Aucune explication verbale ne remplace jamais la contemplation. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Pourquoi écrire cet ouvrage ? Personne ne m’en a prié. Surtout pas ceux à qui il s’adresse. Alors ? Alors, calmement, je réponds qu’il y a trop d’imbéciles sur cette terre. Et puisque je le dis, il s’agit de le prouver. p. 7.
L’enthousiasme est par excellence l’arme des impuissants. p. 9.
S’il y a complexe d’infériorité, c’est à la suite d’un double processus : - économique d’abord ; - par intériorisation ou, mieux, épidermisation de cette infériorité, ensuite. p. 11.
Tout problème humain demande à être considéré à partir du temps. L’idéal étant que toujours le présent serve à construire l’avenir. [...] En aucune façon je ne dois me proposer de préparer le monde qui me suivra. J’appartiens irréductiblement à mon époque. [...] L’avenir doit être une construction soutenue de l’homme existant. Cette édification se rattache au présent, dans la mesure où je pose ce dernier comme chose à dépasser. p. 13.
[Parler], c’est exister absolument pour l’autre. [...] Parler, c’est être à même d’employer une certaine syntaxe, posséder la morphologie de telle ou telle langue, mais c’est surtout assumer une culture, supporter le poids d’une civilisation. p. 15.
Un homme qui possède le langage possède par contrecoup le monde exprimé et impliqué par ce langage. p. 16.
Tout peuple colonisé - c’est-à-dire tout peuple au sein duquel a pris naissance un complexe d’infériorité, du fait de la mise au tombeau de l’originalité culturelle locale - se situe vis-à-vis du langage de la nation civilisatrice, c’est-à-dire de la culture métropolitaine. p. 16.
Parler petit-nègre, c’est exprimer cette idée : “Toi, reste où tu es.” Je rencontre un Allemand ou un Russe parlant mal le français. Par gestes, j’essaie de lui donner le renseignement qu’il réclame, mais ce faisant je n’ai garde d’oublier qu’il a une langue propre, un pays, et qu’il est peut-être avocat ou ingénieur dans sa culture. En tout cas, il est étranger à mon groupe, et ses normes doivent être différentes. Dans le cas du Noir, rien de pareil. Il n’a pas de culture, pas de civilisation, pas ce “long passé d’histoire”. On retrouve peut-être là l’origine des efforts des Noirs contemporains : coûte que coûte prouver au monde blanc l’existence d’une civilisation nègre. p. 31.
On comprend [...] que la première réaction du Noir soit de dire non à ceux qui tentent de le définir. On comprend que la première action du Noir soit une réaction, et puisque le Noir est apprécié en référence à son degré d’assimilation, on comprend aussi que le débarqué [l’Antillais qui revient aux Antilles après un séjour en France métropolitaine] ne s’exprime qu’en français. p. 33.
Parler une langue, c’est assumer un monde, une culture. p. 35.
L’homme est mouvement vers le monde et vers son semblable. p. 39.
La haine n’est pas donnée, elle a à se conquérir à tout instant, à se hisser à l’être, en conflit avec des complexes de culpabilité plus ou moins avoués. La haine demande à exister, et celui qui hait doit manifester cette haine par des actes, un comportement approprié ; en un sens, il doit se faire haine. p. 50-51.
Une fois pour toutes, nous posons ce principe : une société est raciste ou ne l’est pas. Tant qu’on n’aura pas saisi cette évidence, on laissera de côté un grand nombre de problèmes. Dire, par exemple, que le nord de la France est plus raciste que le sud, que le racisme est l'œuvre des subalternes, donc n’engage nullement l’élite, que la France est le pays le moins raciste du monde, est le fait d’hommes incapables de réfléchir correctement. p. 83.
[Il] est utopique de rechercher en quoi un comportement inhumain se différencie d’un autre comportement inhumain. p. 84.
En vérité, y a-t-il donc une différence entre un racisme et un autre ? Ne retrouve-t-on pas la même chute, la même faillite de l’homme ? p. 84.
Toutes les formes d’exploitation sont identiques, car elles s’appliquent toutes à un même “objet” : l’homme. À vouloir considérer sur le plan de l’abstraction la structure de telle exploitation ou de telle autre, on se masque le problème capital, fondamental, qui est de remettre l’homme à sa place. p. 86.
Chacun de mes actes engage l’homme. Chacune de mes réticences, chacune de mes lâchetés manifeste l’homme. p. 86-87.
Chaque acte est réponse ou question. Les deux peut-être. En exprimant une certaine façon pour mon être de me dépasser j’affirme la valeur de mon acte pour autrui. Inversement la passivité observée aux heures troublantes de l’Histoire, s'interprète en tant que faillite à cette obligation [se sentir responsable de son semblable]. Note n° 1, p. 87.
Ayons le courage de le dire : c’est le raciste qui crée l’infériorisé. p. 90.
