). Ils ont ainsi fait apparaître des concepts, qu’ils ont mis en oeuvre dans leur enseignement et leur pratique, constituant ainsi des doctrines (Dumont). La doctrine de Protagoras est le relativisme : l’homme est la référence pour tout ce qui l’entoure, que cela existe ou non ; tout est donc relatif à l’homme. Dans la nature, rien n’est ni vrai ni faux. Il n’y a aucune théorie qui régit la nature “par nature” : la nature est, tout simplement. C’est l’homme qui établit sa propre vérité à propos de la nature, qui établit des théories sur son fonctionnement ou sur ce qu’elle est. Toute vérité, toute théorie, dépendent donc de critères de mesure établis par l’homme, par “convention”. La nature ne divise pas le temps en années, mois, jours, heures, minutes ou secondes : ce “temps-mesure” est établi par une convention, un accord entre les hommes. Ceux-ci établissent leurs conventions de durée par l’expérience en observant la durée d’une journée - le temps de rotation de la Terre autour d’elle-même.
Nous avons vu que, pour Protagoras, l’expérience était le moyen d’acquérir des savoirs, avec l’homme et ses sens pour seule référence : “la connaissance n’est pas autre chose que la sensation” (Théétète, 151 e). A l’inverse, Platon défend la thèse que nous ne pouvons pas apprendre quoi que ce soit de vrai par nos sens. Le monde sensible est fait d’apparences, il est changeant et trompeur. Seul le monde intelligible est la vérité, la source de connaissances vraies : c’est le monde des choses en soi, des essences immuables que sont les Idées, comme le Bien en soi, le Juste en soi, etc.
Ce n’est donc pas dans les impressions que réside la connaissance, mais dans les rapprochements dont elles sont l’occasion pour la pensée. Dans ce dernier cas en effet il est possible, à ce qu’il semble, d’entrer en contact avec l’être et avec la vérité, tandis que c’est impossible dans l’autre cas. Platon, Théétète, 186 d.
Ce n’est donc pas l’expérience “pure” au moyen des impressions fournies par les sensations qu nous allons apprendre. Il nous faut faire des “rapprochements” de ces impressions, au moyen de notre pensée. Platon définit l’acte de penser comme la conversation de l’âme avec elle-même, comme un dialogue intérieur silencieux. Il n’est plus question des sens corporels, de l’expérience physique, il est question de l’âme. Pour accéder à la vérité du monde intelligible des Idées, des essences immuables et éternelles, nous devons utiliser la “vision de l’esprit”, autrement dit voir avec notre âme et non avec nos yeux. Car, sans le savoir, nous savons déjà : c’est la théorie de la réminiscence.
[...] chez celui qui ne sait pas, il existe, concernant telles choses qu’il se trouve ne pas savoir, des pensées vraies concernant ces choses mêmes qu’il ne sait pas [...]. Or, reprendre soi-même une connaissance en soi-même, n’est-ce pas se ressouvenir ? Platon, Ménon, 85 c-d.
Dans le Ménon, Socrate fait la démonstration de la réminiscence, la capacité de se ressouvenir de connaissances déjà acquises auparavant, avec un jeune esclave qui résout un problème de duplication d’un carré, alors qu’il est ignorant de la géométrie. Socrate guide le jeune esclave pour qu’il retrouve l’accès aux connaissances qui sont déjà en lui, alors qu’il n’en a pas conscience. Nous pouvons donc disposer de connaissances sans faire appel à aucune expérience sensible, car nous disposons de connaissances a priori, par opposition aux connaissances que nous pouvons acquérir a posteriori par l’expérience. Il y a toutefois quelques postulats à admettre avant d’embrasser la théorie de la réminiscence. Il faut tout d’abord admettre l’existence des deux mondes, sensible et intelligible. Il faut ensuite considérer que le corps et l’âme sont deux substances unies mais distinctes. Enfin, il faut croire - ce qui n’est pas une démarche philosophique habituelle - en la métempsycose : l’âme est immortelle et elle suit un cycle de réincarnations. L’âme désincarnée, hors du corps, est libre dans le monde des Idées, où sont toutes les connaissances vraies. Lorsqu’elle “chute” dans le corps, l’âme perd l’accès à ces connaissances vraies, et elle doit alors se ressouvenir avec la réminiscence. C’est le corps qui devient la prison de l’âme (voir l’article Platon, Phédon – Le corps prison de l’âme). La théorie de la réminiscence ne reconnaît donc à l'expérience sensible ni la valeur de connaissance, la valeur de vérité. Nous ne pourrions donc pas parler d’un “homme d’expérience” pour désigner quelqu’un qui dispose d’un savoir, tout au plus pourrions-nous évoquer une “âme d’expérience”, par celle qu’elle a expérimentée lorsqu’elle était libre du corps, dans le monde des Idées.
