José Lezama Lima naît le 19 décembre 1910 à La Havane, dans le camp militaire de Columbia. Son père, José María Lezama y Rodda (1886-1919), colonel de l’armée cubaine, meurt à 33 ans de la grippe, alors que la famille est installée en Floride. Sa sœur, Eloisa del Carmen (1919-2010), naît trois mois après la mort du père. José revient à La Havane avec elle et sa mère, Rosa Maria Lima y Rosado (1888-1964), pour habiter dans la maison de sa grand-mère maternelle, au n° 9 du Prado. En 1929, la famille déménage au n° 162 du Trocadero, devenu depuis le Museo Lezama Lima.
Excepté un voyage à Mexico en 1949, et un en Jamaïque en 1950, il restera toute sa vie dans la capitale cubaine, ce qui lui vaudra le surnom El viajero inmóvil [Le voyageur immobile] et celui d’exilé intérieur, en lien cette fois avec l’ostracisme et la censure qu’il a subis durant ses dernières années. La mort de sa mère en 1964 est la seconde grande perte de sa vie (après celle de son père), qui lui fait dire “J'ai commencé à vieillir le jour où ma mère est morte”.
Il fait des études de droit et devient avocat en 1938. Durant cette période, il participe aux manifestations estudiantines contre la dictature de Gerardo Machado. Il fonde plusieurs revues, dont Orígenes, de 1944 à 1956, qui publiera notamment des textes d’Albert Camus, Aimé Césaire, Paul Valéry ou encore Paul Éluard, traduits en espagnol, aux côtés de nombreux autres auteurs hispanophones. Il travaille d’abord dans un cabinet puis au Consejo Superior de Defensa Social [Conseil Supérieur de la Défense Sociale]. À partir de 1945, il devient fonctionnaire à la Dirección de Cultura del Ministerio de Educación [Direction de la Culture du Ministère de l’Éducation]. En 1959, après la révolution cubaine, il est nommé directeur du Departamento de Literatura y Publicaciones del Consejo Nacional de Cultura [Département de Littérature et des Publications du Conseil National de la Culture].
José Lezama Lima et María Zambrano font connaissance à Cuba en 1936. Elle dira de cette rencontre qu’elle était “sans commencement ni fin”. La philosophe espagnole et l’écrivain cubain partagent une pensée poétique liée au sacré. Il lui dédiera un poème dans son recueil Fragmentos à su imán [Fragments à leur aimant].
Il meurt le 9 août 1976, à l’hôpital Calixto García de La Havane, des suites d’un asthme apparu dès l’enfance, de tabagisme et d’obésité. Il recevra plusieurs hommages posthumes. Depuis 2000, la Casa de las Americas accorde un prix honorifique pour la catégorie Poésie portant son nom. En 2010, sa maison est déclarée monument historique national. La revue Revolucion y Cultura, organe officiel du Ministère de la Culture, publie en janvier 2011 un numéro dédié à José Lezama Lima.
José Lezama Lima a publié deux romans dont le plus connu est Paradiso, des recueils de poésie et des essais. Plusieurs anthologies lui sont consacrées. Il décrit lui-même l’unité de son œuvre : “Tout est un. Mon univers commence par la poésie, continue par l’essai et débouche sur le roman. Il n’y a pas de compartiment étanche entre ces trois choses, car les trois contribuent à une même forme d’expression.” Cette unité est souvent décrite (y compris par Lezama Lima lui-même) comme un “système poétique du monde”. Ce système se fonde sur une conception catholique et orphique du monde, une “cosmovision”. En espagnol, ce terme désigne une image générale de l’existence, de la réalité, de l’univers. C’est la conjonction d’opinions ou de croyances, liées à une époque ou à une culture donnée, qui aboutissent à former une conception générale du monde.
Dans le système lezamien, la nuit - celle qui fait naître Éros dans l'orphisme - joue un rôle important, comme force créative, génératrice. Plusieurs poèmes associent les thèmes de la mort et du rêve, tout en affirmant le pouvoir des contraires à engendrer du nouveau : la lumière surgit de l’obscurité, comme une renaissance orphique ou une résurrection d’inspiration chrétienne. La référence à Cuba est présente, soulignant l’espace insulaire comme un milieu créateur, alimenté par la nuit, mais sans être dominé par le jour. Il défend en particulier la conception d’un baroque latino-américain (barroco americano), expression du métissage et “art de la contre-conquête”. Nous exposerons ici deux grandes conceptions fondamentales : l’expérience oblique et les ères imaginaires.