Comprendre quelque chose nouveau nous demande de nous disposer à, de nous préparer à, exige une nouvelle mise en forme. p. 92.
Un Malgache est un Malgache ; ou plutôt non, un Malgache n’est pas un Malgache : il existe absolument sa “malgacherie”. S’il est Malgache, c’est parce que le Blanc arrive, et si, à un moment donné de son histoire, il a été amené à se poser la question de savoir s’il était un homme ou pas, c’est parce qu’on lui contestait cette réalité d’homme. p. 95.
[Je] commence à souffrir de ne pas être un Blanc dans la mesure où l’homme blanc m’impose une discrimination, fait de moi un colonisé, m’extorque toute valeur, toute originalité, me dit que je parasite le monde, qu’il faut que je me mette le plus rapidement possible au pas du monde blanc, “que je suis une bête brute, que mon peuple et moi sommes comme un fumier ambulant hideusement prometteur de canne tendre et de coton soyeux, que je n’ai rien à faire au monde”. Alors j’essaierai tout simplement de me faire blanc, c’est-à-dire j’obligerai le Blanc à reconnaître mon humanité. p. 95-96. [Passage cité entre guillemets : Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal].
[Le] Noir ne doit plus se trouver placé devant ce dilemme : se blanchir ou disparaître, mais il doit pouvoir prendre conscience d’une possibilité d’exister [...]. p. 97.
Le Français n’aime pas le Juif qui n’aime pas l’Arabe qui n’aime pas le nègre… À l’Arabe, on dit : “Si vous êtes pauvres, c’est parce que le Juif vous a tout pris” ; au Juif, on dit : “Vous n’êtes pas sur le même pied que les Arabes parce qu’en fait vous êtes blancs et que vous avez Bergson et Einstein” ; au nègre, on dit : “Vous êtes les meilleurs soldats de l’Empire français, les Arabes se croient supérieurs à vous, mais ils se trompent.” D’ailleurs, ce n’est pas vrai, on ne dit rien au nègre, on n’a rien à lui dire, le tirailleur sénégalais est un tirailleur, le bon-tirailleur-à-son-capitaine, le brave qui ne-connaît-que-la-consigne. [...] Le Blanc, incapable de faire face à toutes les revendications, se décharge des responsabilités. Moi, j'appelle ce processus : la répartition raciale de la culpabilité. p. 100-101.
“Sale nègre !” ou simplement : “Tiens, un nègre !” J’arrivais dans le monde, soucieux de faire lever un sens aux choses, mon âme pleine du désir d’être à l’origine du monde, et voici que je me découvrais objet au milieu d’autres objets. p. 107.
La connaissance du corps est une activité uniquement négatrice. C’est une connaissance en troisième personne. Tout autour du corps règne une atmosphère d’incertitude certaine. [...] Lente construction de mon moi en tant que corps au sein d’un monde spatial et temporel, tel semble être le schéma. Il ne s’impose pas à moi, c’est plutôt une structuration définitive du moi et du monde - définitive, car il s’installe entre mon corps et le monde une dialectique effective. p. 108-109.
La nausée. J'étais tout à la fois responsable de mon corps, responsable de ma race, de mes ancêtres. Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques - et me défoncèrent le tympan l'anthropophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout : “Y a bon banania.” p. 110.
Je voulais tout simplement être un homme parmi d’autres hommes. [...] Je voulais être homme, rien qu'homme. p. 110.
- Vois-tu mon cher, le préjugé de couleur, je ne connais pas cela… Mais comment donc, entrez, monsieur, chez nous le préjugé de couleur n’existe pas… Parfaitement, le nègre est un homme comme nous… Ce n’est pas parce qu’il est noir qu’il est moins intelligent que nous… J’ai eu un camarade sénégalais au régiment, il était très fin… p. 111.
- Regarde, il est beau ce nègre… - Le beau nègre vous emmerde, madame ! La honte lui orna le visage. Enfin j’étais libéré de ma rumination. Du même coup, je réalisais deux choses : j’identifiais mes ennemis et je créais du scandale. Comblé. On allait pouvoir s’amuser. p. 112.
Je décidai, puisqu’il m’était impossible de partir d’un complexe inné, de m’affirmer en tant que NOIR. Puisque l’autre hésitait à me reconnaître, il ne restait qu’une solution : me faire connaître. p. 112.
Quelle idée aussi de dévorer son père ! C’est bien fait, on n’a qu’à ne pas être nègre. p. 113.
Je ne suis pas l’esclave de “l’idée” que les autres ont de moi, mais de mon apparaître. p. 113.
La honte. La honte et le mépris de moi-même. La nausée. Quand on m’aime, on me dit que c’est malgré ma couleur. Quand on me déteste, on ajoute que ce n’est pas à cause de ma couleur… Ici ou là, je suis prisonnier du cercle infernal. p. 114.