Tous les hommes désirent naturellement savoir ; ce qui le montre, c’est le plaisir causé par les sensations, car, en dehors même de leur utilité, elles nous plaisent par elles-mêmes, et, plus que toutes les autres, les sensations visuelles. [...] La cause en est que la vue est, de tous nos sens, celui qui nous fait acquérir le plus de connaissances [...]. Aristote, Métaphysique.
L’homme est un animal doué de raison et du désir naturel de savoir. Pour accéder à la connaissance, il utilise ses sens au travers de l’expérience. Nous retrouvons ici l’antagonisme entre Aristote et celui qui a été son maître. Quand Platon affirme la primauté de la vision de l’esprit sur celle du corps, donc sur le sens physique de la vue, Aristote place la vision corporelle en tête de toutes les sensations qui nous permettent d’acquérir des connaissances. La vision de l’esprit platonicienne permet d’accéder à la seul vérité du monde intelligible des Idées ; la vision sensible d’Aristote est la voie royale vers la connaissance du monde physique. Il ajoute à la vue le sens de l’ouïe, qui, grâce à la capacité de se souvenir - la mémoire - nous donne la faculté d’apprendre. Bref, si Platon accède à la vérité par le pur esprit, Aristote prend le contrepied en affirmant que la connaissance vient de l’expérience sensible. Freud résumerait cela en analysant que le disciple Aristote a tué le père-maître Platon. Revenons sur la capacité de se souvenir, qui n’a pas de lien ici avec la réminiscence que nous avons évoqué avec Platon, la possibilité de nous ressouvenir de ce que l’âme connaît déjà. La mémoire est ici la sédimentation des expériences passées, qui enrichit l’expérience présente. Nous nous ressouvenons de ce que nous avons appris par nos sens.
C’est de la mémoire que provient l’expérience pour les hommes : en effet, une multiplicité de souvenirs de la même chose en arrive à constituer finalement une seule expérience ; et l'expérience paraît bien être à peu près de même nature que la science et l’art, avec cette différence toutefois que la science et l’art adviennent aux hommes par l’intermédiaire de l’expérience, car l’expérience a créé l’art, comme le dit Polos avec raison, et le manque d’expérience, la chance. Ibid.
Il semble que nous devions distinguer plusieurs étapes dans le processus de l’expérience selon Aristote. Il y a tout d’abord la phase initiale de l’expérience purement sensible : nous éprouvons par nos sens ce qui nous est donné immédiatement. Une deuxième phase a lieu où intervient la mémoire, qui compare nos expériences passées, enregistrées dans nos souvenirs, avec l’expérience actuelle et immédiate. L’expérience devient “médiate”, en étant mise en relation avec d’autres expériences “intermédiaires”. Mais souvenons-nous que l’homme est, selon Aristote, un animal doué de raison. Il cite Polos, un Sophiste, sur les liens entre l’expérience et l’art. La citation vient probablement du Gorgias de Platon, où le mêm Polos déclare :
[...] il existe chez les hommes une foule d’arts que, expérimentalement, des expériences ont permis de découvrir ; car c’est l’expérience qui fait que notre existence suit méthodiquement sa route, tandis que c’est à l’aventure, si l’inexpérience y préside. A chacun de ces arts participent les hommes, les uns aux uns, les autres aux autres, d’autre et d’autre façon, mais, aux meilleurs des arts, les meilleurs des hommes. Du nombre de ces derniers est Gorgias ici présent, et l’art auquel il participe est le plus beau des arts. Platon, Gorgias, 448 c.