Pour fonder son système poétique, José Lezama Lima s’inspire du savoir de l’Orient, en particulier du Taoïsme, et de celui de l’Occident, avec des sources très diverses : Héraclite, Parménide, Aristote, l’Égypte antique, Thomas d’Aquin, Jean de la Croix, Descartes ou encore Heidegger. Sa question est : quel doit être le savoir nécessaire pour un poète ? Le savoir normatif de Lucrèce, Dante ou Goethe est moins pertinent que celui intuitif de Rimbaud, Lautréamont, Verlaine, ou de Jean de la Croix, qui fait prévaloir le sentir sur le dire. La poésie lezamienne vise la connaissance du non-être : le “monde de l’autre rive”, la “réalité du monde invisible”.
Pour cela, il faut parvenir à une image finale, permanente (l’imago) au moyen de la métaphore. La métaphore est le créé, le flux temporel (flujo temporal) qui éclôt et disparaît. L’image est l’inconditionné, le continuum temporel (continuo temporal), une éternité, une fixité (fijeza). José Lezama Lima définit ainsi le flux poétique (flujo poético) : le créé, la métaphore, s’unit avec l’incréé, l’image. Le poème est un espace germinatif : la métaphore est une carta oscura qui opère par métamorphoses successives, et conduit à l’image, c’est-à-dire à la lumière de la connaissance. Ce processus est la vivencia oblicua, l’expérience oblique.
La causalité métaphorique se substitue à la causalité classique décrite par Aristote. L’impossible agit sur le possible, la causalité s’entrechoque avec l’inconditionné, créant une “supercausalité” (sobrecausalidad), la causalité métaphorique, qui débouche sur l’image. Pour illustrer la vivencia oblicua, Lezama Lima donne l’exemple d’un homme qui appuie sur l’interrupteur de sa chambre et déclenche, sans le savoir, une cascade dans l’Ontario. Lors de ce processus, l’annulation de la causalité classique est marquée par un instant de fulguration, le súbito (le “soudain”), durant lequel se produit la révélation du sens. Le súbito crée l’inconditionné conditionnant, c’est-à-dire une possibilité créative infinie pour le poète : le potens. Lezama Lima résume l’ensemble avec cette (autre) image : “Nous portons un trésor dans un vase d’argile, [...] et ce trésor est capté par l’image, sa force opérante est la possibilité.”
Dans son essai A partir de la poesía, José Lezama Lima décrit des ères imaginaires “où se mélangent les métaphores vivantes, les millénaires étrangement unitifs, immenses réseaux ou bien contrepoints culturels”.
L’étude des tribus anciennes ou phylogenèse, la culture égyptienne antique, l’orphisme, le taoïsme ou encore le rôle de José Martí dans la révolution cubaine sont ainsi des exemples d’ères imaginaires. Lezama Lima résume son concept d’ère imaginaire par cette phrase : “L'impossible en agissant sur le possible engendre un potens, qui est le possible à l'infini.”
Le concept d’ère imaginaire est lié à celui de Surnature (sobrenaturaleza). Dans Confluencias, Lezama Lima explique qu’il a eu la révélation de ce concept de Surnature à travers cette phrase de Pascal : “La vraie nature étant perdue, tout devient sa nature” (Pascal, Pensées, 426). L’homme place une image qui se substitue à cette Nature perdue. Cette image engendre la Surnature. La métaphore devient ainsi ce qui guide l’homme, et l’imago, en tant que représentation de la réalité, s’impose comme Histoire.
LEZAMA LIMA J. :
Las Eras Imaginarias, Madrid, Editorial Fundamentos, 1982.
Paradiso
ALVAREZ BRAVO Armando, Conversación con Lezama Lima, in Mundo Nuevo, n° 24, juin 1968.
GONZÁLEZ CRUZ Iván., Vida y obra de José Lezama Lima, Generalitat Valenciana, 2000.
EUROPE (revue), José Lezama Lima, n° 979-980 / Novembre-Décembre 2010.
RUIZ BARRIONUEVO Carmen, Espacio poético y orfismo en la obra de José Lezama Lima.
CHAZARRETA, Daniela Evangelina, “Muerte de Narciso”, poema-umbral del orbe lezamiano.
VALCÁRCEL Eva, La vivencia oblicua, fragmentos sobre una lectura de Lezama Lima.
Ecured (en espagnol) : Présentation de José Lezama Lima.
Wikipédia (en espagnol) : José Lezama Lima.
Revue Orígenes : Présentation - Index - Fac-similés en ligne.
Patrick Moulin, MardiPhilo, août 2024.
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