Les pan-spiritualistes, voulant prouver l’existence d’une âme chez les animaux, emploient l’argument suivant : un chien se couche sur la tombe de son maître et y meurt de faim. Il revient à Janet d’avoir montré que le dit chien, contrairement à l’homme, n’était tout simplement pas capable de liquider le passé. p. 118.
Dernièrement, un de ces bons Français déclarait, dans un train où j’avais pris place : “Que les vertus françaises subsistent, et la race est sauvée ! À l'heure actuelle, il faut réaliser l’Union nationale. Plus de luttes intestines ! Face aux étrangers (et, se tournant vers mon coin :) quels qu’ils soient.” p. 118.
[Dans] le domaine mental, est anormal celui qui demande, appelle, implore. Note n° 1, p. 140.
[La catharsis collective] Dans toute société, dans toute collectivité, existe, doit exister un canal, une porte de sortie par où les énergies accumulées sous forme d’agressivité puissent être libérées. C’est ce à quoi tendent les jeux dans les institutions d’enfants, les psychodrames dans les cures collectives et, d’une façon plus générale, les hebdomadaires illustrés pour les jeunes - chaque type de société exigeant naturellement, une forme de catharsis déterminée. p. 143.
[Il] y a une constellation de données, une série de propositions qui, lentement, sournoisement, à la faveur des écrits, des journaux, de l’éducation, des livres scolaires, des affiches, du cinéma, de la radio, pénètrent un individu - en constituant la vision du monde de la collectivité à laquelle il appartient. p. 150.
“[C'est] l'attitude qui trouve un contenu et non ce dernier qui crée une attitude.” Joachim Marcus, Structures familiales et comportements politiques, note n° 1, p. 155.
L'essentiel pour nous n'est pas d'accumuler des faits, des comportements, mais de dégager le sens. p. 164.
Une tâche colossale que l'inventaire du réel. Nous amassons des faits, nous les commentons, mais à chaque ligne écrite, à chaque proposition énoncée, nous ressentons une impression d’inachèvement. p. 167.
Quand il n'y a plus le "minimum humain”, il n’y a pas de culture. p. 178.
“Et surtout, mon corps, aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscénium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse…” Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal. Cité par F. Fanon, p. 181.
[Note : proscénium, “Dans l'antiquité gréco-romaine, plate-forme surélevée d'une ou deux marches qui s'étendait entre le fond du théâtre et l'orchestre et sur laquelle jouaient les acteurs.” (cnrtl.fr)].
L’œil n’est pas seulement miroir, mais miroir redresseur. Je ne dis pas les yeux, je dis l’œil, et l’on sait à quoi cet œil renvoie ; pas à la scissure calcarine, mais à cette très égale lueur qui sourd du rouge de Van Gogh, qui glisse d'un concerto de Tchaïkowsky (sic), qui s'agrippe désespérément à l’Ode à la joie de Schiller, qui se laisse porter par la gueulée vermiculaire de Césaire. p. 195.
L’homme n’est humain que dans la mesure où il veut s’imposer à un autre homme, afin de se faire reconnaître par lui. Tant qu’il n’est pas effectivement reconnu par l’autre, c’est cet autre qui demeure le thème de son action. C’est de cet autre, c’est de la reconnaissance par cet autre, que dépendent sa valeur et sa réalité humaines. C’est dans cet autre que se condense le sens de sa vie. p. 210.
Le moi se pose en s’opposant, disait Fichte. Oui et non. Nous avons dit dans notre introduction que l’homme était un oui. Nous ne cesserons de le répéter. Oui à la vie. Oui à l’amour. Oui à la générosité. Mais l’homme est aussi un non. Non au mépris de l’homme. Non à l’indignité de l’homme. À l’exploitation de l’homme. Au meurtre de ce qu’il y a de plus humain dans l’homme : la liberté. p. 215.
Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d'asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte. p. 220.
Je me découvre un jour dans le monde et je me reconnais un seul droit : celui d’exiger de l’autre un comportement humain. Un seul devoir. Celui de ne pas renier ma liberté au travers de mes choix. [...] Il y a de part et d’autre du monde des hommes qui cherchent. Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée. [...] Dans le monde où je m'achemine, je me crée interminablement. p. 223.
Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères. p. 224.
Il ne faut pas essayer de fixer l’homme, puisque son destin est d’être lâché. La densité de l’Histoire ne détermine aucun de mes actes. Je suis mon propre fondement. Et c’est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j’introduis le cycle de ma liberté. p. 224.
Ma liberté ne m'est-elle donc pas donnée pour édifier le monde du Toi ? À la fin de cet ouvrage, nous aimerions que l’on sente comme nous la dimension ouverte de toute conscience. Mon ultime prière : Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! p. 225.
FANON F., Peau noire, masques blancs, Paris, Points.
Nous ne sommes que les autres. Henri Laborit, Mon Oncle d'Amérique, film d'Alain Resnais.
Notes contemplatives de lecturePatrick Moulin, MardiPhilo, septembre 2024.
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