Gorgias est un Sophiste, comme Polos, et “le plus beau des arts” est la rhétorique, l’art de persuader des Sophistes. Platon considérait la rhétorique des Sophistes comme une technique de manipulation qui méprise la vérité et ne cherche qu’à emporter l’adhésion du plus grand nombre” (Godin, Dictionnaire de philosophie pour les Nuls). Il semble donc inutile de préciser que lorsqu’il fait dire à Polos que la rhétorique des Sophistes est “le plus beau des arts”, il s’agit assurément d’un trait d’ironie. Aristote reprend l’affirmation de Polos, pour chanter les louanges de l’expérience et de l’art. Ici, pas d’ironie sur “le plus beau des arts”, Aristote a tué le père, vous dit-on. Après la phase initiale de l’expérience immédiate, la phase intermédiaire de l’expérience associant les souvenirs à l’aide de la mémoire, vient une dernière phase qui est constituée par l’art. Avec l’art, l’homme accède à un “jugement universel”, qui se dégage “d’une multitude de notions expérimentales” et est “applicable à tous les cas semblables” (Métaphysique). Aristote décrit ici l’induction ce raisonnement - de l’animal doué de raison - qui passe du particulier - les expériences multiples - à l’universel, à l’élaboration de lois, de théories. Si nous résumons les phases de l’expérience selon Aristote, nous avons une phase initiale d’expérience immédiate, une phase intermédiaire de mobilisation par la mémoire des connaissances acquises par l’expérience, et une phase inductive où le raisonnement élabore des théories et des jugements, des lois, visant l’universalité.
Ainsi, ce n’est pas l’habileté pratique qui rend, à nos yeux, les chefs plus sages, c’est parce qu’ils possèdent la théorie et connaissent les causes. - Et en général, la marque distinctive du savant, c’est la capacité d’enseigner, et c’est encore pourquoi nous croyons que l’art est plus véritablement science que l’expérience puisque ce sont les hommes d’art, et non les autres, qui sont capables d’enseigner. [...] le but de notre présent discussion, c’est de montrer que, sous la dénomination de sagesse, chacun entend communément ce qui traite des premières causes et des premiers principes ; aussi, comme nous l’avons dit plus haut, juge-t-on d’ordinaire l’homme d’expérience supérieur à l’homme qui a simplement une sensation quelconque, l’homme d’art supérieur à l’homme d’expérience, l’architecte au manoeuvre et les sciences théorétiques aux sciences pratiques. Il est donc évident, dès maintenant, que la Sagesse est une science qui a pour objet certaines causes et certains principes. Aristote, Op. cit.
Pour accéder à la Sagesse, il ne suffit donc pas de l’expérience, même si celle-ci est la voie de la connaissance. Il faut utiliser les facultés de se souvenir et de raisonner. Descartes opinerait du chef en écoutant Aristote évoquer le “bon sens” - la raison - et l’importance de bien en user.
Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Descartes, Discours de la méthode, I.
Notons également l’insistance d’Aristote sur la capacité d’enseigner qui caractérise le véritable savant. Ce n’est pas assez d’avoir acquis du savoir par l’expérience, mais le principal est de l’enseigner bien.
Dans la troisième Méditation, Descartes établit une typologie des idées, ces pensées qui “sont comme les images des choses”. Il cherche ainsi à savoir quelles idées peuvent être causes d’erreur, autrement dit fausses, et lesquelles peuvent être considérées comme vraies.
Or de ces idées les unes me semblent nées avec moi, les autres être étrangères et venir de dehors, et les autres êtres faites et inventées par moi-même. Descartes, Méditations métaphysiques, III.
Selon lui, le sujet pensant possède trois types d’idées :
Les idées innées : “nées avec moi”, logées en nous par Dieu dès notre naissance ;
Les idées adventices : venues du dehors, perçues par les sens ;
Les idées factices ou fictives : élaborées par notre imagination, inventées par notre esprit.
Les idées adventices correspondent au domaine de l’expérience. Elles naissent des objets que nous percevons par nos sens : “cela m’est enseigné par la nature”. Elles ne dépendent pas de notre volonté : si nous faisons l’expérience de nous asseoir près d’un feu, nous sentirons sa chaleur, que nous le voulions ou non. Mais il n’y a pas là d’assurance ou de garantie que notre idée de chaleur soit identique à l’objet qu’est le feu.
Quand je dis qu’il me semble que cela m’est enseigné par la nature, j’entends seulement par ce mot de nature une certaine inclination qui me porte à croire cette chose, et non pas une lumière naturelle qui me fasse connaître qu’elle est vraie. Or ces deux choses diffèrent beaucoup entre elles ; car je ne saurais rien révoquer en doute de ce que la lumière naturelle me fait voir être vrai, ainsi qu’elle m’a tantôt fait voir que, de ce que je doutais, je pouvais conclure que j’étais. Ibid.
Descartes compare ce qu’il peut connaître par l’expérience - la “nature” - et ce qu’il peut connaître par la raison - la “lumière naturelle”. Dans la seconde Méditation, il a pu, après avoir mis en doute tout ce qui l’entourait, notamment ce qu’il percevait par les sens, aboutir à la conclusion que, parce qu’il doutait, il existait : c’est le Cogito - “je suis, j’existe” - la première des vérités, obtenue par le seul usage de la raison. Ce qui est vrai, c’est qu’il est une “chose pensante”, et il le sait uniquement par la pensée. Ce qui lui est “enseigné par la nature”, donc par l’expérience, ne permet pas de distinguer si cela est vrai ou faux. Il donne l’exemple de la différence entre l’idée du soleil venue par les sens, et celle venue par les “raisons de l’astronomie. La première est une idée adventice : si je regarde le soleil, je me fais l’idée, venue “de dehors” qu'il est “extrêmement petit”. La seconde idée est une idée innée, venant “de certaines notions nées avec moi” : si je forme mon idée sur les “raisons de l’astronomie”, le soleil “me paraît plusieurs fois plus grand que toute la terre”. Aucune de ces idées n’est exactement semblable à leur objet qu’est le soleil, mais Descartes suit sa raison qui lui dicte que l’expérience immédiate du soleil par ses sens est la moins semblable au “vrai” soleil. L’expérience ne peut donc pas être une source sûre pour accéder à la vérité, pour acquérir des connaissances certaines. La raison est le seul principe de connaissance et d’action : c’est la doctrine du rationalisme, qui s’oppose et l’emporte ici sur l’empirisme, “qui voit dans l’expérience la source unique de toute connaissance humaine” (Morfaux). Descartes était au service et a remporté son jeu pour l’équipe des rationalistes ; les empiristes vont maintenant envoyer Locke, leur joueur fondateur (voir la fiche 2.b. De Locke à Kant).
Platon
Protagoras affirme que “l’homme est la mesure de toutes choses”, c’est-à-dire que tout est relatif à l’homme, l’expérience est le seul moyen d’acquérir du savoir
Platon affirme que nous ne pouvons rien apprendre par nos sens, le monde sensible n’est qu’un monde d’apparences trompeuses ;
C’est la vision de l’âme qui permet d’accéder à la connaissance vraie, notamment par la réminiscence : connaître, c’est se ressouvenir des connaissances que l’âme délivrée du corps a acquises dans le monde intelligible, et dont nous pouvons avec de l’aide nous souvenir.
Aristote
L’homme est un animal doué de raison et du désir naturel de savoir ;
L’homme apprend par l’expérience - par ses sens - et utilise sa mémoire pour comparer les connaissances acquises par l’expérience, au moyen du raisonnement.
Descartes
Descartes distingue trois types d’idées : innées (qui naissent avec nous, a priori) et toujours vraies puisque logées en nous par Dieu dès notre naissance, adventices (venues des sens, a posteriori, vraies ou fausses), fictives (élaborées par notre imagination) ;
L’expérience n’est pas une source sûre pour acquérir une connaissance certaine, la raison est le seul principe de connaissance et d’action.
Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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